Reprise : l’Asie s’envole, l’Europe s’enlise

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Le mois dernier, et pour la quatrième fois consécutive, le Fonds monétaire international (FMI) a révisé ses prévisions de croissance à la hausse. Il y a un an, il entrevoyait une reprise faiblarde, avec moins de 2 % de croissance mondiale pour 2010. Aujourd’hui, il prédit le double. La page de la " grande récession " de l’année 2009 semble donc tournée. Mais pas pour tout le monde.

Les grands pays émergents, Chine en tête, tirent la reprise mondiale. Pour eux, la crise a été un choc externe, brutal certes, mais passager et déjà digéré (dans l’Asie en développement) ou en passe de l’être (en Amérique latine et en Afrique). La situation est très différente dans les pays développés. Aux Etats-Unis et en Europe, les niveaux d’avant la crise sont encore loin d’être rattrapés, tant du côté de la production que de l’emploi. Et dans la plupart des pays dits " riches ", la crise laisse un héritage empoisonné, mélange de chômage de masse et de dette publique potentiellement explosive.

" La situation est finalement symétrique de celle laissée par la crise de 1997 ", qui avait alors frappé l’Asie, souligne Guy Longueville, responsable du risque pays chez BNP Paribas : à la fin des années 1990, le FMI dénonçait les dérives du " crony capitalism " (capitalisme de copains) asiatique, les pays émergents avaient accumulé les déséquilibres. Dans les années 2000, ils les ont corrigés, ce qui leur a donné les moyens de faire face à la crise de 2008-2009. Aujourd’hui, les pays développés, pris au piège d’un endettement immodéré, sortent durablement affaiblis de la crise. Leur part dans la production industrielle mondiale a reculé de près de 5 points depuis début 2008, si bien que les émergents fournissent désormais la moitié de la production industrielle mondiale, montre une étude récente d’Euler Hermès 1. Leurs dettes publiques ont explosé, au point de susciter les doutes des investisseurs internationaux quant à la solvabilité de certains Etats. Et leurs marges de manoeuvre pour faire refluer le chômage de masse sont limitées.

Du fait de ce basculement, on pourrait être tenté de considérer que pour repartir, nos économies doivent désormais s’arrimer à la locomotive des pays émergents : adieu les consommateurs du Nord, criblés de dettes et menacés de chômage. Bonjour aux consommateurs du Sud, avides de tout et en voie d’enrichissement accéléré. Mais les consommateurs chinois et indiens ne sont pas près de remplacer les consommateurs américains et européens, fussent-ils quatre fois plus nombreux. Les pays émergents peuvent de plus en plus compter sur leurs propres forces - et c’est une bonne nouvelle -, mais ils ne sont pas encore de taille à tirer seuls l’économie mondiale.

L’Asie émergente à l’avant-poste de la reprise

Les pays du Sud n’ont pas été épargnés par la crise. Celle-ci a un temps balayé l’idée d’un découplage des conjonctures entre pays émergents et pays avancés : ses effets ont touché toutes les régions du monde, via la contraction historique des échanges commerciaux et le rapatriement brutal des capitaux. Mais les grands pays émergents se sont rapidement ressaisis. La nouveauté, c’est qu’ils s’en sont sortis par eux-mêmes, et bien plus rapidement que les économies avancées.

" La prise en main de la gestion de la crise par les émergents est une nouveauté historique ", estime Yves Zlotowski, économiste en chef de la Coface. La Chine, la Russie et l’Afrique du Sud ont mobilisé des ressources financières énormes pour soutenir leur demande intérieure, avec des plans de relance proportionnellement plus importants que ceux déployés par les pays développés les plus actifs. " Ce n’est pas seulement une question de moyens financiers, souligne l’économiste de Coface, mais aussi de renforcement des institutions, désormais suffisamment efficaces et crédibles pour permettre de mener une politique économique autonome. " Exemples symptomatiques : le Brésil a baissé ses taux d’intérêt pendant la crise, ce qui, il y a quelques années, aurait déclenché une hémorragie de capitaux. La Turquie, traditionnellement très vulnérable aux chocs extérieurs, s’est quant à elle passée de l’aide du Fonds monétaire international (FMI).

Le retrait des capitaux internationaux au plus fort de la crise a été compensé, en Asie et en Amérique latine, par la montée des financements locaux. Guy Longueville, responsable du risque pays chez BNP Paribas, souligne ainsi que les émissions d’obligations sur le marché domestique ont représenté 73 % du total des émissions obligataires dans les pays émergents, contre 36 % seulement en 2005 2.

Le cas de la Chine est particulièrement spectaculaire : les pouvoirs publics ont décidé dès novembre 2008 un plan de relance gigantesque, doublé d’une progression massive du crédit bancaire. Résultat : la croissance chinoise a à peine fléchi en 2009 et paraît repartie sur les chapeaux de roue. Entraînant dernière elle l’Asie d’abord, mais également les pays exportateurs de matières premières en Amérique latine et en Afrique.

Bien sûr, le tableau n’est pas uniformément rose. Dans certains pays émergents, le choc externe a amplifié des problèmes internes, notamment le surendettement du secteur privé, qu’il faudra du temps pour résorber C’est le cas de nombreux pays d’Europe centrale et orientale jusqu’à la Russie. Ou encore de Dubaï, qui s’est retrouvé au bord du défaut de paiement fin 2009. Mais ailleurs, la crise est survenue dans un environnement solide, autorisant un rebond vigoureux.

Le succès a également sa rançon. La surchauffe menace en Chine, où les autorités s’efforcent de calmer la croissance du crédit, débridée depuis un an. Les émergents plus ouverts aux flux de capitaux internationaux doivent, quant à eux, faire face à d’énormes entrées d’argent depuis le printemps 2009 (après avoir subi une fuite brutale des capitaux dans la foulée de la faillite de Lehman Brothers). Or, cet afflux de capitaux fait gonfler des bulles spéculatives, alimente l’inflation et l’appréciation de la monnaie. C’est un vrai problème pour un pays comme le Brésil, par exemple, qui a donc décidé de taxer les entrées de certains types de capitaux. L’Indonésie pourrait faire de même. Le FMI lui-même, hier chantre d’une globalisation sans entrave, admet désormais que de telles mesures peuvent être nécessaires.

D’autant que cela ne va pas s’arranger. La bonne santé des économies émergentes va justifier rapidement que ces pays normalisent leurs politiques monétaires en augmentant leurs taux d’intérêt, alors qu’aux Etats-Unis et en Europe, les taux vont rester très bas pendant plusieurs mois. L’écart de taux d’intérêt va donc se creuser, attirant fatalement davantage de capitaux au Sud en quête de hauts rendements. De quoi regonfler quelques bulles...

Le dynamisme de la demande du Sud a aussi un impact déjà sensible sur le prix des matières premières. Si le pétrole et les métaux n’ont pas encore retrouvé les sommets de la mi-2008, les tensions sur les prix alimentaires sont déjà suffisantes pour faire remonter sensiblement le niveau général des prix, que ce soit en Chine ou dans la zone euro. Une menace supplémentaire sur une reprise européenne médiocre.

Une reprise bridée au Nord

Dans les pays avancés, la demande intérieure reste entravée par de multiples facteurs. Les excès qui ont mené à la crise (l’endettement débridé des ménages et la bulle immobilière) ne sont pas encore complètement apurés. Aux Etats-Unis et dans certains pays européens comme l’Espagne ou le Royaume-Uni, les ménages doivent encore se désendetter et les prix immobiliers n’ont pas fini de baisser. A cela s’ajoutent les nouveaux problèmes créés par la crise : la montée du chômage pèse sur la consommation et la dégradation des comptes publics (voir graphique) appelle un assainissement à plus ou moins brève échéance. Ce qui va rapidement peser sur la demande intérieure. C’est déjà le cas dans les pays européens contraints de mettre en oeuvre des mesures de rigueur pour échapper à la sanction des marchés financiers : l’Irlande, l’Espagne (voir page 64), le Royaume-Uni (voir page 34) et bien sûr la Grèce ont déjà commencé à resserrer la vis budgétaire.

Production industrielle, base 100 en 2000

Les Etats-Unis semblent pourtant retrouver le chemin d’un certain dynamisme économique. Le FMI leur prédit ainsi une croissance de 3 % en 2010. Soutenue d’abord par des facteurs temporaires, tels le restockage des entreprises et la politique de relance du gouvernement, la reprise de l’activité s’appuie désormais aussi sur la consommation des ménages. Du coup, les entreprises se remettent timidement à investir et à embaucher.

Mais on reste très loin d’un retour à la normale : la crise immobilière est loin d’être terminée; surtout l’économie américaine a détruit plus de 8 millions d’emplois depuis la mi-2008 (voir graphique). " Si l’on tient compte de l’augmentation de la population active, il faudrait donc en créer près de 10 millions pour revenir au plein-emploi ", estime Florence Pisani, économiste à Dexia-AM. Une vraie gageure, d’autant qu’il faudra dans le même temps ramener vers l’équilibre un budget public en déficit de plus de 12 % du PIB en 2009.

Une part croissante de la richesse mondiale

La part dans le PIB en parité de pouvoir d’achat (qui fait abstraction des différences de coût de la vie entre pays) montre la part de chaque ensemble dans le volume de biens et de services produits mondialement. La part dans le PIB en dollars courants exprime le pouvoir d’achat international des revenus tirés de la production.

Une part croissante de la richesse mondiale

La part dans le PIB en parité de pouvoir d’achat (qui fait abstraction des différences de coût de la vie entre pays) montre la part de chaque ensemble dans le volume de biens et de services produits mondialement. La part dans le PIB en dollars courants exprime le pouvoir d’achat international des revenus tirés de la production.

Dette publique des pays du G20, en % de leur PIB

L’horizon de la zone euro en termes de croissance est nettement plus sombre, malgré des ménages moins endettés dans l’ensemble et des destructions d’emplois plus limitées en moyenne. Dans une certaine mesure, cette reprise moins vive peut s’expliquer par une chute moins brutale. Ainsi, les entreprises américaines ont massivement débauché là où les entreprises allemandes et françaises ont conservé leurs salariés dont elles ont réduit le nombre d’heures de travail. Aussi est-il normal que, lorsque l’activité redémarre, l’emploi réponde plus vite aux Etats-Unis. Mais la particularité majeure de la zone euro tient surtout à une demande intérieure anémiée. La France est le seul grand pays de la zone dont la demande intérieure n’a pas baissé l’an dernier. Et il ne s’agit pas seulement de pays qui, comme l’Espagne, paient un excès d’endettement avant la crise. L’Allemagne a enregistré, elle aussi, une baisse de la demande intérieure de plus de 3 % l’an dernier. La bonne résistance de l’emploi allemand a en effet eu pour envers une baisse des rémunérations.

Zoom La Chine en déficit commercial

Heureuse coïncidence ! Alors que la pression montait parmi les parlementaires américains pour condamner la surévaluation de la monnaie chinoise, la Chine a affiché en mars dernier un déficit commercial pour la première fois depuis 2004. De quoi faire taire ceux qui dénoncent dans l’ancrage du yuan au dollar une manipulation du cours de la monnaie chinoise.

Pour une part, cet opportun déficit tient à de simples effets de calendrier, et notamment aux congés de nouvel an chinois tardifs cette année, conjugués à des fêtes de pâques précoces en Occident. Mais " plusieurs tendances de long terme suggèrent, elles aussi, une contraction progressive du solde commercial chinois ", estime Pierre Mongrué, conseiller financier à Pékin.

L’essentiel de l’excédent commercial chinois est en effet le fait du processing trade - des activités d’assemblage -, dont la part dans le commerce extérieur chinois ne cesse de se réduire. A quoi s’ajoute l’augmentation du prix des matières premières, dont la Chine est une grosse importatrice et qui dégrade les termes de ses échanges avec le reste du monde. Dans ces conditions, et paradoxalement, une appréciation de la monnaie chinoise, parce qu’elle rééquilibrerait les termes de l’échange, pourrait au final accroître l’excédent commercial de la Chine...

Changement de moteur ?

Les pays riches, et la zone euro en particulier, peuvent-ils compter sur la croissance des émergents pour les tirer de l’ornière ? Incongrue il y a encore quelques années, la question se pose désormais même aux économistes de l’Insee : " l’Asie émergente peut-elle tirer la reprise mondiale ", s’interrogent-ils dans la dernière Note de conjoncture3.

Habituellement, en période de reprise, " c’est plutôt l’activité des pays avancés qui entraîne celle des pays émergents : la demande intérieure des premiers stimule les exportations des seconds ", expliquent les économistes de l’Insee. Pour souligner aussitôt qu’" il semble que la relation se soit inversée " cette fois. En effet, " la reprise de la demande dans les pays asiatiques a contribué à la sortie de récession des pays avancés à la mi-2009 ". A des degrés variables selon l’orientation géographique de leurs exportations.

L’impulsion a été très sensible au Japon, dont près de la moitié des exportations sont destinées à l’Asie. Un peu moins aux Etats-Unis, dont le quart des exportations vont vers l’Asie (hors Japon). Et encore un peu moins dans la zone euro, dont c’est le cas de seulement 12,4 % des exportations (voir graphique). En prenant en compte non seulement l’impact direct des échanges avec l’Asie, mais aussi les effets indirects, les économistes de l’Insee calculent que la reprise des exportations vers l’Asie émergente a dopé la croissance de 1,4 point au Japon au deuxième trimestre 2009, contre un peu moins de 0,4 point en France.

Evolution de l’emploi, base 100 = 2e trimestre 2008
Structure géographique des exportations de la zone euro en 2008, en % du total
PIB et consommation finale des ménages en Chine rapportés aux agrégats américains, en 2010, base 100 = Etats-Unis

Mais il ne faudrait pas pour autant en conclure que les économies émergentes vont pouvoir à elles seules tirer durablement la reprise des économies avancées. L’impulsion est certes arrivée au bon moment pour réamorcer l’activité, mais elle demeure limitée et surtout temporaire. Elle correspond à ce moment particulier et déjà largement derrière nous où la demande intérieure des émergents était dopée par des plans de relance vigoureux, alors que celle des économies avancées connaissait un exceptionnel recul.

A terme, la capacité des pays émergents à tirer la croissance des pays avancés reste limitée, pour deux raisons principalement. La première tient à l’orientation géographique des échanges : la zone euro reste en particulier très peu tournée vers l’Asie émergente. La deuxième tient à l’écart des niveaux de vie : même si la demande intérieure des pays émergents croît rapidement, elle n’en reste pas moins encore à des niveaux très faibles, que ne compense pas leur poids démographique. Ainsi la consommation des 1,3 milliard de Chinois représente, en dollars courants, moins d’un cinquième de celle de 300 millions d’Américains

  • 1. " Perspectives 2010-2011 pour l’économie mondiale ", Euler Hermes, avril 2010..
  • 2. Revue Conjoncture, mars 2010.
  • 3. Note de conjoncture, mars 2010. Disponible sur www.insee.fr

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