Idées

Comment évoluent les pratiques culturelles ?

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Une enquête régulière du ministère de la Culture examine les pratiques culturelles des Français. La dernière étude, réalisée en 2008, montre qu'elles sont plutôt stables ou dans le prolongement des tendances passées, même si on enregistre une forte progression des pratiques associées aux nouvelles technologies. Elle fait également apparaître que les activités culturelles restent marquées par de profondes disparités : elles varient selon l'âge, mais aussi en fonction des conditions sociales.

1. Des pratiques plutôt stables

En 2008, les pratiques culturelles les plus courantes confirment les tendances observées dix ans plus tôt. Côté audiovisuel, l’équipement en téléviseurs continue à progresser et la proportion de personnes qui déclarent regarder la télévision "tous les jours ou presque" a nettement augmenté depuis 1997 (de 77 % à 87 %), avec une hausse particulièrement forte chez les 25-54 ans. Allumer la télé en rentrant chez soi semble devenir une sorte d’automatisme. En revanche, l’écoute de la radio fléchit de 17,6 h à 15,3 h par semaine. Pas question pour autant d’en déduire un déclin de ce média : depuis 1973, la durée moyenne d’écoute radio a toujours oscillé entre 15 et 17 heures.

L’une des surprises de l’enquête est la bonne tenue du cinéma, que l’on dit pourtant fortement concurrencé par la télévision et le home cinéma. Entre 1997 et 2008, la part de la population qui s’est déplacée au moins une fois dans l’année dans les salles obscures est passée de 49 % à 57 % ; c’est le plus haut niveau depuis la création de l’enquête au début des années 1970 1. Est-ce le signe d’un retour en force du grand écran ? Le phénomène est surtout dû à la hausse du nombre de spectateurs occasionnels : "cela marque le retour d’un cinéma qui attire davantage les catégories populaires, qui se déplacent quatre à cinq fois dans l’année dans les multiplexes situés en périphérie des villes", analyse Olivier Donnat, chargé de recherche au département des études du ministère de la Culture et responsable de l’enquête.

Evolution des pratiques culturelles, en % sauf précision contraire

D’une manière générale, les sorties ne connaissent pas la crise. La proportion de ceux qui sortent au moins une fois par semaine se situe à peu près au même niveau depuis 1981 (37 %, contre 39 % à l’époque). Mais les pratiques évoluent. Les sorties traditionnelles des catégories populaires déclinent : 20 % des Français sont allés au moins une fois à un bal public en 2008, contre 30 % en 1997 ; et 43 % à une fête foraine, contre 48 % en 1997. D’autres pratiques progressent : la part de ceux qui se sont rendus au moins une fois au théâtre a presque doublé depuis 1981, de 10 % à 19 %. La proportion de ceux qui ont assisté à un spectacle de rue a augmenté de 29 % à 34 %. La fréquentation des spectacles sportifs (25 % y sont allés au moins une fois en 2008), des zoos (27 %) ou des concerts (rock et jazz, 16 %) est, elle, demeurée stable.

L’essor d’une offre à domicile toujours plus diversifiée, par le biais de la télévision puis d’Internet, ne semble donc pas impliquer un repli sur la sphère privée. Même très fidèlement reproduit, le spectacle vivant conserve sa spécificité : le fait même de partager un moment avec d’autres y joue un rôle essentiel. La part des Français qui préfèrent " les loisirs qui les amènent à sortir de chez eux" (68 %) continue à progresser.

Dans le même temps, les enquêtes du Crédoc montrent que de plus en plus d’individus déclarent inviter chez eux des amis ou des relations au moins une fois par semaine : 40 % au milieu des années 2000, contre un quart dans les années 1980. Cette évolution n’est pas forcément contradictoire avec des loisirs tournés vers l’extérieur : au-delà des pratiques culturelles stricto sensu, une sociabilité ouverte sur un cercle plus large que la famille se développe.

La pratique de la lecture et la crainte de son déclin constituent un éternel débat en France, où le livre reste sacré. La part de ceux qui ont lu au moins un livre dans l’année a de fait diminué, passant de 74 % à 70 % entre 1997 et 2008, pour revenir à son niveau de 1973, date de la première enquête. Le nombre de livres lus a nettement diminué (de 21 à 16 par an en moyenne). Cette évolution, enregistrée depuis la fin des années 1980, est liée à la baisse du nombre de gros lecteurs (plus de 20 livres par an), alors que la part des petits lecteurs s’accroît. "La lecture continue et linéaire du livre semble laisser la place à de multiples formes de lecture, à une diversité de manières de lire des fascicules de formats distincts, destinés à être vite consommés, oubliés, jetés", remarquent Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré 2.

Enfin, les pratiques en amateur évoluent peu. Nombre d’activités anciennes comme le tricot (19 %), le jardinage (20 %) ou la cuisine (48 %) demeurent stables par rapport à l’enquête précédente. Il en est de même pour les pratiques artistiques comme le théâtre (2 %), la danse (8 %), le dessin (14 %) ou la musique (14 % jouent d’un instrument). Seul changement notable : l’essor des mots croisés et autres distractions assimilées, passés de 32 % de pratiquants en 1997 à 40 % en 2008. Sans doute en raison du phénomène Sudoku.

2. Les nouvelles technologies, une révolution ?

La stabilité des comportements ou la confirmation de tendances passées ne signifient pas que rien ne change. La montée en puissance des nouvelles technologies de l’information, et d’Internet en particulier, est à cet égard frappante. Les deux tiers des Français étaient équipés d’un micro-ordinateur en 2008, contre 22 % en 1997. Si 1 % seulement des foyers était connecté à Internet en 1997, 56 % l’étaient en 2008 - et même les deux tiers en 2009, selon le Crédoc (dont les mesures diffèrent de celles du ministère de la Culture). Et la part de foyers équipés d’une console de jeux progresse de 27 % à 37 % sur la même période.

Comme le téléphone dans les années 1970-1980, ces technologies bouleversent les possibilités de communication entre les personnes. Associés à l’équipement de masse de téléphones mobiles, il devient possible à tous - ou presque - de communiquer par voix ou texte avec tous les autres à tout moment.

Ces nouvelles technologies ouvrent de nouveaux accès à l’offre culturelle. De la littérature au cinéma en passant par la peinture, les " producteurs " de culture disposent de nouvelles vitrines pour diffuser leurs Oeuvres. Dans le domaine de la musique - et dans une moindre mesure du cinéma dans l’état actuel des capacités de téléchargement -, cette offre échappe en partie aux canaux de diffusion payants, ce qui pose un redoutable problème aux auteurs et producteurs. De l’autoradio au baladeur en passant par le téléphone portable, les modes d’écoute de la musique se sont démultipliés. Ainsi, la proportion de Français qui déclarent écouter de la musique s’accroît encore, atteignant 81 %, contre 73 % en 1997 et 66 % en 1973.

Les nouvelles technologies influencent beaucoup les pratiques en amateur. La photo et la vidéo sont stimulées par le développement du numérique. La part de la population ayant pris des photos est passée de 58 % à 70 % entre 1981 et 2008, et de 10,8 % à 27 % pour la vidéo. Les jeux vidéo poursuivent leur essor : ils touchent désormais 36 % de la population, contre 24 % en 1997. Il faut certes nuancer l’impact de ces évolutions sur les usages eux-mêmes : filmer son enseignant pendant un cours avec son portable n’a pas la même valeur créative que réaliser un documentaire...

Ainsi, les effets de la révolution technologique ne doivent pas être surestimés. Aujourd’hui, un tiers des foyers ne dispose toujours pas d’un accès à Internet. Ensuite, si les accès se multiplient, les pratiques demeurent fortement différenciées. Enfin, Internet s’inscrit dans le prolongement d’une " société de l’écran " que la télévision avait déjà amorcée. Le cumul des activités sur écran (ordinateur, jeux vidéo, DVD, télévision...) représente désormais en moyenne 31 heures par semaine. C’est d’ailleurs à l’intérieur de cet ensemble que se jouent les principaux effets de substitution, notamment entre Internet et la télévision. " Il faut distinguer les pratiques culturelles routinières, du quotidien, et celles qui sont l’exception. Internet mord certainement sur la lecture ou la télévision, qui reviennent régulièrement. En revanche, pour ce qui relève de l’exceptionnel, comme les sorties, l’impact est beaucoup moins grand ", explique Olivier Donnat.

Zoom Culture : de quoi parle-t-on ?

Il n’existe pas de définition officielle des pratiques culturelles. Toute pratique est culturelle, au sens où elle fait intervenir la culture des personnes, les manières de faire et de penser propres à une collectivité humaine 1. Faire la vaisselle, plier le linge ou nettoyer la voiture sont des gestes culturels.

Le plus souvent, l’expression désigne des activités en relation avec une définition " savante " de la culture : le voisinage ou la pratique d’un art. Les enquêtes sur les pratiques sont réalisées par le ministère de la Culture dans une optique un peu plus large : on y associe la fréquentation des équipements culturels, les pratiques amateurs, la lecture, l’audiovisuel domestique (y compris la télévision) et les sorties. Les pratiques culturelles ne se confondent pourtant pas avec l’ensemble des loisirs, en particulier parce que le ministère écarte le sport de sa définition (mais pas le fait d’assister à un spectacle sportif). En revanche, le bricolage ou le jardinage sont inclus dans l’enquête.

L’enquête du ministère est déclarative. Les réponses peuvent donc aussi évoluer en fonction de l’image de telle ou telle pratique dans la société. Il peut devenir plus ou moins acceptable de reconnaître qu’on ne lit pas ou qu’on regarde la télévision, sans que la pratique elle-même évolue. Ces enquêtes dressent donc un portrait très rudimentaire : elles ne présentent qu’une palette des pratiques. Surtout, elles en mesurent mal l’intensité : on peut écouter de la musique, regarder la télévision ou lire avec plus ou moins d’attention. Peut-on mettre sur un pied d’égalité la lecture d’un quotidien payant et celle d’un gratuit ? A-t-on la même attention en " surfant " sur Internet qu’en lisant un imprimé ?

  • 1. La notion de culture dans les sciences sociales, par Denys Cuche, coll. Repères, éd. La Découverte, 1996.

3. Des inégalités qui persistent

Les moyennes nationales masquent des écarts importants. L’âge est sans doute le facteur de différenciation le plus évident : à chaque période de la vie correspondent des pratiques différentes. Les jeunes sortent beaucoup plus, vont davantage au cinéma, écoutent plus de musique. Ils adoptent les premiers les innovations technologiques. Pas moins de 92 % des 15-19 ans ont utilisé un ordinateur dans le mois précédant l’enquête, contre 13 % des plus de 65 ans.

Les innovations se diffusent de deux façons. D’un côté, après avoir gagné la jeunesse, elles se répandent progressivement dans les classes d’âge supérieures, y compris dans des domaines où l’on pouvait craindre une grande résistance : les plus âgés s’équipent de téléphone mobile et, plus récemment, d’Internet. De l’autre, de façon plus lente, elles se diffusent par un effet de génération : une fois que l’on est équipé, on l’est souvent pour la vie et on persévère dans sa pratique. La dernière enquête le montre pour les jeux vidéo. Les joueurs vieillissent : la part des 25-35 ans qui jouent est passée de 33 % à 61 % entre 1997 et 2008. Cet effet a bien sûr ses limites : on ne jouera pas nécessairement encore à 80 ans. Mais pour Olivier Donnat, ce phénomène est riche d’enseignements pour l’avenir : "La nature générationnelle de la plupart des évolutions aujourd’hui à l’Oeuvre rend probable leur renforcement au cours des années à venir. "

Au-delà de l’âge, la situation géographique joue un rôle sensible. Les habitants des grandes villes - de Paris en particulier - disposent d’une offre bien plus étoffée que ceux des espaces ruraux. 58 % des Parisiens sortent le soir pour aller au cinéma, contre 27 % des habitants des communes rurales. Un écart qui tient en partie à l’âge (en moyenne, les ruraux sont plus âgés) mais aussi à l’éloignement des salles. Des bibliothèques aux musées en passant par les théâtres, l’accès à l’offre et sa diversité sont réduits dans les zones faiblement peuplées.

Les écarts entre hommes et femmes demeurent relativement mineurs. Les hommes jouent plus souvent de la musique, lisent plus la presse et, surtout, utilisent davantage l’ordinateur et Internet. Les femmes sortent moins, font beaucoup plus souvent de la peinture ou de la sculpture et, surtout, lisent davantage de livres. En 2008, 36% des hommes n’ont lu aucun livre, contre seulement un quart des femmes. La baisse de la lecture entre les deux enquêtes est d’ailleurs en quasi-totalité le fait des hommes, peut-être en lien avec l’essor de leur pratique de l’ordinateur ou du jeu vidéo.

Enfin, on n’assiste pas à une homogénéisation des pratiques culturelles des différents milieux sociaux. Certes, comme le prêt-à-porter pour le vêtement, l’essor de la télévision et des industries culturelles a débouché sur une massification de l’audiovisuel ou de l’écoute de la musique. Dans le même temps, le groupe des cadres supérieurs a doublé de taille au cours des vingt-cinq dernières années, intégrant une part de la population issue de catégories populaires et moyennes : ses pratiques se sont transformées en conséquence. Comme l’a souligné le sociologue Bernard Lahire 3, les catégories favorisées font preuve d’un certain éclectisme, piochant davantage dans des répertoires distincts, du karaoké à l’opéra. " Il est vrai que des pratiques jadis emblématiques de la culture savante font l’objet d’une certaine désaffection, y compris au sein des classes supérieures ", complète Philippe Coulangeon 4. Mais on aurait tort de voir là la fin des barrières sociales en matière culturelle. L’éclectisme est souvent à sens unique : si les cadres sup organisent des soirées karaoké, l’ouvrier se rend rarement à l’opéra... "En matière de culture comme pour l’argent, il existe une logique de cumul. En haut de l’échelle sociale, on sort plus, on va davantage au cinéma, au théâtre", poursuit Philippe Coulangeon.

Qu’il s’agisse de musée, de cinéma ou de théâtre, les écarts de pratiques entre milieux ne se resserrent pas. On note même une diminution très nette de la fréquentation des musées et du théâtre chez les employés. Et les inégalités se sont accrues sensiblement dans le domaine de la lecture entre ouvriers et employés, d’un côté, et cadres, de l’autre. "Les différences entre milieux sociaux ont eu tendance à se creuser au cours de la dernière décennie du fait du décrochage d’une partie des milieux populaires", explique Olivier Donnat. Entre 1997 et 2008, la part de non-lecteurs chez les employés s’est élevée de 19 % à 32 %, contre 7 % à 10 % chez les cadres... Des revenus au niveau de diplôme, en passant par l’histoire familiale ou l’habitude de fréquenter tels ou tels lieux, un grand nombre de facteurs s’imbriquent pour lier le milieu social et les pratiques culturelles 5 qui, d’ailleurs, ne peuvent se hiérarchiser de façon simple (voir encadré).

Zoom Peut-on hiérarchiser les pratiques culturelles ?

Les ouvriers fréquentent moins souvent le théâtre (9 % y sont allés au moins une fois en 2008) que les cadres (41 %). Est-ce une " différence " ou une " inégalité " ? Peut-on affirmer dans l’absolu qu’une chanson de Mika a davantage ou moins de valeur qu’une suite de Bach ? Comme l’ont montré les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron 1, deux tentations doivent être écartées.

La première est ce qu’ils nomment le " dominocentrisme " : tout expliquer sous forme de rapport de domination entre des traits culturels socialement hiérarchisés. Il débouche sur une forme de misérabilisme vis-à-vis de la culture populaire, considérée comme un sous-produit de la domination des couches sociales favorisées.

A l’inverse, le " relativisme " conduit à la valorisation de toutes les pratiques, considérées comme équivalentes. Il nie les rapports de domination qui peuvent exister entre les groupes sociaux et les hiérarchies des pratiques dans la société pour conduire à une forme de populisme. Or, la fréquentation des lieux et des Oeuvres de la culture " savante " constitue bien pour les jeunes des atouts dans la réussite scolaire ou professionnelle.

  • 1. Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, éd. Gallimard/Seuil, 1989. Voir aussi " Existe-t-il une hiérarchie des cultures ? ", par Denys Cuche, Alternatives Economiques n° 200, février 2002, disponible dans nos archives en ligne.

Face à ces inégalités, on ne peut qu’être frappé par l’indigence des politiques de démocratisation de l’accès à la culture dite " savante " : faibles moyens de l’enseignement de l’art à l’école, coût parfois rédhibitoire des activités culturelles en amateur, inadaptation des lieux culturels aux non-initiés, etc. " Le projet de démocratisation a peu à peu quitté l’horizon de la politique culturelle sans que personne n’assume explicitement la responsabilité de cet abandon ", écrit Olivier Donnat 6. Il reste encore à imaginer une politique qui, sans sacrifier l’exigence de qualité, s’inquiète de savoir à qui elle profite.

Les inégalités sociales restent marquées
  • 1. L’enquête a été menée juste avant la sortie de Bienvenue chez les Ch’tis, qui n’a donc pas influencé ce chiffre.
  • 2. Sociologie de la lecture, coll. Repères, éd. La Découverte, 2007.
  • 3. La culture des individus, éd. La Découverte, 2004.
  • 4. Auteur de Sociologie des pratiques culturelles, éd. La Découverte, 2005.
  • 5. Pour une analyse détaillée des effets respectifs, lire " Les pratiques culturelles et sportives des Français : arbitrage, diversité et cumul ", Economie et statistique n° 423, décembre 2009.
  • 6. " Démocratisation de la culture : fin... et suite ? ", in Culture et société : un lien à reconstruire, éd. Attribut, mars 2008.

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