Idées

L’Espagne après la Grèce ?

7 min

Hier élève modèle de la classe européenne, l'économie espagnole est aujourd'hui enlisée dans la récession. L'endettement des ménages, l'ampleur de la crise immobilière et la faible compétitivité des entreprises entravent la reprise. Et sans croissance, la dégradation des finances publiques pourrait vite devenir alarmante.

L’Espagne n’est pas la Grèce ! Le leitmotiv des dirigeants espagnols semble pour le moment avoir convaincu les marchés. Tandis que la Grèce s’épuise à refinancer ses dettes, l’Espagne a placé sans difficulté l’ensemble de ses émissions sur le marché obligataire au premier trimestre 2010. Les taux à dix ans sur les titres de la dette espagnole, qui avaient bondi en janvier, lors de la première phase de la crise grecque, sont restés remarquablement stables, à 4 %, fin mars et début avril, lorsque les taux grecs franchissaient pour la seconde fois en trois mois la barre des 7 %. A la différence du Portugal, dont la note financière a été dégradée par l’agence Fitch le 24 mars, l’Espagne n’a guère été montrée du doigt par les agences de notation 1. Sa note, fixée à AA+ par l’agence Standard and Poor’s, est équivalente à celle de la Belgique et supérieure à celle du Japon (AA).

Atouts et faiblesses

L’Espagne a en effet abordé la crise avec deux atouts majeurs : l’excédent de ses finances publiques (+ 2,2 % du produit intérieur brut en 2007) et la robustesse de ses banques qui, grâce à un contrôle prudentiel exemplaire, ont traversé sans encombre la crise des subprime. Stimulée par le passage à l’euro et la nette réduction des taux d’intérêt qu’elle a rendu possible pour les entreprises et les ménages, l’économie s’est développée sur un rythme soutenu entre 1999 et 2007 (+ 3,7 % par an en moyenne, contre 1,8 % dans le reste de la zone euro). Le boom de la construction, qui explique à lui seul le différentiel de croissance entre l’Espagne et ses partenaires européens au cours de cette période, a permis de ramener le taux de chômage de 15 % en 1998 à 8,3 % en 2007 2.

L’évolution des salaires, comparable à celle de la France (+ 2,8 % par an en moyenne), est restée très en retrait de l’envolée grecque (+ 5,2 % par an). Grâce à la manne fiscale issue de la progression rapide des revenus (voir graphique ci-contre), la dette publique se limitait à 42 % du produit intérieur brut (PIB) en 2007, contre 76 % dans le reste de la zone euro et 104 % en Grèce.

Recettes et dépenses des administrations publiques espagnoles, en % du PIB

La crise a toutefois étalé au grand jour les faiblesses structurelles du modèle de croissance espagnol. A l’image des pays anglo-saxons, l’Espagne a été particulièrement frappée par le retournement du marché immobilier. Mesurée par le rapport entre les prix des appartements et les loyers, la surévaluation des prix était plus marquée en 2007 que dans les économies anglo-saxonnes et dépassait encore 50 % fin 2009.

Conjugué au marasme du commerce mondial, l’effondrement des mises en chantier a fait bondir le taux de chômage à près de 20 %, tandis que les recettes fiscales s’effondraient. Le caractère dual du marché du travail, avec 30 % d’emplois à durée déterminée à la veille de la crise, explique la contraction brutale de l’emploi (voir graphique page 65). Malgré une relance budgétaire plus soutenue que celle de ses partenaires de la zone euro, l’économie espagnole n’avait toujours pas émergé de la récession au dernier trimestre 2009. De tous les pays de la zone euro, elle serait le seul, avec l’Irlande et la Grèce, à conserver une croissance négative en 2010, selon les prévisions de la Commission européenne.

Taux de chômage harmonisés, en %

Une reprise bridée

Trois facteurs brident la reprise. Tout comme l’Irlande, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, l’Espagne est engagée dans un long processus de désendettement des ménages. La dette des ménages, qui approchait 90 % du PIB à la veille de la crise, pèse d’autant plus sur la consommation que l’emploi est déprimé. Deuxième handicap : les banques sont loin d’avoir digéré les conséquences de la crise immobilière. La poursuite de la baisse des prix de l’immobilier, les difficultés financières croissantes des ménages et la multiplication des faillites d’entreprises les obligent à renforcer leurs provisions pour créances douteuses, ce qui réduit leur capacité de prêt. La situation des caisses d’épargne, dont les bilans sont encombrés d’hypothèques sur des biens fortement dépréciés, est particulièrement préoccupante. D’autant qu’en mettant en vente les appartements en question, elles contribuent à entretenir la chute des prix, obligeant l’ensemble des institutions financières à relever leurs provisions.

Les entreprises, enfin, souffrent d’un manque chronique de compétitivité. Avec des gains de productivité du travail nuls à l’échelle de l’économie entre 1998 et 2007, elles ont vu leurs marges fondre et leur capacité concurrentielle se dégrader dangereusement. Selon les données du Fonds monétaire international (FMI), les coûts salariaux unitaires dans l’industrie manufacturière ont progressé de près de 23 % en Espagne au cours de la première décennie de l’euro, tandis qu’ils étaient stables en France et reculaient de 13 % en Allemagne.

Dans ce contexte, la dégradation accélérée des finances publiques est particulièrement inquiétante. Si elle reste inférieure à celle de la France (85 % du PIB) ou de l’Allemagne (77 % du PIB), la dette publique espagnole ne s’en situe pas moins sur une trajectoire explosive, avec une progression de 34 points de PIB de 2007 à 2010. Seuls parmi les économies avancées l’Islande (+ 89 points), l’Irlande (+ 51 points) et le Royaume-Uni (+ 37 points) enregistrent une hausse plus importante. A la différence du Royaume-Uni, l’Espagne ne peut monétiser son déficit public 3, ni laisser sa monnaie se déprécier. A la différence de l’Irlande, elle ne bénéficie pas d’une spécialisation dynamique à l’exportation ni d’une industrie hautement compétitive sur les marchés mondiaux. Les marges de relance budgétaire étant épuisées et la consommation durablement déprimée, son horizon de croissance est donc bouché.

Austérité aggravante

Or, sans croissance, le trou creusé dans les finances publiques par l’effondrement des recettes fiscales n’a aucune chance de se résorber. Pire, l’austérité exigée par les marchés financiers et la Commission européenne risque de dégrader davantage les perspectives d’activité et d’emploi dans un pays qui compte déjà 4 millions de chômeurs. Fin janvier, alors que la crainte d’un débordement de la crise grecque portait les taux espagnols à dix ans près de 100 points au-dessus des taux allemands, le gouvernement présentait hâtivement un programme d’austérité de 50 milliards d’euros étalé sur quatre ans (5 % du PIB) ; l’objectif était de réduire le déficit budgétaire de 11,2 % du PIB en 2009 à 3 % en 2013. Parmi les mesures annoncées, l’augmentation de la TVA de deux points en juillet, le relèvement de l’âge de la retraire de 65 à 67 ans et des coupes dans les dépenses des régions. Quelques semaines plus tard, la Commission européenne lui renvoyait sa copie, soulignant que les hypothèses de croissance sur lesquelles reposait la programmation budgétaire (+1,8 % de croissance en moyenne sur quatre ans) étaient trop optimistes.

Sous une hypothèse de croissance moyenne du PIB en valeur de 2,5 % 4, l’ajustement requis du solde budgétaire primaire (hors intérêts de la dette) pour stabiliser le ratio de la dette publique au PIB serait de l’ordre de 7 points de PIB, soit 15 % des dépenses publiques ou encore 20 % des recettes fiscales. Peu enclin à affronter l’opposition des syndicats et des pouvoirs régionaux, le gouvernement socialiste est loin pour le moment d’afficher la détermination observée en Irlande et en Grèce.

Avec une marge de risque (spread) limitée à 75 points par rapport aux taux allemands à dix ans (contre 150 points pour l’Irlande et 420 points pour la Grèce le 9 avril), l’Espagne a été jusqu’à présent relativement épargnée par la spéculation. La véritable épreuve interviendra en juillet, lorsque les autorités devront refinancer quelque 30 milliards d’euros de la dette publique. L’Espagne, certes, n’est pas la Grèce. Il n’est pas sûr toutefois que, dans le carcan des contraintes de la monnaie unique, elle ne soit appelée à le devenir. En beaucoup plus grand.

  • 1. L’agence Fitch a abaissé à AA- la note portugaise le 24 mars et à BBB- la note grecque le 10 avril. En deçà du niveau A, un nombre croissant d’investisseurs institutionnels, tels que les fonds de retraite, n’ont plus légalement la possibilité de détenir les titres émis par les emprunteurs. L’Espagne avait perdu sa notation maximale (AAA) en janvier 2009.
  • 2. Voir " La fin des châteaux en Espagne ", Alternatives Economiques n° 273, octobre 2008.
  • 3. La Banque d’Angleterre a financé par émission monétaire la totalité du déficit budgétaire britannique en 2009. Les statuts de la BCE lui interdisent de financer la dette des Etats de la zone euro.
  • 4. Selon les prévisions de l’OCDE, la croissance du PIB en valeur (qui agrège la croissance en volume et l’évolution des prix) de l’Espagne serait de - 0,1 % en 2010 et + 0,9 % en 2011. Selon le FMI, elle serait de 2,3 % en moyenne annuelle de 2011 à 2014.

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