La précarité de l’emploi, une construction plurielle

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Emplois atypiques, flexibilité des horaires, insatisfaction dans le travail..., la précarité prend de multiples formes. Et ses conséquences sur la vie de famille et la vie professionnelle ne sont pas moins multiples.

"La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?" Ainsi s’interrogeait la présidente du Medef, Laurence Parisot 1, illustrant la confusion entretenue autour d’une notion devenue centrale dans les débats publics.

Une " remarchandisation " du travail

Le terme s’impose dans le langage courant à la fin des années 1970. La période coïncide avec la montée d’un chômage de masse dans les pays industrialisés, mais aussi avec l’arrivée de dirigeants porteurs d’une idéologie politique qualifiée de néolibérale. Selon eux, le meilleur moyen de résorber le chômage consisterait à " assouplir " autant que faire se peut le droit du travail. Ceci pour répondre aux besoins croissants de flexibilité qu’amènerait la montée des services - dont la production ne se stocke pas. Mais aussi en vertu d’une conception où l’encadrement étatique doit s’effacer au profit d’un contrat libre entre employeur et salarié.

C’est oublier un peu vite qu’une relation de subordination et non d’égalité existe entre un salarié et son employeur. C’est oublier aussi la formule d’Henri Lacordaire qui rappelle qu’" entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ". C’est enfin porter atteinte aux fondements mêmes de l’Etat social et de la société salariale qui le sous-tend. Le fruit d’un compromis dont Robert Castel retrace la longue émergence 2, en montrant comment c’est l’inscription dans des collectifs adossés au labeur rémunéré (corporations, puis branches et syndicats) qui confère progressivement aux travailleurs et à leurs ayants droit une protection contre les principaux risques de l’existence (accidents du travail, maladie, chômage, vieillesse, famille).

En même temps qu’il se généralise, le statut de salarié se consolide tout au long du XXe siècle en s’étoffant de droits sociaux conquis de haute lutte (mensualisation du salaire, garanties contre le licenciement, représentation dans l’entreprise, congés payés, etc.). La force de travail s’éloigne ainsi de la condition de marchandise à laquelle le capitalisme industriel l’avait initialement réduite. Les cotisations sociales, en tant que part du salaire socialisée, occupent une place centrale dans cette architecture. Or, note Robert Castel, celle-ci s’effrite depuis une trentaine d’années, marquant le retour d’une véritable " insécurité sociale " qui s’opère notamment via une réindividualisation du rapport salarial.

L’essor des formes d’emplois atypiques en constitue l’un des signes les plus patents. Par ces dernières, on désigne d’abord les contrats qui dérogent à la norme du contrat à durée indéterminée (CDI) en présentant une durée limitée : contrats à durée déterminée (CDD), d’intérim, d’apprentissage, ainsi que stages et contrats aidés dont la collectivité finance une partie de la rémunération. Ces trois derniers font d’ailleurs explicitement exception à la règle commune, en matière notamment de salaire minimum et de cotisations sociales, sous le motif qu’ils sont réservés à certaines catégories de la population.

Ces différents types de contrats atypiques concernaient ainsi 1,2 million de salariés en 1982, 2,6 millions en 1998 et 3,1 millions en 2008. Selon le Code du travail, un CDD ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise, ni dépasser la durée de dix-huit mois, renouvellement compris. Les seuls cas permis pour la conclusion d’un CDD sont théoriquement le remplacement d’un salarié absent, un surcroît d’activité ponctuel ou l’accomplissement de tâches saisonnières. Dans la pratique, il n’est toutefois pas rare de voir les entreprises utiliser ces outils pour ajuster au maximum leur volume de main-d’oeuvre aux variations de leur activité, pour conserver un effectif inférieur aux seuils légaux*- seuls les salariés permanents étant inclus dans son décompte -, mais aussi maintenir une certaine pression sur leurs salariés. En témoignent les fréquentes condamnations pour renouvellement abusifs prononcées aux Prud’hommes. La palme revient à La Poste, coutumière du fait, qui a notamment fait signer 574 CDD à la même employée.

Il ne faut pas croire en effet que les emplois précaires seraient l’apanage des employeurs privés. Le secteur public n’est pas en reste : l’emploi de vacataires s’est largement banalisé dans les diverses administrations - une étude récente a ainsi recensé pas moins de 50 000 vacataires dans l’enseignement supérieur et la recherche 3. Et si certains efforts sont menés pour rapprocher le droit et la pratique, c’est d’abord en alignant le premier sur la seconde. Réservé aux entreprises de moins de 20 salariés, le contrat nouvelle embauche (CNE), qui comportait une période d’essai (dite de " consolidation ") de deux ans, a ainsi été en vigueur de 2005 à 2008, avant d’être condamné par l’Organisation internationale du travail.

Précarités objectives et subjectives

Les salariés recrutés sur de tels contrats se trouvent donc souvent dans un état d’incertitude concernant leur avenir professionnel et leur protection sociale, ce qui se répercute évidemment sur le reste de leur existence. Difficile de trouver un logement, de mener une vie de famille ou sociale sereine si l’on craint en permanence de perdre son emploi. Mais la durée du contrat n’est pas le seul facteur à prendre en compte. C’est pour cela qu’à cette définition stricte de l’emploi précaire est souvent ajouté le sous-emploi, qui désigne la situation des salariés dont la durée de travail rémunéré est inférieure à la durée légale et qui souhaiteraient travailler davantage. On y inclut les salariés à temps partiel subi ou en temps complet réduit. Il importe cependant aussi de prendre en compte la flexibilisation des horaires de travail, lesquels peuvent être modulés d’une semaine, voire d’un jour, sur l’autre, et tendent à déborder sur le soir et le week-end.

Cette " déstandardisation " de la journée de travail est analysée par Laurent Lesnard 4, qui pointe notamment la menace qu’elle fait peser sur les liens sociaux, et notamment familiaux, mais aussi le rôle des politiques de dérégulation qui l’ont permise, à commencer par l’annualisation** du temps de travail accordée aux employeurs en contrepartie des lois sur les 35 heures. Il note aussi que cette évolution touche très inégalement les salariés suivant leur qualification. Les cadres conservent en moyenne une certaine latitude sur la fixation de leurs horaires, contrairement aux salariés peu qualifiés, notamment dans les services, qui doivent au contraire s’adapter aux nouveaux modes de vie des premiers : " Les loisirs des uns deviennent les emplois des autres. ".

Plus généralement, les peu qualifiés, mais aussi les jeunes et les femmes sont davantage exposés à la précarité sous toutes ses formes. Des facteurs se combinent et culminent dans le cas des travailleurs étrangers, dont la fragilisation du droit au séjour vient favoriser la précarité professionnelle. Clientèle privilégiée des agences d’intérim, ceux-ci sont aux premières loges d’une sous-traitance en cascade que Nicolas Jounin a bien étudiée dans le secteur du bâtiment 5. De tels montages permettent en effet de diluer la responsabilité des employeurs tout en disciplinant la main-d’oeuvre, malgré des conditions de travail souvent aux marges de la légalité. Une véritable " délocalisation sur place " est ainsi à l’oeuvre dans certains secteurs dont l’activité ne peut être réalisée ailleurs (construction, restauration, etc.). Enfin, si les plus qualifiés ne sont pas épargnés par la précarité - on compte par exemple environ 30 000 journalistes pigistes et 200 000 intermittents du spectacle 6 -, il ne faut pas perdre de vue qu’ils disposent généralement de davantage de ressources (sociales et culturelles notamment) pour y faire face.

Chacun peut finalement appréhender très différemment un emploi précaire : piège appauvrissant pour beaucoup, il peut parfois être le tremplin vers un poste stable, voire un arrangement accommodant pour certains. Cela oblige donc à aller au-delà des chiffres pour prendre en compte la dimension subjective au moyen d’entretiens approfondis ou d’observations participantes tels qu’en mènent certains chercheurs, mais aussi des journalistes comme Barbara Ehrenreich, Elsa Fayner ou Florence Aubenas 7.

Notant par ailleurs que le sens de la précarité diffère selon les pays, renvoyant tantôt à l’instabilité de l’emploi ou aux conditions de travail et de rémunération, Serge Paugam propose de croiser les deux dimensions. Il distingue ainsi quatre situations types : " l’intégration assurée " qui associe satisfaction dans le travail et stabilité de l’emploi, et trois formes de déviation par rapport à elle : " l’intégration incertaine (satisfaction dans le travail, mais emploi instable) ; " l’intégration laborieuse (emploi stable, mais insatisfaction dans le travail) ; " l’intégration disqualifiante (insatisfaction dans le travail et instabilité de l’emploi). Il en explore ensuite les implications en termes d’attachement à l’entreprise et d’identité professionnelle, ainsi que l’impact sur la vie familiale et l’engagement syndical ou politique.

Des enjeux très politiques

Il s’agit, enfin, de distinguer la précarité des représentations qui y sont associées et qui peuvent jouer un rôle dans l’entretien d’une certaine résignation. Le CDI reste en effet la norme, regroupant 77 % des salariés fins 2008, même si en flux les CDD représentaient 72 % des embauches en 2006. Certains, comme Christophe Ramaux, vont même jusqu’à affirmer que " l’instabilité croissante de l’emploi est introuvable"8, en pointant que l’ancienneté moyenne en emploi n’a pas baissé au cours des dernières années. Ils s’opposent ainsi aux partisans de la " flexicurité ", inspirée du système danois, qui cherche à concilier la flexibilité accrue exigée par les entreprises avec la sécurité professionnelle des salariés. Et ils accusent ces derniers d’exagérer la rupture avec l’organisation productive fordiste 9, entérinant ainsi la nécessité de flexibilité pour les entreprises. Ceux-ci rétorquent toutefois en distinguant instabilité et insécurité, pour différencier les cas où une fin de contrat débouche respectivement sur un autre emploi ou une période de chômage 10.

Seules certitudes : le pluriel s’impose pour parler de précarité, de même que certaines précautions : ne pas dissocier pauvreté et travail, ni opposer emploi et droit du travail, ni enfin nier le conflit d’intérêt entre employeurs et salariés. Stéphane Beaud et Michel Pialoux montrent aussi, dans leur enquête sur les ouvriers de l’automobile comment la fracture générationnelle entre ces derniers recouvre en fait une opposition entre ouvriers stabilisés et intérimaires 11. L’essor de la précarité pose ainsi un sérieux défi aux organisations syndicales, vecteur qu’il est de domestication de la main-d’oeuvre, mais aussi de clivages au sein des collectifs de travail. A moins que ce ne soit à l’ensemble de la société de se saisir de la question, tant ses implications sur l’ensemble des sphères de l’existence et la qualité du lien social sont majeures.

  • 1. Le Figaro Economie, 31 août 2005.
  • 2. Les métamorphoses de la question sociale, éd. Fayard, 1995.
  • 3. Voir www.precarite-esr.org
  • 4. La famille désarticulée, éd. PUF, 2009.
  • 5. Chantier interdit au public, éd. La Découverte, 2008.
  • 6. Voir respectivement Journalistes précaires, par Alain Accardo (dir.), éd. Le Mascaret, 1998, et Le travail créateur, par Pierre-Michel Menger, éd. de l’EHESS, 2009.
  • 7. Voir leurs ouvrages respectifs : L’Amérique pauvre (éd. 10/18, 2005), Et pourtant je me suis levée tôt (éd. Panama, 2008) et Quai de Ouistreham (éd. de l’Olivier, 2010).
  • 8. Emploi. Eloge de la stabilité, éd. Mille et une nuits, 2006, p. 23.
  • 9. Voir " L’organisation du travail a-t-elle vraiment changé ? ", Alternatives Economiques n° 238, juillet 2005, disponible dans nos archives en ligne.
  • 10. Voir " La sécurité de l’emploi face aux transformations économiques ", rapport du Cerc, 2005, disponible sur www.cerc.gouv.fr/rapports/rapport5/rapport5cerc.pdf
  • 11. Voir Retour sur la condition ouvrière, éd. Fayard, 1999, pp. 324 et suivantes.
* Seuils légaux

Effectifs à partir desquels une entreprise doit respecter certaines obligations. Organiser par exemple des élections du personnel à partir de 11 salariés, ou mettre en place un comité d'entreprise au-dessus de 50 salariés.

** Annualisation

Possibilité de comptabiliser la durée de travail sur une base annuelle et non plus hebdomadaire, et donc de faire varier celle-ci d'une semaine à l'autre en fonction de l'activité de l'entreprise.

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