Catastrophes industrielles : combien coûtent-elles vraiment ?

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La marée noire provoquée par l'explosion d'une plate-forme pétrolière au large de la Louisiane relance le débat sur les risques industriels et les moyens de compenser les dégâts, mais aussi de les prévenir. BP s'est engagée à rembourser tous les dommages. Mais encore faut-il que l'on sache calculer l'ensemble des coûts, écologiques, sociaux et économiques entraînés par une telle catastrophe. On peut certes tenter de mieux estimer les services rendus par la nature, mais certains dégâts sont irréparables, au sens propre du terme. C'est pourquoi rien ne remplace une politique de prévention efficace.

Une facture a géométrie variable

La société Beyond Petroleum (BP) a annoncé qu’elle assumerait tous les coûts engendrés par l’explosion de la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon, fin avril dans le golfe du Mexique. Encore faudrait-il pouvoir déterminer précisément ces coûts, ce qui n’a rien d’évident.

Concernant le nettoyage proprement dit, la législation américaine oblige de toute façon les compagnies pétrolières à l’assumer intégralement depuis le Oil Pollution Act, adopté en 1990 après le naufrage de l’Exxon Valdez au large de l’Alaska. La facture sera lourde : entre 2 et 3 milliards de dollars selon l’agence de notation Fitch.

Mais ce n’est que la pointe émergée de l’iceberg : les analystes de Sanford C. Bernstein & Co tablent sur une note totale de 8 milliards de dollars en prenant également en compte la perte de la plate-forme elle-même, le coût du pétrole disséminé, les moyens engagés pour colmater les fuites, ainsi que les indemnités pour compenser les pertes d’activité et les amendes que l’entreprise devra payer (3 000 dollars par baril déversé dans la nature, selon le Oil Pollution Act).

Les différents types de coûts engendrés par une catastrophe industrielle

Lecture : plus on monte dans ce mille-feuille, plus les coûts entraînés par les grandes catastrophes industrielles sont à la fois potentiellement importants et difficiles à cerner précisément. Pour l’instant, les niveaux d’indemnisation exigés des industriels ne permettent généralement que de couvrir partiellement les pertes économiques induites directement.

Les différents types de coûts engendrés par une catastrophe industrielle

Lecture : plus on monte dans ce mille-feuille, plus les coûts entraînés par les grandes catastrophes industrielles sont à la fois potentiellement importants et difficiles à cerner précisément. Pour l’instant, les niveaux d’indemnisation exigés des industriels ne permettent généralement que de couvrir partiellement les pertes économiques induites directement.

Les zones humides du littoral de Louisiane abritent un écosystème très vulnérable, source de nombreuses activités économiques. Les pertes de l’industrie touristique et de la pêche pourraient se chiffrer en milliards de dollars. D’ores et déjà, des pêcheurs ont déposé une plainte collective contre BP. D’autres actions en justice devraient suivre. L’estimation des pertes économiques induites par une telle catastrophe est toutefois un exercice difficile : les chiffres peuvent varier dans de grandes proportions selon les hypothèses retenues. De plus, à ce niveau, la loi plafonne pour l’instant à 75 millions de dollars les indemnités dues par les compagnies pétrolières pour les dommages indirects causés. Les sénateurs démocrates ont déposé une proposition de loi pour porter ce plafond à 10 milliards de dollars. Mais même si ce texte est voté, il ne sera pas rétroactif. Les compagnies pétrolières sont aussi expertes pour jouer de toutes les failles juridiques afin de réduire les sommes exigées d’elles : pour l’Exxon Valdez, Exxon Mobil avait été condamné en 1994 en première instance à payer 5 milliards de dollars d’indemnités, somme ramenée à 2,5 milliards en appel en 2006, pour terminer à 500 millions devant la Cour suprême en 2008...

Malgré ses beaux discours, il n’est donc pas sûr encore que le groupe britannique assume réellement l’intégralité des coûts. Et cela d’autant plus que les coûts dont il est question jusque-là ne prennent pas en compte les dégâts causés au " capital naturel " lorsqu’il ne donne pas lieu à une exploitation économique.

Et si BP devait payer le vrai prix ?

L’idée de faire payer à BP le prix du capital naturel détruit par la marée noire peut paraître déplacée : l’environnement ne doit pas devenir une marchandise. Mieux estimer sa valeur monétaire pourrait cependant aider à le préserver en responsabilisant les acteurs économiques qui y portent atteinte.

Pour l’instant, les pénalités retenues par les tribunaux ne prennent en compte que les pertes économiques résultant directement des catastrophes industrielles pour les activités humaines. Certains auteurs proposent d’aller plus loin en estimant la valeur de l’ensemble des services qu’un écosystème est susceptible de rendre : par exemple, la valeur d’un hectare de forêt ne saurait se limiter au prix du bois vendable, il faut y ajouter des services tels que le captage du CO2, la fixation des sols, le bien-être que l’on peut éprouver en s’y promenant, etc. Selon un récent rapport du Centre d’analyse stratégique (CAS, voir " Pour en savoir plus "), la valeur d’un hectare de forêt s’élèverait alors à 970 euros, contre 100 si l’on ne prend en compte que le prix du bois. De la même manière, des chercheurs américains ont récemment cherché à calculer la valeur économique des milieux humides de la vallée du Mississippi, ceux-là mêmes qui sont menacés par la marée noire : un hectare de cet écosystème rapporterait chaque année près de 1 500 dollars. Autre exemple : le naufrage de l’Erika, en 1999, a conduit de nombreux pêcheurs à pied à abandonner cette activité. Selon deux chercheurs de l’Inra, cette " perte d’agrément " peut être évaluée à 100 millions d’euros, à peu près autant que le coût de tout le nettoyage...

Donner une valeur à la nature comporte toutefois de nombreuses limites, notamment parce que beaucoup des dégâts commis sont irréversibles, comme en cas de mort d’hommes ou de disparition d’espèces. Ils ne peuvent donc être réparés par une dépense monétaire, aussi élevée soit-elle 1. Elargir le champ des impacts pris en compte lors des catastrophes industrielles permettrait cependant d’inciter les entreprises à prendre davantage de précautions.

Prévenir plutôt que guérir

Même avec des montants réévalués, la crainte de devoir payer cher dans le futur ne suffira cependant jamais à imposer des comportements prudents aux acteurs privés. Comme, de plus, de nombreux dégâts sont irréversibles, il est indispensable que, parallèlement, les règles et la surveillance exercées par les autorités publiques soient de nature à empêcher de telles catastrophes. Vaste chantier : entre 1992 et 2009, 19 629 accidents impliquant des installations classées ont eu lieu en France, faisant 415 morts.

Prévenir de tels risques nécessite tout d’abord de bien les évaluer. Il n’y a pas de miracle : cela implique des contraintes bureaucratiques lourdes et des équipes de surveillance nombreuses. Or, en France, par exemple, 1 171 inspecteurs surveillent les établissements soumis à autorisation, alors qu’en 2002, suite à l’explosion de l’usine AZF, la commission d’enquête préconisait de porter leurs effectifs à plus de 2 000. Résultat : la France ne respecte pas une directive européenne qui imposait de réexaminer les autorisations de 6 500 installations sensibles avant fin 2007. Début 2010, 750 étaient encore en instance...

Au-delà, il faut aussi décider parfois de renoncer à telle ou telle activité. Cela ne peut résulter que d’un débat public éclairé et équilibré, mettant en balance l’ensemble des risques et des avantages. Un débat que bien souvent les lobbies industriels s’efforcent de biaiser ou d’empêcher. Le risque existe cependant qu’une émotion excessive et le syndrome Nimby (Not In My Backyard, pas dans mon arrière-cour) aboutissent au final à une paralysie dommageable. Un équilibre toujours délicat à trouver.

  • 1. Voir " Comment donner un prix à la nature ", Alternatives Economiques n° 276, janvier 2009. " La nature a-t-elle un prix ? ", Alternatives Economiques n° 279, avril 2009. Disponibles dans nos archives en ligne.

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