Dossier

Comment les riches ont largué les amarres

12 min

Envolée des revenus du patrimoine et des hauts salaires, politique fiscale accommodante..., les hyperriches prennent le large et les inégalités se creusent.

Le hasard a voulu que deux débats se télescopent ces dernières semaines : le premier, sur les inégalités de revenus suite à la publication d’une étude de l’Insee 1 ; le second, sur l’impôt et plus précisément sur le bouclier fiscal, suite au résultat des élections régionales. Le hasard fait bien les choses, car ces deux questions sont étroitement liées : plus la distribution des revenus est inégalitaire, plus la redistribution par l’impôt est justifiée. Or, en France, les inégalités de revenus ont crû par le haut ces dernières années : un petit groupe de tête s’est échappé du peloton et creuse son avance sur la masse des autres coureurs, sans que les impôts qu’ils paient ne corrigent la tendance. Une fraction d’hyperriches a ainsi rompu les amarres avec le reste de la société. Certes, le peloton est lui-même assez étiré, mais les écarts qui le travaillent sont sans commune mesure avec celui qui le sépare désormais de ces échappés. Une telle avance peut-elle se justifier ?

Pour comprendre le phénomène, il ne suffit pas de s’intéresser aux 10 % les plus aisés (ceux dont les revenus sont supérieurs à 3 000 euros par mois avant impôts 2, soit deux fois le revenu médian des Français). Car les écarts à l’intérieur de ce groupe sont encore beaucoup plus importants que parmi les 90 % restants. Pour entrer dans le club très fermé du 0,01 % les plus fortunés, par exemple, il faut passer la barre des 82 000 euros par mois, soit 27 fois ce qu’il faut gagner pour franchir la porte du " top 10 % ". Or, c’est à cette altitude que le vent des inégalités souffle le plus violemment depuis quelques années : le 0,01 % a vu ses revenus grimper de 40 % entre 2004 et 2007, soit quatre fois plus que les 90 % du bas de la distribution (voir page 52).

Naturellement, sur ces sommets, les revenus tirés du patrimoine occupent souvent une place prépondérante (ils représentent jusqu’à la moitié de l’ensemble des gains). L’augmentation constatée par l’Insee est donc en partie liée à celle de l’immobilier et de la valeur des actifs boursiers dans les années qui ont précédé la crise de 2008. A l’évidence, ces revenus ne traduisent guère le mérite personnel des intéressés. Ils sont souvent en bonne partie issus de transferts entre générations par le biais de l’héritage : c’est une " richesse de lignée ", favorisée par les incitations fiscales à la donation et par la récente réforme de l’impôt sur les successions, qui a quasiment supprimé tous les droits de succession jusqu’à des niveaux de patrimoine très élevés.

Rémunération moyenne des dirigeants d’entreprise américains, en millions de dollars (valeur 2000)

En outre, l’augmentation de la valeur des actifs patrimoniaux doit beaucoup plus à l’évolution globale du marché qu’à l’intelligence particulière des bénéficiaires dans la gestion de leurs placements. D’ailleurs, la crise économique qui s’est ouverte en 2008 aura certainement amoindri cette partie des revenus des très riches (d’ici quelques années, l’Insee dira dans quelle mesure...), mais on peut prendre les paris qu’il ne viendra alors à l’idée de personne d’y voir l’effet d’un brusque déclin de l’intelligence chez les plus fortunés.

Des fortunes injustifiables

Le patrimoine n’explique cependant pas tout. Les riches prennent également une part beaucoup plus que proportionnelle des revenus d’activité. Le top 1 % en capte ainsi 5,5 %. Et là encore, ces revenus ont crû plus rapidement pour eux que pour les autres : selon l’Insee, les très hauts salaires (le 1 % des salariés à temps plein du privé les mieux rémunérés) ont connu une croissance annuelle moyenne de 5,8 % en termes réels entre 2002 et 2007, contre 2,3 % en moyenne pour les autres 3. Ces évolutions ne sont pas plus aisées à justifier : il n’y a guère de raisons de penser que la valeur créée par leur travail se soit accrue de façon si importante comparée à celle produite par les autres actifs.

La plupart des théories élaborées par les économistes pour expliquer les rémunérations les plus élevées, à commencer par celles des dirigeants des grandes entreprises (voir page 54), s’avèrent défaillantes au regard de l’expérience. Ceux-ci ne travaillent pas forcément davantage que les patrons des petites entreprises ou que nombre de salariés dont les revenus sont pourtant infiniment moindres. Ils encourent des risques très inférieurs à ceux que connaissent les dirigeants de PME ou les autres salariés qui n’ont ni leur patrimoine, ni leur parachute doré, ni leur carnet d’adresses pour se recaser en cas de coup dur.

Très hauts revenus : sur une autre planète...

Ci-dessus les rémunérations des sportifs, chanteurs, acteurs et dirigeants d’entreprise les mieux payés de France en 2009. Les sources utilisées étant hétérogènes, ces chiffres sont à manier avec prudence. Ils montrent cependant combien ces personnes vivent sur une autre planète : leur rémunération représente plus de 200 fois le Smic (valeur 2009, charges sociales incluses, soit 18 828 euros annuels). Supposant que ces êtres d’exception travaillent beaucoup plus que les autres, nous les avons crédités de 3 000 heures de travail par an, soit deux fois plus que la moyenne. Il faudrait donc débourser entre 1 500 et 6 300 euros pour pouvoir se payer leurs services pendant une heure (pour mémoire le Smic brut était l’an dernier de 8,82 euros de l’heure)...

Très hauts revenus : sur une autre planète...

Ci-dessus les rémunérations des sportifs, chanteurs, acteurs et dirigeants d’entreprise les mieux payés de France en 2009. Les sources utilisées étant hétérogènes, ces chiffres sont à manier avec prudence. Ils montrent cependant combien ces personnes vivent sur une autre planète : leur rémunération représente plus de 200 fois le Smic (valeur 2009, charges sociales incluses, soit 18 828 euros annuels). Supposant que ces êtres d’exception travaillent beaucoup plus que les autres, nous les avons crédités de 3 000 heures de travail par an, soit deux fois plus que la moyenne. Il faudrait donc débourser entre 1 500 et 6 300 euros pour pouvoir se payer leurs services pendant une heure (pour mémoire le Smic brut était l’an dernier de 8,82 euros de l’heure)...

Faut-il considérer que les mieux rémunérés seraient un produit rare sur un marché ouvert et qu’ils iraient simplement au plus offrant, quitte à devoir s’expatrier pour cela ? Outre que la France fait partie des pays où les patrons des grandes entreprises sont les mieux payés 4, ces supposés " marchés " des dirigeants restent très segmentés et très nationaux. Du reste, si le marché devait expliquer la hauteur de leurs rémunérations, alors le jeu de la concurrence voudrait que les grandes entreprises tendent à aligner leurs rémunérations pour se montrer compétitives et attirer les meilleurs. Ce n’est pas le cas : les écarts entre les plus hautes rémunérations du CAC 40 sont au contraire très significatifs. Bernard Arnault, le patron de LVMH, gagne ainsi chaque année, stock-options* comprises, la bagatelle de 17,3 millions d’euros en 2008 (l’équivalent de 1 091 Smic annuels), soit trois fois plus que Martin Bouygues (5,8 millions), qui n’est pourtant pas le dernier de la liste.

L’histoire fait mentir la théorie

Par ailleurs, si la théorie économique disait vrai, on aurait alors du mal à s’expliquer pourquoi les économies développées n’ont pas toujours connu des phénomènes à peu près comparables dans le haut de la hiérarchie des revenus. Ce n’est en effet pas ce que raconte l’histoire. Notamment celle des Etats-Unis, pays parmi les plus inégalitaires de l’OCDE. Les chercheurs Carola Frydman et Raven E. Sacks ont mesuré l’évolution de ces gains de 1936 à 2003 en se concentrant sur les trois plus grosses rémunérations des 50 plus grandes firmes américaines 5. Résultat : après un net déclin durant la Seconde Guerre mondiale, elles ont connu une croissance modeste pendant plus de trente ans. En revanche, à partir des années 1980 et jusqu’au début des années 2000, cette croissance a atteint des cadences inouïes : en dollars constants, elles ont été multipliées par plus de sept entre la fin des années 1970 et 2003 (voir graphique). Les patrons américains des années 1960 étaient-ils sept fois moins doués que ceux d’aujourd’hui ?

Ratios d’inégalités entre les revenus bruts des salariés à temps plein en 2005

N. B. : D1 = les 10 % les moins rémunérés ; D9 = les 10 % les mieux rémunérés ; D5 = les 10 % du centre de la distribution.

Ratios d’inégalités entre les revenus bruts des salariés à temps plein en 2005

N. B. : D1 = les 10 % les moins rémunérés ; D9 = les 10 % les mieux rémunérés ; D5 = les 10 % du centre de la distribution.

En réalité, plus que le talent des intéressés, c’est le capitalisme lui-même qui a changé. Des modes de rémunération et d’intéressement différents de ceux qui avaient prévalu jusque-là se sont développés au motif officiel qu’ils étaient de nature à assurer la fidélité du management de l’entreprise à ses seuls actionnaires. Les stock-options ou la distribution d’actions étaient censées réaliser ce programme. De fait, aujourd’hui, une grande partie des revenus des patrons des grandes entreprises ne prend plus la forme de salaire : ils sont entrés eux aussi dans l’ère du capitalisme patrimonial. Leurs performances s’évaluent désormais à l’aune du cours de Bourse ou de la valeur de marché de l’entreprise, sans que personne ne puisse dire sérieusement quelle est la part propre de leur mérite ou de leurs errements en la matière. Quant à savoir si ce type de rémunérations a accru leur attachement aux intérêts de l’actionnaire, de nombreuses affaires invitent plutôt à en douter. On peut même se demander s’il est conforme à ces intérêts de voir les dirigeants s’enrichir aussi vite. Ce qui est tout à fait certain, en revanche, c’est que cela a contribué à les déconnecter un peu plus des intérêts et des préoccupations de leurs salariés.

Bien sûr, les patrons des grandes entreprises ne sont pas les seuls à s’être copieusement enrichis ces dernières années. Ils sont d’ailleurs les premiers à brandir l’exemple des footballeurs professionnels, dont les revenus dépassent souvent les leurs et à qui on ne fait aucun procès. Les sportifs de haut niveau, les stars du show-business ou encore, dans le sillage d’une finance triomphante, les traders des grandes banques ont, eux aussi, empoché des revenus dont les montants dépassent l’imagination du commun des mortels.

En dépit des analogies dont on abuse souvent pour englober toutes ces figures dans une sorte de star-system généralisé, ces situations sont assez différentes. Si les artistes les mieux rémunérés peuvent être assimilés à des " entrepreneurs d’eux-mêmes ", c’est beaucoup moins vrai des traders ou des patrons qui, pour la plupart, dépendent directement de relations de coopération et de l’infrastructure de leur entreprise. Il n’empêche que tous font peu ou prou reposer la justification de leurs revenus sur la revendication d’un mérite ou d’un talent qui ne devrait rien ni aux collectifs de travail qui les entourent ni à la société qui a pourvu à leur éducation, à leur santé, et finalement à leur succès. Ils se présentent eux-mêmes, aidés en cela par un monde médiatique prompt à personnaliser la vie de la cité comme celle des affaires, comme des êtres hors normes dotés de qualités exceptionnelles.

Le paradoxe français

Bref, l’économie seule ne parvient pas à justifier sérieusement l’envolée des plus hauts revenus. En réalité, les disparités de revenus relèvent d’abord d’un compromis social, souvent tacite, et d’une tolérance collective aux inégalités plus ou moins grande. Elles traduisent, en somme, des choix de société. Les pays scandinaves ont ainsi fait le choix de sociétés égalitaires. Les Etats-Unis, celui d’une société inégalitaire. Et la France ? On estime souvent que cette tolérance aux inégalités est faible dans l’Hexagone. Les comparaisons internationales en matière de rémunération du travail racontent une histoire un peu différente.

Si la France se tient un peu en dessous de la moyenne des inégalités constatée au sein de l’OCDE en ce qui concerne les écarts entre les 10 % les plus aisés et les 10 % les plus défavorisés, elle atteint en revanche des niveaux parmi les plus élevés en ce qui concerne le haut de sa hiérarchie salariale (le rapport entre les 10 % les plus aisés et les 10 % du centre de la distribution). Sa pyramide salariale est certes écrasée en bas, mais très étirée en haut (voir graphique). D’un côté, elle évoque les pays scandinaves, de l’autre, les Etats-Unis. Autrement dit, l’égalitarisme français est souvent de façade, dissimulant des pratiques et des réalités moins conformes aux idéaux affichés. Et ces inégalités réelles ont longtemps été recouvertes d’un pudique voile d’ignorance.

Ce voile se déchire aujourd’hui. Parce que de nouvelles informations révèlent la réalité des écarts et parce que la crise aiguise les sentiments d’injustice. Mais aussi parce que, à l’évidence, les ordres de grandeur sont devenus incommensurables entre le haut et le bas de l’échelle sociale. Les patrons des grandes entreprises évoluent désormais dans des univers économiques largement mondialisés. Ils mesurent leurs rémunérations à la lumière de celles de leurs homologues américains ou britanniques, et ils apprécient celles de leurs employés à l’aune du coût du travail chinois.

Les moins rémunérés sont invités à s’estimer heureux d’être mieux payés que leurs homologues chinois, tout en contemplant à la télévision ou dans les magazines le spectacle des grandes fortunes, des parachutes dorés et des bonus mirobolants des traders... Ce qui se brise, c’est l’idée d’appartenir au même monde et de pouvoir utiliser les mêmes critères pour juger de la valeur des uns et des autres. Or, la justice sociale consiste précisément à créer des repères communs pour construire une cité de semblables, capables de se comparer sous l’angle du mérite, du talent ou de l’utilité publique. Faire société, c’est d’abord faire mesure commune.

La question fiscale

Les plus riches ont manifestement perdu le sens de cette mesure. Leurs tentatives pour s’émanciper à la fois des dépendances au collectif et du sentiment de la dette sociale créent un état de quasi-sécession, d’autant plus confortable qu’il a reçu l’onction de la politique fiscale. Loin de corriger les excès de ces années folles par un effort supplémentaire de redistribution, celle-ci a en effet consacré une véritable rupture d’échelle. La mise en place du bouclier fiscal à 60 % des revenus par le gouvernement Villepin, porté ensuite à 50 % par le gouvernement Fillon, en restera sans doute l’emblème le plus manifeste. Motivée officiellement par le désir de lutter contre l’évasion fiscale des plus riches, ce bouclier ne profite d’ailleurs qu’à une infime minorité de personnes.

Zoom Le credo inégalitaire

Non contents de défendre les rémunérations exceptionnelles, de nombreux économistes ont cherché dans le même temps à justifier celles des salariés les plus modestes, voire à appeler de leurs voeux leur révision à la baisse. L’idée s’est notamment imposée, chez beaucoup d’entre eux ces dernières années, que le niveau trop élevé des basses rémunérations, notamment du fait des salaires minimums et de l’existence de revenus de transfert non négligeables pour les inactifs, risquait de tuer l’efficacité économique en décourageant les ardeurs au travail 1. L’idée sous-jacente étant qu’il vaut mieux un niveau élevé d’inégalités pour atteindre une certaine efficience.

Ce credo inégalitaire ne résiste pas longtemps à un examen de la situation respective des différents pays. Si c’était vrai, les pays les plus égalitaires devraient afficher une moindre performance économique. Or, il n’existe aucune relation univoque entre taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) et niveau des inégalités. Toutes les situations existent : des pays très inégalitaires avec des taux de croissance du PIB élevés (comme les Etats-Unis), des pays très égalitaires avec des taux de croissance soutenus (comme les pays scandinaves), des pays plutôt égalitaires avec des taux de croissance faibles ou moyens (comme la France), etc. Le taux de croissance d’une économie résulte manifestement de beaucoup d’autres variables que de la seule distribution des revenus. Et en soi, une distribution plus égalitaire n’est en rien un frein à l’efficacité économique.

  • 1. Voir " La crise du modèle inégalitaire ", in " L’état de l’économie 2010 ", hors-série n° 84 d’Alternatives Economiques, 2e trimestre 2010.

Mais au-delà du symbole, ce n’est pas en réalité la cause majeure de l’érosion massive de l’imposition des plus aisés : les mesures prises par la gauche en 2000 et 2001 avaient déjà pesé très lourd. La réforme du barème de l’impôt sur le revenu mise en oeuvre par Dominique de Villepin en 2006 a eu, elle aussi, un impact majeur. Ainsi que les multiples dispositions adoptées pour limiter l’imposition des revenus du capital et exonérer d’impôt la transmission des patrimoines. Résultat : les taux d’imposition réels des 10 % les plus aisés n’excèdent pas 20 % de leurs revenus, selon les chiffres de l’Insee, et ils montent péniblement à 25 % pour les 5 % les plus fortunés.

Si l’on veut apaiser les ressentiments nés du spectacle de ces inégalités et arrimer à nouveau les riches au cercle de la solidarité, l’Etat doit se résoudre à réviser radicalement sa politique fiscale. L’entreprise serait d’autant plus pertinente qu’il doit faire face à un endettement record et qu’il n’y a aucune raison pour que les plus aisés ne prennent pas toute leur part à cet effort. Il faudrait naturellement pour cela supprimer le boulier fiscal, rehausser sensiblement le taux marginal de l’impôt pour les tranches supérieures et rétablir une fiscalité significative sur la transmission des gros patrimoines. Vaste programme !

* Stock-options

Options sur actions, génératrices de plus-values si le cours monte.

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