Opinion

Strabisme

4 min
Denis Clerc Fondateur d’Alternatives Economiques

Carmignac a sans doute quelques raisons d’être fier de lui. Challenges estime qu’il est à la tête de la 97e fortune française. La société de gestion de portefeuille qu’il a fondée est prospère. Il pratique la transparence en publiant la liste des titres dans lesquels les capitaux qui lui ont été confiés sont investis, ce qui n’est pas pratique courante dans le monde de la finance. Fort de sa réussite, il publie chaque trimestre dans les principaux quotidiens nationaux une pleine page de publicité, sous la forme d’une lettre où il vante la Chine et vitupère la France et l’Europe, engagées dans la voie du déclin en raison de politiques économiques aberrantes. Les gagne-petit tiennent un blog, M. Carmignac, lui, affiche ses humeurs en payant. Il en a les moyens.

Dans son dernier libelle publicitaire (Le Monde du 17 avril), il s’étonne : " N’est-il pas pour le moins surréaliste que le chef de file de l’opposition en France, ayant largement remporté la dernière consultation, ait été à l’origine de l’instauration des 35 heures ? " Ce qui, tout le monde le comprend, signifie en langage subliminal : " Faut-il que les électeurs soient cons pour voter pour ceux qui nous ont mis dans la merde ! " Eh oui, les 35 heures continuent, pour certains, à symboliser la monstrueuse bêtise économique d’une gauche partageuse et incompétente : ce n’est pas en faisant un croche-pied à qui marche en béquilles qu’on l’aide à avancer plus vite.

Certains des lecteurs qui ont l’habitude de lire cette chronique trouveront sans doute que je fais une fixation sur les 35 heures, qu’à force de monter au créneau toutes les fois qu’elles sont accusées, cela tourne à l’idée fixe. Peut-être, mais j’ai beau regarder les indicateurs macroéconomiques 1, je ne parviens pas à trouver la moindre confirmation de ces accusations. Et j’en conclus que la charge contre elles est de type idéologique : leurs contempteurs ont trouvé un bouc émissaire commode pour éviter d’avoir à réfléchir à ce qui permettrait à une société de vivre mieux. De 1999 à 2009 inclus, la croissance économique cumulée a atteint 16 % en France, comme en Belgique et aux Pays-Bas. Quatre pays ont fait moins (Danemark et Portugal : + 9 %, Allemagne : + 8 %, Italie : + 5 %) ; cinq pays ont fait mieux (Espagne : + 29 %, Finlande : + 22 %, Suède : + 20 %, Royaume-Uni : + 19 %, Autriche : + 18 %) 2. La France se situe dans la moyenne des pays de l’Union (à 15), alors que tous auraient dû la surpasser si la RTT avait été ce boulet dénoncé. Hors de l’Union, le Japon - le pays où l’on travaille le plus chaque année - est à 7 %. La part des salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières (les entreprises autres qu’individuelles) est passée entre-temps de 67,4 % à 67,6 %, quand le nombre d’emplois au sein de ces dernières passait de 12,6 millions à 14,4 millions (2008). Et l’on ne voit pas dans les chiffres (mais il est vrai qu’à partir de la mi-2008, la crise est passée par là) que la suppression de fait des 35 heures en 2007 (détaxation et libéralisation des contingents d’heures supplémentaires) ait donné le moindre coup de fouet à l’activité économique.

Il n’y a pas que sur ce point que M. Carmignac dérape. Pour lui, la crise grecque " remet fondamentalement en cause l’euro en tant que mécanisme trompeur et pernicieux, ayant indûment protégé de la sanction des marchés les gouvernements de la plupart des pays de la zone dont les erreurs en matière de gestion des finances publiques et de réglementation du travail sont accablantes ". La crise, à ce que l’on sache, n’est pas liée à la mauvaise gestion publique, mais au déchaînement de la spéculation privée. Elle n’a pas pris naissance en Europe, mais aux Etats-Unis, et ce ne sont pas les marchés qui l’ont spontanément limitée, mais les Etats. Que certains d’entre eux, dans la zone euro, aient profité du bouclier allemand - la confiance que l’euro inspirait en raison du rôle central joué par l’Allemagne -, c’est indéniable. Mais enfin, si les choses ne vont pas bien aujourd’hui, si le nombre de chômeurs dans l’Union européenne a progressé de plus de 7 millions de personnes en deux ans, la cause majeure est-elle grecque ou financière ? Et si le taux de chômage dans la zone euro a moins progressé que dans le reste de l’Union, est-ce parce que l’euro a favorisé la mauvaise gestion des finances publiques ou parce que la Banque centrale européenne a joué son rôle ?

Quand on n’a pas envie de regarder les choses en face, on les regarde de travers, mais ça fait loucher, disait ma grand-mère. Elle avait bien raison.

  • 1. En microéconomie, c’est autre chose : dans certaines entreprises, les 35 heures ont pu avoir une incidence négative. Mais dans d’autres, elles ont pu avoir un impact positif en permettant une réorganisation du travail.
  • 2. Les données concernant l’Irlande ne sont pas communiquées par Eurostat, et je n’ai retenu ni la Grèce (chiffres douteux) ni le Luxembourg (pas significatif).

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