Idées

Harcèlement : quand la justice s’en mêle...

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Le harcèlement moral avait fait son entrée dans le code du travail en 2002. En novembre dernier, la Cour de cassation a considéré qu'il peut résulter des méthodes de management. Par le biais de ce phénomène devenu un enjeu de société majeur, la justice s'invite de plus en plus dans le fonctionnement interne des entreprises.

France Télécom et ses anciens dirigeants sont désormais poursuivis en justice pour harcèlement moral et mise en danger de la vie d’autrui, suite à la vague de suicides qui a frappé les salariés de l’entreprise. Avec la multiplication de ce genre d’affaires, le harcèlement moral est devenu ces dernières années un enjeu de société majeur. Il est aussi devenu de plus en plus un objet de droit. A juste titre, car ses effets peuvent être lourds : anxiété, troubles du sommeil, addictions ou dépression, voire paranoïa et suicide. Il représente également un enjeu économique non négligeable, car - supposé ou réel - il entraîne turn-over, absentéisme, conflits sociaux et atteinte à l’image des sociétés.

Son hyperexposition médiatique récente ne fait cependant pas du harcèlement une totale nouveauté sur le plan juridique. En 1970 déjà, la Cour de cassation sanctionnait un employeur qui avait " assigné pour seule tâche à [son] salarié une besogne inutile, absurde, ridicule et fastidieuse ", au point que " ce moyen de pression humiliant a eu pour résultat non seulement de décourager l’intéressé dont l’équilibre mental a été ébranlé, mais aussi de le déconsidérer ".

La pénalisation

Depuis 2002, les articles L 1152-1 et suivants du code du travail le répriment désormais explicitement en disposant qu’"aucun salarié ne doit subir des agissements de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".

Le code du travail précise également qu’"aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire (...), notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés. "" Toute rupture du contrat de travail qui résulterait [d’un harcèlement] est [nulle] ", rappelle enfin le code. La preuve que le salarié doit apporter consiste en des éléments objectifs, matériellement vérifiables, qui font présumer d’agissements réitérés susceptibles de constituer du harcèlement. Il n’a en revanche à démontrer ni les effets sur sa santé ni l’intention de nuire de la personne mise en cause.

La loi n’identifie pas l’auteur du harcèlement. Il peut aussi bien s’agir d’un supérieur hiérarchique que d’un collègue, d’une équipe, voire même d’un subordonné. L’article 222-33-2 du code pénal fait du harcèlement moral au travail un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende et réparé par des dommages et intérêts. Cette pénalisation ouvre la voie à une double compétence pour de tels faits, celle du conseil de prud’hommes et celle du juge d’instruction et/ou du tribunal correctionnel. Ces dernières années, le nombre des litiges autour du harcèlement en entreprise a crû de manière exponentielle, au point de se traduire par une véritable explosion des jugements prud’homaux.

Une notion formalisée et précisée

La jurisprudence a cependant dû préciser les comportements répréhensibles, car le code du travail ne définit le harcèlement que par ses effets et son objet. Les nombreuses décisions rendues en la matière permettent de classer le harcèlement en fonction de son mode d’expression. Il peut tout d’abord passer par la parole. Ce sont des insultes, injures, vexations ou humiliations, rumeurs et appréciations dévalorisantes de l’activité du salarié, notamment en présence de collègues. Mais l’absence de parole a pu également être retenue comme constitutive de harcèlement, avec des cas de refus de communication, d’isolement, de communication uniquement par voie électronique sans dialogue. Le comportement peut aussi donner lieu à harcèlement lorsqu’il comporte brimades, manoeuvres perverses ou autres faits inacceptables tels que l’envoi de courriers évoquant une rupture du contrat et reprochant ses absences à un salarié en arrêt maladie, ou encore un comportement agressif traduisant une volonté de restreindre les fonctions du salarié sans explication ni reproche. La rémunération peut également être la cible du harceleur avec la suppression partielle d’une augmentation de salaire ou de la possibilité d’effectuer des heures supplémentaires, ou encore le non-paiement d’une prime sans justification objective.

L’entreprise responsable juridiquement

La Cour de cassation a aussi tenté de veiller à ce que la loi ne reste pas lettre morte afin, notamment, de parer la difficulté pour la victime d’obtenir des écrits de collègues témoins qui craignent pour leur poste, voire pour leur santé. Rappelons, au passage, que le seul fait d’avoir, de bonne foi, évoqué des faits de harcèlement dans l’entreprise ne peut pas fonder un licenciement. Outre ses collègues ou ses proches, la victime de harcèlement peut s’appuyer sur le médecin du travail, les délégués du personnel, le comité d’entreprise et plus encore le CHSCT (le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), qui peuvent aider à faire cesser les faits ou à préparer un dossier prud’homal. Il appartiendra à l’employeur de démontrer qu’il n’y avait pas harcèlement mais décision objectivement justifiée et qu’il a pris toute disposition nécessaire pour prévenir un harcèlement.

Pour les juridictions, tous ces faits peuvent donc caractériser un harcèlement. Mais cela peut être aussi le cas de l’organisation du travail elle-même ou de sa non-organisation volontaire, telles que privations de travail ou brutales surcharges imposées à une personne choisie, mission dépourvue de sens, ordre d’effectuer des tâches sans aucune utilité, " placardisation ", non-respect des indications de la médecine du travail... Par un arrêt de novembre 2009, la Cour de cassation a élargi encore la portée du harcèlement en l’étendant aux méthodes de management. Elle a estimé en effet que peuvent " caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé", peu important les intentions et "quand bien même l’employeur aurait pu prendre des dispositions en vue de [le] faire cesser ". Une obligation de résultat de non-harcèlement est donc de facto mise à la charge de l’entreprise.

C’est une évolution majeure puisqu’elle peut aboutir à mettre en cause la responsabilité juridique de l’entreprise elle-même en tant que personne morale.

Parallèlement à la jurisprudence qui se développe, des négociations ont eu lieu entre organisations patronales et syndicales en vue d’un accord sur la lutte contre le harcèlement et la violence au travail, suite à un accord européen intervenu en 2007 et à l’émotion suscitée par les suicides chez France Télécom. Cette négociation a été très laborieuse parce que les organisations patronales ne voulaient pas reconnaître la responsabilité potentielle de l’organisation du travail mise en place par l’employeur dans le phénomène du harcèlement. Elle s’est néanmoins conclue fin mars par un accord invitant les entreprises à éviter les comportements inacceptables. Ce texte aura cependant une portée pratique limitée. Ce seront probablement surtout les tribunaux, suite à la jurisprudence récente de la Cour de cassation, qui continueront à faire évoluer les comportements des entreprises.

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