Il n’y a pas de fatalité démographique
Sur le plan démographique, la France est mieux placée que ses voisins. L'avenir des retraites dépend surtout du dynamisme économique du pays.
C’est reparti pour un tour pour la réforme des retraites. Un chantier qui devrait se clore en septembre prochain avec une nouvelle loi. A chaque fois qu’il est discuté, ce sujet donne lieu à un débat très vif car, autour des retraites et de leur avenir, se joue l’ensemble du contrat social : les rapports entre les actifs et les retraités, bien sûr, mais aussi entre les différentes catégories sociales et les différents niveaux de revenu, sans oublier la place de la solidarité collective et de la responsabilité individuelle. Et cela en obligeant tous les acteurs à se projeter dans un futur lointain par nature très incertain.
Pour justifier les réformes, les gouvernants bâtissent en effet des scénarios à quarante ou cinquante ans censés démontrer l’inéluctabilité des mesures (impopulaires) proposées. Mais les hypothèses qui les fondent se révèlent généralement extrêmement fragiles. Cette année, l’exercice est encore compliqué par l’irruption - massive - des conséquences de la crise intervenue en 2008-2009. L’envolée du chômage creuse en effet le déficit des régimes de retraite et bouscule tous les schémas antérieurs.
Les réformes de 2003 et 2008 avaient été bâties sur l’hypothèse d’un reflux rapide du chômage, voire la crainte d’une pénurie de main-d’Oeuvre du fait du papy-boom, avec le départ en retraite en l’espace de quelques années des générations nombreuses du baby-boom (1945-1970). Or, ce n’est manifestement plus dans ce contexte que le problème se pose : le regain massif de chômage depuis deux ans n’a guère de chance de refluer à court terme. Faut-il pour autant - au nom de la fatalité démographique - continuer dans la voie engagée depuis 1993, en allongeant encore les durées de cotisations exigées pour une retraite à taux plein, voire en reculant l’âge minimal de départ en retraite ? On peut en douter.
Nous vivons plus longtemps
Revenons au point de départ. L’augmentation du nombre de personnes âgées trouve son origine dans une bonne nouvelle : nous vivons de plus en plus longtemps. En 1960, l’espérance de vie d’un Français était en moyenne de 70,2 ans. En 2007, elle atteignait 81 ans. Nous avons donc gagné près de onze ans de vie en un demi-siècle. Il s’agit cependant de l’espérance de vie à la naissance, dont les progrès tiennent pour une part à la chute de la mortalité infantile. Or, celle-ci n’influe pas sur le ratio entre le nombre de personnes âgées et le nombre de personnes d’âge actif. Le chiffre réellement significatif concerne l’espérance de vie à 60 ans, qui a tout de même gagné sept ans en l’espace d’un demi-siècle. A 65 ans, une femme avait ainsi encore 22,7 ans à vivre en moyenne en 2006 et un homme 18,2 ans, selon Eurostat.
Ceci dit, l’espérance de vie en bonne santé, c’est-à-dire la durée pendant laquelle on peut réellement profiter de sa retraite sans avoir à subir d’incapacité majeure, reste, elle, très inférieure : en 2006, elle n’était, toujours à 65 ans, que de 9,5 ans pour une femme et de 8,6 ans pour un homme. Et elle progresse nettement moins vite : un an de plus seulement depuis 1995, contre près de deux pour l’espérance de vie. De plus, les disparités entre catégories sociales restent considérables, tant en termes d’espérance de vie que d’espérance de vie en bonne santé (voir page 57).
Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Les scénarios qui servent de base aux réformes des retraites parient toujours sur la poursuite de ce mouvement pour justifier la nécessité d’un allongement concomitant de la vie active. Cet allongement de l’espérance de vie a certes été relativement régulier ces dernières années, mais il reste à vérifier qu’il se poursuivra au même rythme, malgré les effets probablement de plus en plus sensibles des pollutions chimiques, de la malbouffe, de l’intensification du travail ou encore de la maîtrise des dépenses de santé. Ce n’est cependant pas l’incertitude la plus difficile à gérer : on peut conditionner les évolutions prévues dans le système de retraites à celles qui seront effectivement constatées en la matière.
Les jeunes générations moins nombreuses
La dégradation du rapport entre le nombre de personnes d’âge actif et celui des personnes âgées inactives a une autre cause : le départ à la retraite des générations nombreuses du baby-boom et leur remplacement par de jeunes générations moins nombreuses. En 1960, les femmes avaient eu en moyenne 2,7 enfants. Une moyenne qui était même montée à 2,9 en 1963, avant de tomber à 1,7 au début des années 1990, pour remonter à 2 en 2009. Il s’agit cependant de ce qu’on appelle l’" indicateur conjoncturel de fécondité " en jargon de démographe, c’est-à-dire du nombre moyen d’enfants qu’ont eu l’ensemble des femmes à un moment donné. Si on s’intéresse au nombre d’enfants qu’a effectivement chaque femme avant la ménopause, cette moyenne est supérieure pour les générations qui sont arrivées à ce terme : elle atteint 2,1 enfants par femme, niveau qui permet le renouvellement des générations.
Pourquoi cet écart ? Parce que les femmes ont des enfants de plus en plus tard. Cette baisse des naissances, combinée à l’allongement de la vie, a bien sûr des effets importants sur la structure de la population : les moins de 15 ans pesaient 26,7 % de la population française en 1960, plus du quart. Ils n’en forment plus aujourd’hui que 18,5 %, moins d’un cinquième. A contrario, les plus de 65 ans, qui ne représentaient que 11,5 % de la population en 1960, pèsent aujourd’hui 18,5 % du total.
Cela étant, la France se trouve sur ce plan dans une situation très différente de la plupart des autres pays développés : au Japon, la fécondité est tombée à 1,32 enfant par femme ; elle se situe à 1,33 en Allemagne, 1,35 en Italie, 1,38 en Espagne... Et, dans ces pays (à l’exception de l’Espagne, mais nous y reviendrons), les plus de 65 ans représentent déjà plus d’une personne sur cinq, tandis que les jeunes en pèsent moins d’une sur sept. Depuis 1998 la population allemande d’âge actif (de 15 à 64 ans) a reculé de 2,2 millions de personnes, alors que dans le même temps elle augmentait de 2,9 millions dans l’Hexagone. Bref, la France est bien sûr concernée elle aussi par le vieillissement, mais elle l’est dans des proportions qui sont et resteront dans l’avenir prévisible nettement moins importantes que la plupart de ses voisins. Il est donc légitime qu’une question comme l’âge de départ en retraite, qui devrait être portée à 67 ans en Allemagne en 2029 et peut-être également en Espagne prochainement, se pose de façon sensiblement différente dans notre pays.
Sous réserve bien sûr d’une catastrophe sanitaire, d’une guerre ou d’une inflexion de la tendance à l’allongement de l’espérance de vie, la connaissance du nombre des naissances passées permet de prévoir l’évolution de la population future. A ceci près toutefois que les migrations peuvent modifier la donne assez rapidement. L’Espagne des dernières années illustre de façon éclatante cette fragilité. Avec un taux de fécondité qui a constamment été inférieur à 1,5 enfant par femme depuis un quart de siècle, le choc démographique devrait a priori déjà être presqu’aussi violent en Espagne qu’en Allemagne. De fait, la proportion des plus de 65 ans a plus que doublé entre 1960 et 2001, passant de 8,1 % à 16,9 %.
Mais depuis le début des années 2000, cette proportion est reparti à la baisse. Pourquoi ? Grâce à un afflux d’immigrés d’âge actif qui a représenté jusqu’à 900 000 personnes, soit 2 % de la population du pays en 2007, contre 0,2 % en France cette année-là. Un apport qui s’est bien sûr nourri de la forte croissance qu’a connue l’économie espagnole avant la crise, mais qui l’a aussi nourri. Au-delà des difficultés présentes de l’économie espagnole, ce retournement spectaculaire montre à quel point le recours à l’immigration peut modifier profondément et rapidement la donne démographique.
Un ratio déterminant
Mais la grande fragilité des scénarios à l’horizon 2050 tient surtout au fait que le financement des retraites est très loin de dépendre des seules variables purement démographiques. Ce qui compte en effet pour l’équilibre économique des systèmes de retraite, ce n’est pas tant la part des plus de 65 ans dans la population que le rapport entre leur nombre et celui des personnes qui occupent un emploi. Or, sur ce terrain, les incertitudes à 40 ans sont encore infiniment plus grandes que celles, déjà fortes, concernant la démographie.
C’est en effet en prélevant une part de la richesse que produisent les personnes actives occupées qu’on finance les retraites. Et cela quel que soit le système de retraite, qu’il fonctionne par répartition*, où ce prélèvement s’opère via les cotisations sociales et/ou l’impôt, ou par capitalisation**, où il intervient via les revenus du capital (intérêts, dividendes et plus values) placé en vue de la retraite. En France, on comptait en 2008 39 adultes de 15 à 65 ans pour 10 personnes de plus de 65 ans, mais seulement 24 d’entre eux occupaient un emploi (en équivalent temps plein). En Allemagne, on se situe même déjà en dessous de 2 pour 1. Deux actifs en emploi pour un retraité, cela signifie qu’il faudrait en gros prélever le tiers de la richesse produite par chaque actif si on veut offrir au retraité un revenu équivalent au leur.
L’évolution de ce ratio personnes en emploi/retraités dépend cependant étroitement du dynamisme de l’activité économique. On s’en rend bien compte sur le graphique ci-contre : l’impact massif de la croissance est particulièrement net dans le cas de l’Espagne sur les dix dernières années. Mais en France aussi, dès que la croissance économique a frémi comme à la fin des années 1980 ou entre 1998 et 2001, ce ratio s’est amélioré rapidement. On compte actuellement dans l’Hexagone 24 actifs en emploi pour dix personnes de plus de 65 ans, mais ils n’étaient déjà que 25 pour dix en 1995. Alors que le ratio entre l’ensemble des 15-64 ans et celui des plus de 65 ans est tombé dans le même laps de temps de 44 pour 10 à 39 pour 10. Autrement dit, grâce au développement important de l’emploi intervenu entre-temps, la part des richesses prélevées pour financer les retraites a pu rester quasiment stable malgré un vieillissement déjà significatif de la population. Et il y aurait de la marge pour poursuivre un tel mouvement à l’avenir : le taux d’emploi des 25-49 ans n’est encore que de 77 % en équivalent temps plein en France. Il n’est en particulier toujours que de 69 % pour les femmes.
La crise oblige à repenser les options
La crise survenue depuis deux ans a cependant dégradé significativement ce ratio emplois/retraités, creusant un trou de l’ordre de 5 % dans le financement des retraites. Se contenter d’allonger les durées de cotisation pour obliger les gens à partir plus tard (ou à toucher des pensions plus faibles s’ils ne veulent pas retarder leur départ), voire repousser l’âge légal de départ comme cela est envisagé aujourd’hui, sans être en mesure de doper la croissance économique, améliorerait certes la situation comptable des régimes de retraite. Mais dans la mesure où la plupart des personnes sont déjà hors l’emploi lorsqu’elles font valoir leurs droits à la retraite, cela reviendrait surtout à les maintenir plus longtemps dans une situation précaire (voir notre entretien avec Thomas Piketty page 59).
Quant à ceux qui resteront plus tardivement en emploi, ils risquent surtout de réduire les places disponibles pour les jeunes. Une tendance déjà à l’Oeuvre du fait des réformes antérieures et du durcissement des conditions permettant aux salariés ayant commencé à travailler très tôt d’accéder à la retraite avant 60 ans : malgré la crise, le taux d’emploi*** des 55-64 ans a augmenté de presque un point entre fin 2007 et fin 2009, alors que, parallèlement, celui des jeunes de moins de 25 ans baissait d’un point et demi. Un retraité coûte certes plus cher à la collectivité qu’un chômeur, surtout s’il est jeune puisqu’il n’a même pas droit au RSA socle (ex-RMI) avant 25 ans. Mais en termes d’investissement d’avenir, ce choix est très discutable.
Bref, il ne fait pas de doute que le vieillissement de la population fait peser des contraintes supplémentaires sur les systèmes de retraites, mais la France est a priori dans une bien meilleure position pour y faire face sur le plan démographique que la plupart de ses voisins. Les incertitudes sont cependant très fortes sur l’évolution à moyen terme de l’emploi et de l’activité économique, déterminante pour le financement des retraites. Toutes les options envisagées actuellement - allongement des durées de cotisation, baisse des retraites, recul de l’âge de départ en retraite, hausses des cotisations - présentent des avantages et des inconvénients qu’il faut peser d’abord en termes éthiques et sociaux, sans pouvoir compter sur l’objectivité de la science pour régler à notre place ces choix difficiles. Mais avec la remontée durable du chômage, un pas supplémentaire dans l’allongement de la vie active ne paraît guère cependant pouvoir être un choix optimal dans l’immédiat.
Système de retraite fondé sur la solidarité entre générations ; les pensions des retraités sont financées par des cotisations prélevées sur les revenus des actifs du moment.
** Retraite par capitalisationSystème de retraite où les pensions sont financées par les revenus - ou la revente - d'
Rapport entre les personnes ayant un emploi et la population totale d'une tranche d'âge donnée.