Le Royaume-Uni peut-il rebondir ?
Le 6 mai, nos voisins britanniques éliront un nouveau Parlement. L’issue de ce scrutin est très incertaine. Ce qui est sûr en revanche, c’est que le nouveau gouvernement aura fort à faire pour sortir le pays de la panade. Certes, tous les pays européens y sont plongés eux aussi, mais celle dans laquelle patauge le Royaume-Uni est particulièrement gratinée : le pays est un de ceux qui se sont le plus laissés aller à l’argent facile et à l’endettement à tout-va, un de ceux où la bulle immobilière a pris les proportions les plus fantastiques, un de ceux dont le secteur financier a été le plus atteint et, enfin, un de ceux où les finances publiques sont les plus dégradées. C’est pourquoi, après avoir fait si longtemps figure de modèle, on se demande aujourd’hui plutôt si le pays ne serait pas appelé à connaître prochainement un sort analogue à celui de la Grèce. On se trompe souvent dans ce genre de pronostic et le Royaume-Uni a déjà maintes fois fait la preuve de sa capacité à sortir de situations a priori désespérées. Mais pour l’instant, les ressorts d’un éventuel rebond sont difficiles à entrevoir...
Un redressement en trompe-l’oeil
On ne s’en souvient plus guère, mais le Royaume-Uni a déjà été l’" l’homme malade " de l’Europe. En 1960, le produit intérieur brut (PIB) par habitant des Britanniques était supérieur de 5 points à celui des Français. En 1978, il était devenu inférieur de... 37 %. Le pays qui avait naguère ouvert la voie au capitalisme paraissait alors définitivement bloqué, sclérosé. L’arrivée au pouvoir de la très libérale Margaret Thatcher en 1979 avait cependant stoppé l’hémorragie. Elle avait affronté brutalement les syndicats et brisé ainsi les mécanismes inflationnistes qui bridaient l’économie britannique. Délaissant l’industrie, elle avait orienté le pays vers les services, et tout particulièrement les services financiers, un positionnement qui ne sera pas remis en cause par ses successeurs travaillistes. Son action avait entraîné une explosion spectaculaire des inégalités (voir graphique), mais, contrairement à la légende, ce traitement de choc n’avait pas réellement redressé l’économie de l’île. Bien que celle-ci ait profité à plein de la nouvelle rente pétrolière, liée à l’exploitation des gisements de la mer du Nord (voir encadré page 36). Après que la Dame de fer ait dû passer la main en 1990 à John Major, un autre conservateur, le pays a même de nouveau subi une grave crise. Celle-ci s’est traduite par une glissade supplémentaire de la livre et par une nouvelle plongée du niveau de vie des Britanniques.
Ce sont surtout les travaillistes, arrivés au pouvoir avec Tony Blair en 1997, qui semblaient avoir vraiment remis le Royaume-Uni sur les rails. Ils ont permis à leurs concitoyens de devenir, en quelques années, significativement plus riches que leurs voisins du continent. Mais avec la crise, ce redressement apparaît aujourd’hui comme le fruit d’une énorme bulle spéculative plutôt que le signe d’un réel renouveau de la capacité productive de l’économie britannique.
Certes, le bilan des travaillistes n’est pas nul. Ils ont à peu près stabilisé les inégalités qui s’étaient envolées sous les gouvernements conservateurs. Sans toutefois les diminuer depuis, bien qu’elles soient particulièrement importantes. Notamment parce qu’ils ont voulu que Londres continue d’attirer les cadres de la finance et les ultrariches du monde entier. Grâce en particulier à un régime fiscal particulièrement favorable aux personnes censées être domiciliées ailleurs. A la veille des élections, Gordon Brown s’est enfin décidé à corriger un peu le tir en durcissant ce régime fiscal scandaleux et en créant une nouvelle tranche d’imposition à 50 % (alors que le taux marginal d’imposition maximal n’est que de 40 % en France actuellement).
Après la cure d’amaigrissement drastique de l’ère Thatcher, les travaillistes ont cependant puissamment renforcé l’action publique. Le système de santé, dont le fonctionnement est entièrement étatisé, contrairement à la France (y compris pour les médecins traitants), ne mobilisait que 5,2 % du PIB en 1997. Cette année, l’Etat britannique y consacrera 8,7 % du PIB (la même proportion qu’en France), soit une hausse des deux tiers en treize ans. Moyennant quoi, il n’y a plus " que " 630 000 personnes en attente de soins, dont " seulement " quelques dizaines de milliers depuis plus de trois mois, contre 1,3 million en 1998, qui patientaient parfois depuis plus de neuf mois.
Même chose pour l’éducation, où l’effort de l’Etat était tombé à 4,5 % du PIB pour remonter cette année à 6,2 % (contre 5,5 % seulement en France en 2007), en hausse de 38 %. Ou encore pour les transports, qui se trouvaient dans un état de délabrement dramatique à la fin de l’ère Thatcher-Major : les dépenses publiques y sont passées de 0,8 % du PIB à 1,5 % du PIB, un quasi-doublement. Ces investissements, indispensables après le désastre de l’ère conservatrice, ont cependant simplement permis de remettre à peu près à niveau les infrastructures collectives de la société britannique. Et encore ce travail est-il loin d’être terminé, notamment en matière d’éducation.
Une spéculation débridée
Le surcroît de croissance et d’enrichissement enregistré par l’économie britannique avant la crise vient d’ailleurs : il a sa source principale dans une spéculation immobilière débridée, encouragée par un système financier très concentré et mal contrôlé. D’où l’ampleur et la gravité de la crise actuelle. Alors que les prix de l’immobilier ne s’étaient accrus " que " de 66 % dans la zone euro entre 1999 et 2008 et qu’ils avaient pris 133 % aux Etats-Unis entre 1999 et 2007, ils ont flambé de 158 % au Royaume-Uni. Conduisant du même coup à un endettement moyen des ménages britanniques de 154 % de leur revenu disponible en 2008, contre 93 % dans la zone euro (et 75 % en France).
C’est en particulier un des résultats de l’ère Thatcher, qui voulait faire de son pays une nation de propriétaires : la proportion de locataires de logements sociaux, qui était d’un tiers dans les années 1970, a diminué de moitié, tandis que celle des accédants à la propriété, donc des ménages endettés, est passée de 30 % à 45 %. De plus, les Britanniques ont " bénéficié ", comme les Américains, du mécanisme des prêts hypothécaires, qui permet de prendre des crédits pour financer sa consommation sur la base de la valeur croissante de son patrimoine immobilier. Conséquence : ils figurent à la fois parmi les ménages les plus endettés d’Europe, et, avec un taux d’épargne négatif de - 4,4 % en 2008 (contre + 11,6 % en France), parmi ceux qui vivaient le plus au-dessus de leurs moyens. Aux côtés des Grecs, des Baltes et des Bulgares...
Bref, une situation de fragilité financière extrême, qui mettait le pays et ses habitants, mais aussi l’ensemble de son système financier, à la merci du moindre retournement du marché immobilier. Compte tenu de la faiblesse de l’épargne locale, les banques britanniques étaient en particulier obligées d’avoir recours, de façon plus importante que les autres, au marché interbancaire pour se financer. Or, ce marché s’est durablement bloqué durant la crise. Le système financier était aussi d’autant plus fragile outre-Manche qu’il était soumis à un encadrement minimaliste. Une stratégie destinée à attirer à Londres les sociétés financières désireuses d’éviter les tracas bureaucratiques que leur faisaient subir les régulateurs financiers du continent...
La dette risque de s’emballer
L’Espagne et l’Irlande ont connu des dérives analogues, et la crise y a été particulièrement brutale et profonde, comme chez nos voisins britanniques. A cette différence près que le Royaume-Uni n’appartient pas à la zone euro. C’est un atout : la baisse de la valeur de la livre lui permet de rééquilibrer plus aisément ses comptes extérieurs en diminuant ses coûts de production. Mais c’est aussi un handicap : l’incertitude sur la valeur future d’une monnaie devenue marginale à l’échelle mondiale s’ajoute au doute croissant sur la soutenabilité de la dette publique. Celle-ci s’est envolée en effet de façon spectaculaire avec la crise : alors qu’elle ne pesait que 44 % du PIB en 2007 (contre 64 % en France), elle aura doublé en 2011, à 88 % (87 % en France), selon la Commission européenne.
Cette défiance devrait se traduire par des taux d’intérêt structurellement plus élevés que sur le continent, et donc par un risque d’emballement de la dette encore plus marqué. Bref, quel que soit le prochain gouvernement, il aura du pain sur la planche : alors que les ménages devront continuer à se désendetter et à se serrer la ceinture du fait de la perte de pouvoir d’achat liée à faiblesse de la livre, il lui faudra rétablir rapidement l’équilibre de finances publiques encore plus sollicitées qu’ailleurs. Sans qu’on voie bien pour l’instant ce qui pourrait tirer la croissance du Royaume-Uni. On souhaite bon courage au nouveau Premier Ministre.