Economie

Un New Deal fiscal ?

6 min

L'impôt progressif s'est imposé aux Etats-Unis avec la crise économique et financière des années 1930. Le New Deal de Franklin D. Roosevelt lui a donné ses lettres de noblesse. Mais c'est la guerre qui lui a permis de faire véritablement un bond en avant.

Du fait de ses similitudes avec la crise de 1929, la récession de 2008-2009 a relancé le débat sur les mesures fiscales prises par le président démocrate américain Franklin Delano Roosevelt, dans le cadre du New Deal. Dès la campagne électorale de 2008, des voix conseillèrent à Barack Obama d’imiter son illustre prédécesseur : après presque trente années de politiques conservatrices qui ont eu pour résultat de creuser les inégalités, le temps serait venu de réhabiliter l’impôt progressif et de " faire payer les riches ", pour des raisons à la fois morales et économiques. Dans ce domaine comme dans d’autres, les enseignements de l’histoire sont cependant plus complexes qu’il n’y paraît : ce n’est en effet pas tant le New Deal que la guerre qui a permis à l’impôt progressif de faire un bond en avant aux Etats-Unis.

Une réforme à petits pas

Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1933, Roosevelt hérite d’un système fiscal qui, même s’il a été profondément réformé à l’occasion de la Première Guerre mondiale, est encore très loin de jouer un rôle redistributif. L’impôt sur les sociétés, l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les successions, créés entre 1909 et 1916, ont renforcé les pouvoirs de taxation de l’Etat fédéral, mais les républicains en ont fortement diminué les taux dans les années 1920 : le taux marginal supérieur* de l’impôt sur le revenu est ainsi ramené de 77 % à 25 % entre 1918 et 1925. De telle sorte que, lorsque la crise éclate en 1929, l’impôt sur le revenu fournit moins d’un tiers des recettes de l’Etat fédéral.

En 1932, quelques mois avant l’élection présidentielle, le président républicain Herbert Hoover (élu en 1928) fait adopter une augmentation massive des impôts, qui porte à la fois sur les prélèvements progressifs et sur un ensemble de taxes indirectes (sur l’essence, l’électricité, etc.). Républicains et démocrates se rejoignent pour défendre le principe de l’équilibre budgétaire. Durant la campagne électorale, Roosevelt se distingue toutefois par sa ferme opposition au projet de création d’une taxe supplémentaire sur le chiffre d’affaires imaginée par ses adversaires.

L’arrivée au pouvoir de Roosevelt en 1933 ne marque pas de changement immédiat dans le domaine fiscal. Pendant deux ans, la nouvelle administration - prudente - conserve le système en l’état. Il faudra attendre juin 1935 pour que Roosevelt demande au Congrès d’accroître l’impôt sur les hauts revenus et sur les grosses successions, et d’introduire la progressivité dans l’impôt sur les sociétés. Il justifie ce programme à la fois sur un registre moral (les riches doivent payer, ce qui suppose de renforcer la progressivité de l’impôt) et sur un plan économique : s’inscrivant dans une longue tradition de lutte contre les monopoles, Roosevelt juge en effet légitime de taxer fortement les grandes entreprises pour lutter contre le gigantisme économique.

Dans son esprit, l’imposition des riches et des grandes firmes ne s’apparente en rien à une mesure de restriction des libertés. Interrogé par un journaliste, il précise que son but n’est pas " de détruire la richesse, mais de créer un plus grand nombre d’opportunités, de limiter la croissance des accumulations stériles et malsaines, et de faire peser le poids du gouvernement sur ceux qui sont le mieux à même de le supporter ". Le Revenue Act de 1935, plus communément appelé Wealth Tax (impôt sur la richesse), conforte ainsi la légitimité de l’impôt progressif. Les taux supérieurs de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les successions sont respectivement portés à 79 % et 70 %, tandis que celui de l’impôt sur les sociétés est fixé à 15 % (puis à 19 % en 1938).

Une victoire symbolique

L’adoption de ces mesures est facilitée par la campagne que le Trésor américain mène depuis 1934 contre les très gros contribuables soupçonnés d’échapper à l’impôt par des voies plus ou moins légales. De manière symbolique, Andrew Mellon, l’un des hommes d’affaires les plus riches du pays, ancien secrétaire au Trésor dans les années 1920, est poursuivi pour fraude fiscale, avant d’être blanchi en 1937. Malgré cet échec judiciaire, le gouvernement intensifie ses efforts de lutte contre l’évasion fiscale et fait voter en 1937 un ensemble de mesures destinées à réduire le nombre de niches fiscales**. A cette occasion, Henry Morgenthau Jr., le secrétaire au Trésor de Roosevelt, écrit (détournant une célèbre citation du juge Holmes) que " les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée. Trop de citoyens veulent la civilisation au rabais. "

Quels sont les effets réels des mesures adoptées entre 1935 et 1937 ? La question est controversée. Pour l’historien Mark H. Leff 1, la réforme de 1935 est purement symbolique : Roosevelt se serait contenté de développer une rhétorique de la redistribution, dissimulant ainsi l’injustice maintenue du système de prélèvement (les taxes sur la consommation représentent entre un tiers et la moitié des revenus de l’Etat fédéral dans les années 1930). L’historien rappelle d’ailleurs que l’impôt sur le revenu ne frappait alors que 5 % des Américains, et que l’élévation de la progressivité fut largement compensée par la création en 1935 de cotisations - à taux proportionnel - pour financer la nouvelle sécurité sociale.

D’autres spécialistes, tel W. Elliot Brownlee 2, insistent au contraire sur l’importance de ce changement, même s’il reste essentiellement symbolique : en dépit de ses effets modestes à court terme (le taux effectif d’imposition du 1 % des Américains les plus riches s’élève tout de même de 6,8 % à 15,7 % en quelques années), la politique fiscale de Roosevelt aura eu l’immense mérite de reconnaître la justification morale de la progressivité. A défaut d’avoir bouleversé les pratiques, la rhétorique appelant à " faire payer les riches " (" soak the rich ") contribue à enraciner une nouvelle conception de la justice fiscale.

Une révolution fiscale

Il faudra en réalité attendre la Seconde Guerre mondiale pour que la victoire symbolique de Roosevelt se transforme en une authentique révolution fiscale. La dimension patriotique et sacrificielle de l’effort de guerre permet en effet de légitimer le recours massif à l’impôt progressif sur le revenu, en particulier à partir de 1942 : les taux marginaux supérieurs atteignent durant le conflit des niveaux records (88 % en 1942, 94 % en 1944), tandis que le nombre de contribuables soumis à l’impôt ne cesse d’augmenter (de 4 millions en 1939 à plus de 42 millions en 1945 pour 140 millions d’habitants). Les années de guerre voient ainsi naître l’impôt sur le revenu de masse. Il sera même prélevé à la source à partir de 1943.

Taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu aux Etats-Unis, en %

Les réformes du New Deal ont sans aucun doute préparé le terrain. Pour faciliter l’acceptation de cet élargissement de l’impôt, le gouvernement américain utilise toutes les ressources de la communication : des affiches, des publicités et des émissions de radio font la pédagogie du devoir fiscal. Même Donald Duck est mobilisé pour vanter les mérites de l’impôt sur le revenu ! Après la guerre, l’impôt progressif sur le revenu et l’impôt sur les sociétés resteront pendant plusieurs décennies les premières sources de financement de l’Etat américain, jusqu’au tournant conservateur des années 1970.

Au-delà de leur évident potentiel de mobilisation, les références historiques à la politique fiscale de Roosevelt doivent donc faire l’objet d’appréciations nuancées. Espérons que les réformateurs du XXIe siècle n’auront pas besoin d’attendre un nouveau conflit mondial pour redécouvrir les vertus de l’impôt progressif...

  • 1. The Limits of Symbolic Reform. The New Deal and Taxation, 1933-1939, par Mark H. Leff, Cambridge University Press, 1984.
  • 2. Federal Taxation in America. A Short History, par W. Elliot Brownlee, Cambridge University Press, 1996.
* Taux marginal supérieur

taux d'imposition auquel sont soumis les derniers dollars de ceux qui ont les revenus les plus élevés.

** Niches fiscales

Disposition fiscale utilisée par des contribuables désireux de réduire l'impôt sur le revenu normalement dû.

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