Entretien

" La sortie de crise sera plus dure à gérer que la crise elle-même "

13 min
Jacques Le Cacheux professeur d'économie à l'université de Pau et des Pays de l'Adour, directeur du département des études à l'OFCE, à Paris.

Les procédures de gouvernance de la zone euro se sont révélées inopérantes face à la crise. Mais le ver n’était-il pas déjà dans le fruit ?

Absolument. La Banque centrale européenne (BCE), indépendante, mène une politique monétaire dont l’objectif prioritaire, selon les traités, est d’assurer la stabilité des prix. Il aurait donc fallu, en contrepartie, coordonner les politiques budgétaires afin d’assurer non seulement un policy mix* favorable à la zone dans son ensemble, mais prenant également en compte la conjoncture propre à chaque pays membre. Or, en matière budgétaire, la gouvernance se résume aux règles disciplinaires du pacte de stabilité et de croissance, dont l’objectif est d’éviter tout comportement qui menacerait, là encore, la stabilité de la monnaie. Un dispositif à la fois inadapté et trop rigide et qui, en pratique, n’a pas institué une contrainte bien forte puisque, dès 2003, l’Allemagne et la France ne l’ont pas respecté, sans endurer ni condamnation ni pénalités.

Quant aux prévisions macroéconomiques envoyées chaque année par les différents gouvernements à la Commission - les grandes orientations de politique économique (Gope, dans le jargon européen) -, elles apparaissent avec le recul comme un exercice purement déclamatoire, sans réelle conséquence.

Variation du coût unitaire du travail dans l’industrie de 2000 à 2008, base 100 en 2000

Et depuis la crise ?

La crise a rendu les disciplines du pacte de stabilité totalement hors de propos. Elle a surtout fait prendre enfin conscience que se focaliser sur les déficits publics conduisait à ne pas surveiller les indicateurs macroéconomiques les plus pertinents pour juger de la bonne marche d’une économie, tels que le niveau du solde courant, la compétitivité relative, le niveau de la dette privée, etc. C’est ainsi que des pays comme l’Espagne ou l’Irlande, très profondément touchés par la crise aujourd’hui du fait de leurs errements passés, ont pu longtemps être présentés comme les bons élèves de la zone, au seul motif que leur dette publique était sous contrôle !

Sur ce point, même si le dérapage des finances publiques grecques est un symptôme de la faible surveillance assurée par les institutions communautaires, il ne faut pas se focaliser sur le cas grec. Le comportement du précédent gouvernement hellène en a fait en quelque sorte le Madoff de la crise européenne, un cas extrême qui ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : le caractère totalement inapproprié du mode de gouvernance de l’euro.

Quel jugement portez-vous sur la réaction allemande ?

La réaction allemande est de dire qu’il faut renforcer les disciplines. On reste dans le même schéma intellectuel : l’appartenance à la zone euro permet d’échapper en partie aux disciplines de marché. Il faut donc surveiller les pays membres pour éviter tout comportement déviant. Un raisonnement, l’expérience nous le prouve, qui n’est pas complètement erroné, mais qui ne règle en rien l’enjeu majeur auquel nous sommes aujourd’hui confrontés : assurer la cohésion de la zone dans la difficile sortie de crise qui s’annonce.

La sortie de crise va être en effet bien plus difficile à gérer que la crise elle-même. Dans la crise, tout le monde s’est vu contraint et forcé de faire du keynésianisme, en tirant certes à hue et à dia, en espérant parfois profiter des efforts du voisin, mais enfin, on l’a fait. Maintenant, l’enjeu est autre : il faut faire face au risque de déflation. Les gouvernements subissent la pression des marchés pour réduire les déficits, les dépenses et la dette. Alors que les agents privés sont loin d’avoir cessé de se désendetter, on attend des agents publics qu’ils le fassent également. Une situation très dangereuse et qu’on connaît bien depuis Irving Fisher. La debt deflation** a ainsi caractérisé une bonne partie des années 1930, et c’est la menace qui pèse aujourd’hui sur l’économie européenne. Nous n’avons pas évité la crise des années 1930, mais seulement sa première étape.

Et les contradictions entre pays de la zone euro n’arrangent rien...

Bien évidemment. L’écart de compétitivité relative qu’on a laissé se creuser au fil du temps entre l’Allemagne et le reste de la zone euro, et singulièrement avec les pays du sud, Espagne, Portugal et Grèce, pose un problème majeur. Dès lors que nous sommes dans une zone monétaire intégrée, cet écart ne peut être soldé en dévaluant, comme l’ont fait les Britanniques depuis 2008 ou les Suédois en 1991-1992. Dire " tout le monde n’a qu’à faire comme nous ", comme on l’entend en Allemagne, est la recette assurée pour précipiter toute l’Europe dans la dépression. Si on cumule, d’une part, le risque de déflation de la dette et, d’autre part, la menace de généralisation des politiques de désinflation compétitive, plus rien ne soutiendra l’activité. Et faire mine de croire, comme les Allemands, que la demande extérieure y pourvoira n’a pas de sens. En admettant même que sa croissance soit très forte, la demande extérieure pèse d’un poids trop faible dans la demande globale de la zone euro pour compenser la dépression de la demande intérieure 1.

Alors, que faudrait-il faire ?

Il faut concevoir des procédures plus efficaces que le pacte de stabilité pour coordonner les politiques budgétaires, afin d’éviter une dérive indéfinie des comptes publics des pays de la zone euro. Mais il faut aussi mettre en oeuvre les solidarités financières de nature à faciliter les ajustements dans les pays du sud de la zone euro sans casser l’activité. Sauver la zone euro suppose donc une coordination des politiques économiques réellement proactive. Le risque, aujourd’hui, si l’inflation redémarre quelque peu, sous l’effet par exemple des prix du pétrole, ou d’une légère reprise de l’activité quelque part dans la zone, est que la BCE soit tentée de durcir à nouveau sa politique monétaire pour éponger une partie des liquidités qu’elle a injectées dans l’économie. Et elle le fera d’autant plus si, dans le même temps, les Etats n’affichent pas des objectifs clairs et coordonnés en matière budgétaire. La BCE serait alors en position de dire : " Puisque vous ne réduisez pas vos déficits autant qu’il le faudrait, je suis bien obligée de durcir ma politique monétaire et d’augmenter les taux d’intérêt. "

A la manière de ce que fit la Bundesbank après la réunification...

A ceci près que cela s’appliquerait à la zone euro dans son ensemble. Il faut donc tout faire pour éviter de tomber dans une telle situation.

Sauf qu’on ne voit pas bien qui peut porter cette coordination des politiques économiques aujourd’hui. Et le traité de Lisbonne ne change rien à l’affaire...

Les institutions existantes ne sont effectivement guère légitimes. La Commission, du fait de son statut, n’est pas en position de coordonner l’action budgétaire des Etats, aujourd’hui encore bien moins qu’hier. Le président Barroso a abaissé la place de la Commission à un niveau inédit dans l’histoire européenne. On a pu voir le commissaire allemand, qui n’est pas en charge des affaires économiques, expliquer récemment les positions de son pays en matière monétaire, ce qui, sur le plan institutionnel, est inconcevable. Les commissaires sont tout de même là pour défendre l’intérêt commun de l’Union ! Qu’il puisse parler ainsi sans être immédiatement recadré témoigne de l’anarchie qui règne à Bruxelles. La collégialité de la Commission, l’intérêt général européen qu’elle est censée incarner, tout semble passé par pertes et profits. La Commission avait déjà perdu toute autorité du fait de son incapacité à gérer correctement le pacte de stabilité et les Gope. Face à la crise, elle a fait preuve d’une absence totale de capacité d’agir. Et ce n’est pas en lançant une sorte de remake de la stratégie de Lisbonne, avec des objectifs fabuleux et aucun instrument collectif de nature à permettre de les atteindre, qu’elle va redorer son blason !

La BCE, quant à elle, a fait le job, contre toute attente compte tenu de sa rigidité antérieure. Elle est allée aussi loin qu’elle le pouvait pour soutenir le système financier, mais elle n’est pas légitime pour aller au-delà. Et son action en matière de politique monétaire a trouvé ses limites.

Le traité de Lisbonne ? Il n’apporte aucun progrès. La situation s’est même plutôt aggravée en raison de la querelle de légitimité qui oppose non seulement les deux présidences stables, incarnées par Van Rompuy au Conseil européen et Barroso à la Commission, mais aussi la présidence tournante du Conseil des ministres, actuellement occupée par une Espagne incapable de prendre la moindre initiative, compte tenu de ses difficultés économiques.

Enfin, on n’aurait pas dû reconduire Jean-Claude Juncker à la tête de l’Eurogroupe. Le fait d’occuper un poste en vue au sein des institutions européennes depuis trente ans ne suffit pas à en faire un Européen convaincu. Il y a surtout défendu les intérêts du Luxembourg, en s’opposant à toute régulation commune, à toute harmonisation fiscale... Dans la crise, et même avant la crise, Juncker ne s’est jamais montré capable de mobiliser l’Eurogroupe efficacement. En fait, l’Eurogroupe n’a bien fonctionné que sous la présidence française, à l’automne 2008, quand Nicolas Sarkozy a imposé des réunions au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement, et en y associant les Anglais. On a alors évité l’effondrement. Et tout le monde a été soulagé. Mais ce n’est pas ainsi qu’on peut gérer la sortie de crise. L’Eurogroupe, revenu à la normale, reste un groupe de ministres des Finances, dont la fonction est de tenir les cordons de la bourse et non d’orienter les politiques économiques. La France y délègue sa ministre de l’Economie, Christine Lagarde, mais nos partenaires, à commencer par les Allemands, y envoient leurs ministres des Finances. On y parle comptes publics, application du pacte de stabilité, et c’est tout.

Ce qu’a fait Sarkozy en 2008 dépassait effectivement le cadre de l’Eurogroupe. Alors qu’il y avait le feu à la maison, il a mis en scène une pseudo-coordination alors que chacun préparait de son côté des mesures nationales pour sauver ses propres banques. On s’est satisfait d’une annonce simultanée de plans de sauvetage strictement nationaux. Faut-il déduire de cet exemple qu’une gestion purement intergouvernementale de l’Union peut compenser demain l’affaiblissement des institutions communautaires ?

L’intergouvernemental dysfonctionne tout autant. Chaque gouvernement privilégie sa situation politique interne - ce qui n’est pas forcément illégitime. Angela Merkel n’est pas seule dans ce cas. Quand Nicolas Sarkozy, au lendemain des élections régionales, dit " je n’hésiterai pas à provoquer une crise européenne pour sauver la politique agricole commune (PAC) ", il ne fait pas mieux. Une attitude quasi quotidienne de sa part, à laquelle nous nous sommes tellement habitués que nous n’y faisons plus attention ! Mais cela ne contribue pas à rendre la voix de la France audible. Il est vrai qu’il est difficile de parler de coordination, de solidarité et de gouvernement économique quand on s’est battu pour que le budget européen ne dépasse pas 1 % du produit intérieur brut (PIB).

Vous brossez un tableau assez catastrophique...

... qui correspond malheureusement à la réalité. Si la zone euro n’éclate pas aujourd’hui, c’est que les coûts du démantèlement seraient excessifs. Pour tous. Quand l’Allemagne a évoqué l’idée qu’on pourrait exclure un pays de la zone euro, ne serait-ce que temporairement, Jean-Claude Trichet a heureusement réagi aussitôt pour affirmer que cette hypothèse était hors de question. Imaginer qu’un pays pourrait renouer avec une monnaie nationale pour rentrer à nouveau dans l’euro avec une parité plus basse n’a pas de sens. Soit l’euro tient, soit ça casse, et si ça casse, le coût sera énorme. Les Allemands le savent bien, même s’ils ne l’admettent pas. Retourner au deutschemark ou à une mini-zone euro avec quelques autres pays entraînerait aussitôt une appréciation énorme de ce mini-euro par rapport aux autres monnaies européennes, et donc une perte de compétitivité dramatique pour l’Allemagne et son modèle exportateur. Cela signerait la fin du marché unique, de la PAC, etc. Un retour au point de départ et même avant. Cela dynamiterait le traité de Rome.

Pouvez-vous tout de même indiquer quelques pistes pour que ça marche mieux ?

Il y a, d’une part, ce qu’on peut faire dans le cadre des traités existants et ce qui pourrait l’être dans un cadre institutionnel rénové. Dans le cadre des traités existants, il faudrait rapidement instituer un Eurogroupe informel au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement pour assurer une coordination sérieuse en amont des décisions nationales.

Aujourd’hui, quand un pays réforme sa fiscalité, les autres l’apprennent généralement par la presse. Il faut sortir de cette situation qui encourage les stratégies non coopératives. Un premier pas serait de se réunir au printemps, en amont de la préparation des différentes lois de finances, pour échanger sur ce que l’on compte faire et en discuter ouvertement entre responsables politiques au plus haut niveau, afin de rendre des arbitrages politiques. Tout cela demanderait évidemment beaucoup de bonne volonté politique et, au vu des relations actuelles entre pays, on en est encore loin.

Et la proposition de Fonds monétaire européen suggérée par Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances allemand ?

Ce n’est pas une idée si saugrenue qu’on l’a dit en France. Au-delà du problème du nom, cela fait sens de créer une institution européenne multilatérale à la légitimité comparable à celle du Fonds monétaire international (FMI), avec une expertise équivalente. Cela permettrait de sortir les interventions du cadre intergouvernemental et de couper court aux discours nationaux et populistes du genre " les Allemands ne veulent pas payer pour les Grecs ".

Est-il réaliste d’imaginer aller au-delà des traités actuels, quand on mesure la difficulté avec laquelle le traité de Lisbonne a été ratifié ?

Angela Merkel elle-même a introduit l’idée qu’il faudrait changer les traités. Afin de durcir le pacte de stabilité certes, mais cela ouvre la voie au débat. Car si des réunions informelles de l’Eurogroupe au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement pourraient limiter les dégâts dans la première phase de la sortie de crise, il faut ouvrir une perspective de changement institutionnel. Deux pistes méritent d’être explorées. La première est de donner une nouvelle dimension au budget européen. Nous allons entrer dans une phase de réflexion sur l’après-2013.

C’est une fenêtre d’opportunité pour concevoir un budget qui soit plus communautaire, plus proactif, qui oriente la croissance dans la direction où on veut la stimuler. Cela veut dire un budget sans doute un peu plus gros, avec une composante plus conjoncturelle qui contribue à la qualité du policy mix européen. Il faudrait également prévoir des mécanismes de soutien financier explicites aux pays en difficulté au-delà des dépenses prévues au budget, en donnant à l’Union la capacité à emprunter. En clair, il faut aller vers un minimum de fédéralisme budgétaire.

Peut-on sérieusement croire qu’une unanimité pourrait se dégager sur un tel programme ?

La difficulté majeure est assurément d’échapper au blocage britannique. Une solution serait de créer une sorte de budget bis, limité à la zone euro, ce qui compliquerait évidemment sérieusement la gestion de l’Union dans la mesure où il n’y a qu’une Commission et qu’un Parlement...

  • 1. Les exportations des pays de la zone euro vers des pays hors de cette zone représentent 20 % de son PIB total, dont un tiers destiné au reste de l’Union. La part des zones les plus dynamiques de la planète demeure faible : ainsi, moins de 4 % des exportations allemandes sont destinées à la Chine. Voir aussi page 8.
Propos recueillis par Philippe Frémeaux

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !