Idées

Le communautarisme menace-t-il le lien social ?

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Nombreux sont ceux qui voient dans le communautarisme la tentation du repli sur soi de la part de certaines populations afin de tourner le dos au reste de la société. Ce comportement constituerait une menace pour la société française. Peu prennent pourtant la peine de définir ce supposé communautarisme, ni même de le mesurer. Ce qui ouvre la voie à certains fantasmes infondés, mais occulte aussi les formes de domination qu'il sert. Finalement, le communautarisme à contenir n'est peut-être pas celui que l'on croit.

1. Une notion plus normative que descriptive

Contrairement à la plupart des termes en " isme ", le communautarisme ne désigne pas un système de pensée, mais un comportement jugé intrinsèquement menaçant. Dans le contexte français du moins. Instrument politique sans cesse réactivé, le communautarisme y sert en effet à dénoncer le comportement supposé de groupes qui auraient choisi de vivre repliés sur eux-mêmes, et par là de tourner le dos au reste de la société. Ceux-ci se rendraient ainsi coupables au mieux de ne pas chercher à s’intégrer, et au pire de comploter contre la République et ses fondements. Juifs hier, musulmans aujourd’hui, l’appartenance religieuse constitue un stigmate privilégié pour les adversaires du communautarisme, qui font généralement peu de cas de la diversité des pratiques.

C’est que cette méfiance française à l’égard du communautarisme est étroitement liée à la construction de la République. Pour les révolutionnaires de 1789, rien ne devait en effet s’interposer entre le citoyen et l’Etat, à commencer par les anciens ordres soupçonnés d’avoir favorisé le maintien d’un régime monarchique. Non sans résistances, cette conception de la vie publique comme association volontaire d’individus autonomes est ensuite progressivement entrée dans les moeurs au cours de la IIIe République, à travers la répression plus ou moins brutale à l’encontre des langues et des cultures régionales 1, ou par l’instauration de l’isoloir qui permettait de garantir l’électeur contre toute pression de son entourage - du moins au moment fatidique du vote 2.

Reste que le communautariste, c’est toujours l’autre, et en particulier l’étranger. Les populations immigrées concentrent ainsi les soupçons en la matière, et leur distance culturelle supposée est régulièrement perçue comme un obstacle à l’intégration, sinon comme un signe de son refus. Comme le rappelle l’historien Gérard Noiriel, à partir du moment où la distinction entre nationaux et étrangers a été établie, au XIXe siècle, les différentes vagues de migrants ont régulièrement été perçues comme des ennemis de l’intérieur. Et ils ont ainsi fait l’objet de violences pouvant aller jusqu’au meurtre. Il explique également comment les élites politiques comme la presse ont largement contribué à l’entretien de ce sentiment. Dans l’entre-deux-guerres, certains journaux n’hésitaient pas à écrire que les Polonais étaient inassimilables du fait de leur catholicisme jugé intégriste. L’inassimilable, c’est finalement le dernier arrivé.

Cette perspective hexagonale n’a cependant rien d’évident, dès lors que l’on se tourne vers d’autres horizons. Nations plus que d’autres construites par l’immigration, les Etats-Unis et le Canada portent un regard différent sur les communautés d’immigrants. En montrant que celles-ci jouaient un rôle décisif dans le processus d’intégration, les sociologues de l’école de Chicago - à ne pas confondre avec leurs homologues économistes ! - ont fortement contribué à ce changement de regard à partir des années 1920 (voir encadré page 70).

Zoom Communauté et société

La notion de communauté occupe une place centrale dans les préoccupations des sociologues classiques et dans leur analyse du changement social sur la longue durée. En 1887, Ferdinand Tönnies établit une distinction entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft). Il s’agit de deux états du lien social où l’action individuelle est respectivement guidée en priorité par l’attachement moral à sa communauté d’appartenance, famille ou village, et par la réflexion. Le passage progressif de la première à la seconde s’opère selon lui sous l’effet notamment de l’urbanisation et s’accompagne d’une diversification sociale, mais aussi d’un essor de l’individualisme, notamment entrepreneurial, que Tönnies voyait comme menaçants.

Cette analyse va largement influencer Max Weber, qui développe les concepts de " communalisation " et de " sociation " dans son étude sur les paysans d’Allemagne orientale, tout en se situant au niveau des interactions individuelles plutôt que des structures globales.

Six ans après Tönnies, Emile Durkheim développe une analyse proche quoique distincte par endroits. Pour lui, le moteur du changement social réside dans le processus de division du travail social, qui entraîne le passage d’une " solidarité mécanique " à une " solidarité organique ", deux formes qui reposent respectivement sur la similitude des membres de la société ou leur interdépendance.

Outre-Atlantique, les sociologues de l’école de Chicago vont mettre en évidence le rôle essentiel de la communauté d’origine pour les migrants. Loin d’être un obstacle à leur assimilation, elle sert au contraire de sas indispensable dans le cadre d’un processus heurté de " désorganisation-réorganisation ", selon William Thomas et Florian Znaniecki. Ils pointent également le rôle socialisateur du conflit, ici entre nationaux et étrangers. Vecteur d’identité et de morale, le lien communautaire est donc moins un obstacle qu’un levier pour l’intégration. Mais encore faut-il qu’il soit saisi par le reste de la société.

Suite à la parution de la Théorie de la justice de John Rawls en 1971, un autre débat s’est fait jour. Un courant dit " communautarien " a alors émergé en opposition au libéralisme politique incarné par Rawls. Ces auteurs, parmi lesquels Michael Sandel, Alasdair MacIntyre ou Charles Taylor, avancent qu’il est illusoire de vouloir fonder des principes de justice à partir d’individus abstraits et détachés de toute appartenance. Selon eux, les communautés morales, chacune porteuse d’une certaine conception du bien, sont premières, mais elles satisfont en outre des besoins identitaires et moraux essentiels pour leurs membres. Leur reconnaissance institutionnelle est donc impérative au sein des démocraties modernes, faute de quoi elles sont de fait soumises à la domination de la culture majoritaire.

2. Vers des ghettos à la française ?

Jusqu’à présent radicalement étrangères au débat français, les revendications politiques identitaires commencent à apparaître depuis peu. On assiste ainsi à l’essor de collectifs comme le Mouvement des indigènes de la République ou le Conseil représentatif des associations noires (Cran), et à la multiplication de débats sur l’opportunité des statistiques " ethniques " 3 ou des dispositifs de discrimination dite " positive ". Une autre interrogation s’impose également dans l’Hexagone : des ghettos sont-ils en train de se former à la périphérie des grandes villes ? Les différentes émeutes urbaines qui se sont succédé depuis le début des années 1980 dans les grands ensembles des quartiers pauvres n’y sont évidemment pas étrangères, d’autant que les motivations de leurs participants sont restées largement inaudibles 4. La comparaison avec les ghettos qui se sont développés au sein des métropoles des Etats-Unis s’est ainsi imposée dans les représentations, y compris chez certains sociologues. Mais jusqu’à quel point est-elle fondée ?

Certaines recherches ont ainsi mis en évidence une " racialisation "* des rapports sociaux dans l’Hexagone 5, que le récent débat sur " l’identité nationale " est venu renforcer en tentant de l’instrumentaliser. D’autres pointent la constitution de véritables ghettos dans la périphérie des villes françaises. Pour Didier Lapeyronnie, qui a enquêté avec son équipe dans une cité moyenne de l’Ouest 6, le ghetto représente moins un territoire qu’une certaine logique sociale. Celle-ci consiste dans la construction d’une contre-société marquée par l’hostilité vis-à-vis de l’extérieur (notamment des institutions publiques). Cette organisation parallèle agit comme un mode de défense collective face au racisme, à la pauvreté et à la stigmatisation. Fortement hiérarchisée, elle n’implique cependant pas non plus tous les habitants, mais d’abord les plus précaires. Le fonctionnement du ghetto est aussi ambivalent : à la fois cocon et cage, il protège ses membres des agressions extérieures et leur fournit des ressources identitaires qu’ils ne peuvent acquérir ailleurs. Mais au prix d’une assignation forcée à la famille, au groupe ethnique ou au territoire, qui fait obstacle à l’insertion professionnelle et sociale en dehors. Ces territoires abriteraient finalement un véritable " vide politique ", selon Didier Lapeyronnie.

Ce constat est cependant contestable, d’autant qu’il participe d’une certaine manière à la stigmatisation dont il prétend montrer les effets. Sans nier les obstacles institutionnels auxquels ils se confrontent, certains chercheurs comme Michel Kokoreff 7 ont pointé au contraire l’existence d’un véritable dynamisme collectif dans les quartiers de grands ensembles, tant dans les discussions que dans les engagements bénévoles et associatifs de leurs habitants. Leur invisibilité et le manque de soutien institutionnel auquel ces " militants des cités " sont confrontés semblent surtout traduire le déni du caractère politique dont ces formes particulières d’engagement font l’objet de la part des classes dominantes.

A la suite d’une enquête menée dans le ghetto noir du South Chicago et à la Cité des 4 000 à La Courneuve, Loïc Wacquant réfute plus radicalement encore la thèse d’une ghettoïsation à la française. Selon lui, si des processus similaires de concentration spatiale de minorités et de stigmatisation sont communs à ces deux lieux, les différences l’emportent. A commencer par un constat de taille : quand les ghettos étasuniens peuvent s’étendre sur des centaines de kilomètres carrés et regrouper plusieurs centaines de milliers d’habitants, les banlieues françaises en comptent tout au plus une dizaine de milliers. Cette disparité a des conséquences organisationnelles : doté de sa propre division du travail, le ghetto étasunien fonctionne pratiquement en vase clos, tandis que les habitants des cités françaises sont contraints de travailler et de consommer à l’extérieur. Ces dernières sont également beaucoup plus hétérogènes, tant du point de vue culturel que social - il n’est pas rare de compter plusieurs dizaines de nationalités différentes dans un même grand ensemble. Et cette diversité interne s’observe également entre les différents quartiers pauvres, à la différence du ghetto étasunien. Enfin et surtout, la criminalité est incomparablement moins développée dans les banlieues françaises, et les institutions publiques y restent largement présentes, malgré les tensions qui existent entre elles, police en tête, et la population.

3. L’entre-soi discret de la bourgeoisie

Le communautarisme serait implicitement l’apanage des classes populaires. Or, comme l’illustre le cas extrême des ghettos noirs étasuniens, la cohésion de ces classes est souvent surestimée et, inversement, leurs conflits internes ignorés. Un premier paradoxe est ainsi que les communautés apparaissent, dans les discours dénonciateurs, tantôt trop organisées et tantôt anarchiques. La vérité est, comme souvent, entre les deux, ainsi que le montrait déjà le sociologue William Foote Whyte en 1943 dans un ouvrage devenu classique. S’immergeant durant trois ans dans un quartier d’immigrés italiens de Boston, rebaptisé Cornerville, le sociologue met en évidence les logiques sociales complexes qui le structurent, faites de solidarité et de concurrence, non sans montrer leur dépendance étroite aux préjugés extérieurs. Au terme de son enquête, il pointe ainsi le dilemme auquel est confronté tout habitant de ce quartier qui cherche à s’élever socialement : il " a le choix entre le monde des affaires et des républicains, d’une part, celui des rackets et des démocrates, de l’autre. Le panachage lui est interdit : ces deux mondes sont si éloignés l’un de l’autre qu’ils n’ont guère de rapports entre eux. S’il fait son chemin dans le premier d’entre eux, la société le reconnaîtra comme un homme qui a réussi, mais à Cornerville, on le considérera comme un étranger au quartier. S’il fait son chemin dans le second, il sera socialement reconnu à Cornerville mais, à l’extérieur, les gens respectables le tiendront pour un paria "8.

Outre les souffrances qu’elle présuppose, la voie consistant à rompre avec sa communauté d’origine est elle-même périlleuse. Difficile en effet de ne pas être renvoyé tôt ou tard à celle-ci, tant certains signes extérieurs fonctionnent comme des marqueurs d’assignation, à commencer évidemment par l’apparence physique. A cette stigmatisation** répond parfois une stratégie qu’Erving Goffman a qualifiée de " retournement du stigmate "9 : elle consiste à transformer son attribut honteux en fierté. C’est ce qu’illustre par exemple Nathalie Kakpo, dans une récente enquête de terrain 10. Elle y montre comment la revendication de l’islam portée par certains jeunes doit d’abord être lue comme une demande de reconnaissance face à leurs difficultés d’insertion professionnelle ou à la déstabilisation des rapports de genres.

C’est également un outil de négociation vis-à-vis des institutions qui restent largement sourdes à leurs revendications. De nombreux travaux ont ainsi mis en évidence le rôle des décideurs économiques et politiques dans la relégation résidentielle, scolaire et professionnelle des classes populaires, en particulier d’origine immigrée 11. Analysant l’essor de la rhétorique autour des " quartiers sensibles " depuis les années 1980, Sylvie Tissot montre comment celle-ci accompagne en fait plus généralement la remise en cause des fonctions de l’Etat social 12. Opérant une " spatialisation des problèmes sociaux " tout en insistant sur le manque de participation supposé des résidents de ces quartiers, les responsables politiques et les journalistes qui la portent contribuent à dépolitiser les facteurs du malaise des quartiers pauvres. C’est-à-dire à rendre invisibles tout ce qui se joue sur d’autres scènes, le monde du travail mais aussi les beaux quartiers, désamorçant ce faisant les conflits potentiels qui pourraient s’y faire jour.

Il s’agit ainsi de ne pas confondre la mixité sociale avec la diversité culturelle, et donc surtout avec la résorption des inégalités socio-économiques 13. Si certains s’interrogent ainsi sur les processus de gentrification*** à l’oeuvre dans certains centres-ville ou le développement des gated communities, les résidences urbaines américaines fermées 14, ils permettent surtout de remarquer que l’auto-exclusion est en fait essentiellement pratiquée par les classes supérieures. Ce communautarisme peu voyant est ainsi cultivé depuis longtemps par les membres de la grande bourgeoisie, ainsi que l’ont bien montré Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans leurs travaux 15. Ces deux sociologues ont ainsi mis en évidence les multiples réseaux que les élites politiques, économiques ou culturelles savent mobiliser, aussi discrètement qu’efficacement, pour préserver leurs territoires résidentiels et sociaux des intrusions extérieures. Ecoles spécifiques, cercles, clubs, associations ou rallyes**** constituent ainsi les leviers d’un véritable " collectivisme pratique " qui fait de cette population la seule classe aujourd’hui mobilisée pour la défense de ses intérêts communs. La nouveauté serait donc que cette recherche de l’entre-soi s’étendrait aujourd’hui progressivement aux autres membres des couches privilégiées. Un communautarisme " choisi " qui se distingue donc de celui " subi ", que l’on va pourtant reprocher à certaines franges des classes populaires. Et qui, par de multiples canaux, en serait même à l’origine.

  • 1. Voir La création des identités nationales, par Anne-Marie Thiesse, éd. du Seuil, 1999.
  • 2. Voir " Le secret de l’isoloir ", par Alain Garrigou, Actes de la recherche en sciences sociales n° 71-72, 1988, pp. 22-45.
  • 3. " A-t-on besoin de statistiques "ethniques" ? ", in " L’état de l’économie 2008 ", hors-série n° 76 d’Alternatives Economiques, 2e trimestre 2008, disponible dans nos archives en ligne.
  • 4. Voir L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, par Gérard Mauger, éd. du Croquant, 2006.
  • 5. De la question sociale à la question raciale ?, par Didier et Eric Fassin (dir.), éd. La Découverte, 2006.
  • 6. Ghetto urbain, éd. Robert Laffont, 2008.
  • 7. La force des quartiers, éd. Payot, 2003.
  • 8. Street Corner Society, éd. La Découverte, 1995, p. 304.
  • 9. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, éd. de Minuit, 2005 (éd. originale : 1963), p. 32.
  • 10. L’islam, un recours pour les jeunes, éd. Presses de Sciences Po, 2007.
  • 11. Voir respectivement La gauche et les cités, par Olivier Masclet, éd. La Dispute, 2003, pp. 29-52 ; L’apartheid scolaire, par Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton, éd. du Seuil, 2005 ; et Chantier interdit au public, par Nicolas Jounin, éd. La Découverte, 2008, pp. 19-45.
  • 12. L’Etat et les quartiers, éd. du Seuil, 2007.
  • 13. Voir " Pour une approche critique de la mixité sociale ", par Eric Charmes, La vie des idées, 10 mars 2009.
  • 14. Voir " Faut-il craindre une privatisation des villes ? ", Alternatives Economiques n° 285, novembre 2009, disponible dans nos archives en ligne.
  • 15. Voir par exemple Les ghettos du Gotha, éd. du Seuil, 2007.
* Racialisation

Processus qui fait que des distinctions selon des critères culturels s'imposent dans les représentations, influençant ainsi les comportements par le seul fait que les agents sociaux croient en leur importance.

** Stigmatisation

Action de disqualifier un individu dans une interaction parce qu'il présente un certain attribut qui déroge aux normes en vigueur dans la société dans laquelle il évolue.

*** Gentrification

Processus d'embourgeoisement de certains quartiers populaires, où les anciens habitants sont " chassés " au profit des classes supérieures par la hausse des prix immobiliers.

**** Rallye

Groupe de jeunes du même âge issus de familles nobles ou fortunées qui se réunissent régulièrement pour danser ou partager des activités culturelles sous le contrôle étroit de leurs parents, soucieux de perpétuer les valeurs de leur milieu social.

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