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Pourquoi le foot business va dans le mur

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En trente ans, le football professionnel a suivi les transformations du capitalisme et changé de modèle économique. Un mauvais arbitrage.

En juillet prochain, plus d’un milliard de téléspectateurs regarderont la finale de la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Cette audience est à l’image du développement sans précédent du ballon rond depuis une trentaine d’années. En 1980-1981, les recettes globales des clubs professionnels français s’élevaient péniblement à 77 millions d’euros (en euros constants 2009). Aujourd’hui, selon la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), le gendarme financier du secteur 1, le foot hexagonal totalise un chiffre d’affaires de 1,27 milliard. Un score cependant encore modeste par rapport aux 5 milliards du foot allemand et à ses 110 000 emplois.

Les clubs les plus prestigieux atteignent des sommets d’activité : selon le palmarès 2010 du cabinet Deloitte, le Real de Madrid est la première équipe sportive, toutes disciplines confondues, à générer plus de 400 millions d’euros de revenus 2. Certes, il y a longtemps que ces " entreprises de spectacle sportif " ont jeté aux orties leurs valeurs associatives pour se transformer en sociétés commerciales. Mais l’histoire s’est accélérée depuis les années 1980 : des fonds d’investissement sont entrés dans leur capital et plusieurs clubs ont tenté l’aventure en Bourse.

Les joueurs ont été les premiers bénéficiaires de cet essor. En 1971, le célèbre défenseur Marius Trésor recevait 2 500 euros par mois (en euros constants 2009). Thierry Henry empoche aujourd’hui plus de 1,4 million d’euros mensuels. Depuis la fin des années 1990, les salaires des joueurs de la Ligue 1 française ont été multipliés par plus de trois et ceux de la Premier League anglaise par cinq. Mais c’est justement là que le bât blesse : pris dans l’engrenage qu’ils ont eux-mêmes alimenté, les clubs ont une masse salariale (environ 7 milliards d’euros au niveau européen) qui n’a d’égal que leur endettement (un peu plus de 6 milliards). Et le suspense des compétitions commence à pâtir de la concentration des meilleurs joueurs dans les clubs les plus riches.

Comment en est-on arrivé là ?

Cet engrenage est d’abord le résultat de l’universalisation du foot, notamment via la télévision. Sa fédération internationale, la Fifa, comptait huit membres au début du XXe siècle, contre 208 aujourd’hui. Avec 26 milliards de téléspectateurs cumulés, la Coupe du monde 2006 a talonné l’audience des jeux Olympiques d’Athènes.

A ce mouvement de fond s’ajoutent des mutations plus récentes. Le foot est passé dans les années 1980-1990 3 du modèle SSSL (subventions, spectateurs, sponsors locaux) au modèle MMMMG (médias, magnats, marketing, marché global). De Tapie à Berlusconi en passant par le milliardaire russe Roman Abramovitch, des investisseurs aux ambitions plus ou moins nobles ont remplacé les maigres subsides des municipalités et des entreprises régionales. De nombreux clubs anglais sont aujourd’hui la propriété d’actionnaires basés aux Etats-Unis (comme Manchester United) ou dans des paradis fiscaux (les Bahamas pour Tottenham, les îles Caïmans pour Birmingham...), abritant des montages couverts par le secret 4. La billetterie bon marché et les buvettes d’autrefois font figure d’artisanat local comparées à l’industrie des produits dérivés, au sponsoring des grandes marques et aux stratégies commerciales des nouvelles enceintes transformées en centres de profit.

L’explosion des droits de retransmission des compétitions a pris une part prédominante à ce bouleversement : en euros constants de 2000, ils sont passés de 1,5 million en 1983-1984 à 580 millions en 2008-2009 pour les Ligues 1 et 2 françaises. Cette flambée s’explique par la multiplication des chaînes privées dans les années 1980-1990 et par le fréquent monopole des fédérations nationales et internationales sur les appels d’offres, des fédérations qui ont ainsi profité à plein de la concurrence entre diffuseurs.

Autre facteur décisif : la libéralisation du marché des transferts. Le foot étant plus que jamais une activité économique, la Cour européenne de justice a considéré, dans son arrêt " Bosman " en 1995, qu’il relevait du droit communautaire. Le principe de libre circulation des travailleurs devait donc s’y appliquer sans réserve, mettant fin aux quotas de joueurs étrangers dans les équipes. Les meilleurs ont alors pu rejoindre les clubs les plus offrants, enclenchant un mécanisme d’inflation salariale et de nomadisme professionnel sans précédent.

Compétitivité versus compétition

Globalisation, libéralisation, financiarisation, l’histoire du foot business résume assez bien celle du capitalisme depuis trente ans. Mais la rentabilité économique ne fait pas bon ménage avec la compétition sportive. La première recherche des résultats prévisibles ; la seconde repose au contraire sur leur incertitude. Or, depuis une dizaine d’années, la performance sportive des clubs européens est étroitement corrélée à leur chiffre d’affaires 5. Une petite aristocratie du foot a ainsi vu le jour, qui règne désormais sans partage sur les palmarès. Au Royaume-Uni, il faut remonter à 1994-1995 pour trouver un vainqueur de la Premier League qui n’appartienne pas au Big Four (Manchester United, Chelsea, Arsenal, Liverpool).

Zoom Les singularités du foot français

Les clubs français ont peu de patrimoine et sont en permanence à la merci d’une baisse des recettes liée aux transferts des joueurs. A ces fragilités s’ajoute une dépendance excessive à l’égard des droits de retransmission TV (58 % de leurs recettes en 2006-2007). Or, cette manne pourrait diminuer. La concurrence entre diffuseurs s’étiole depuis que Canal+ a racheté son principal concurrent, TPS. En outre, le bilan coûts/recettes publicitaires d’une retransmission en 2007 était négatif pour les grands rendez-vous : - 1,5 million pour un match de Champions League 1.

Dans le même temps, les clubs ont aussi reçu 68 millions de subventions publiques, sans compter l’apport des villes qui prennent en charge l’entretien des stades ou les louent à prix d’amis aux clubs. Sur ces 68 millions, 23 proviennent du DIC, le " droit à l’image collective ". Une autre bizarrerie du foot hexagonal qui devrait prendre fin en juillet 2010 mais qui permettait jusque-là d’exonérer de charges sociales une partie des revenus des joueurs au motif qu’ils contribuent indirectement à " l’image globale " de leur club.

L’équilibre du foot français ne tient donc qu’à un fil. Un peu moins de transferts, de droits TV ou même de subventions et les comptes basculent dans le rouge. C’est ce qui s’est passé en 2008-2009 (34,5 millions d’euros de pertes nettes), principalement en raison de la baisse des transferts. Et ces pertes pourraient tripler en 2009-2010, selon la DNCG.

La fédération européenne de football, l’UEFA, n’a pas ménagé ses efforts, elle non plus, pour verrouiller le système. La répartition des recettes tirées des retransmissions de la Champions League, son trophée le plus prisé, favorise les équipes les mieux classées, c’est-à-dire les plus riches. En outre, la nouvelle organisation de la compétition réserve aux équipes issues des championnats majeurs un plus grand nombre de places. Résultat : les candidats potentiels à la victoire - et donc les matches - sont plus nombreux, mais une petite dizaine d’écuries se partage depuis six ans les deux derniers tours de la compétition.

A terme, ces arbitrages au détriment de l’aléa sportif pourraient s’avérer calamiteux. Car l’incertitude de la compétition est aussi le principal ressort de la popularité de ce sport : on ne se passionne guère pour un match dont on connaît déjà le résultat...

Zoom Le foot en Bourse : une fausse bonne idée

C’est le club anglais de Tottenham qui a ouvert le bal en 1983. Manchester United, la Lazio de Rome et bien d’autres ont suivi l’exemple depuis. A chaque fois, l’entrée en Bourse a permis de lever des fonds conséquents. Mais presque tous les clubs ont déchanté par la suite. L’action de la Lazio, introduite à 18 euros, vaut aujourd’hui moins de 1 euro. Celle de l’Olympique lyonnais a perdu plus de la moitié de sa valeur. L’indice football créé par Bloomberg a enregistré une baisse de 25 % en dix ans. Il faut dire que, avec l’inflation salariale chez les joueurs, pratiquement aucun club ne parvient à rester régulièrement rentable.

Un capitalisme de gladiateurs

Les résultats économiques du foot sont d’ailleurs d’ores et déjà négatifs. Les clubs du Vieux Continent cumulaient en 2008 un endettement de plus de 6 milliards d’euros. Si quelques-uns ont eu recours au crédit pour investir dans leur stade, la plupart l’ont utilisé pour participer à un marché des transferts transformé en course aux armements. Une fuite en avant à laquelle la crise financière risque de mettre un coup d’arrêt, les investisseurs disponibles pour renflouer les clubs se faisant plus rares. Signe des temps, 14 des 20 clubs de la Premier League anglaise ont fait leur entrée en avril 2010 sur la liste noire de l’agence de notation des risques financiers Riskdisk 6.

Répartition des droits télévisuels perçus par la Fédération française de football

Les clubs français ne sont pas à l’abri de ces dérives. La DNCG les retient certes de s’installer dans un déficit chronique sous peine de relégation, mais les apparences sont trompeuses. Arrêtons-nous sur l’une des dernières saisons officiellement bénéficiaires (2006-2007), afin d’écarter tout effet de conjoncture négative.

Par dérogation aux normes comptables en vigueur dans les autres secteurs d’activité, les clubs de foot européens peuvent intégrer à l’actif de leur bilan les contrats des joueurs. Ceux-ci représentaient, cette saison-là, 268 millions d’euros, soit 74 % du patrimoine des clubs français. Cet artifice comptable, qui revient à dire que les clubs " possèdent " leurs salariés par contrat, est la signature du capitalisme de gladiateurs auquel s’apparente le football : couverts d’or et de gloire, ces héros de 20 ans ne s’appartiennent qu’à moitié. Si leurs contrats de travail peuvent faire l’objet de juteux transferts, ce sont le plus souvent les clubs qui en fixent entre eux les conditions. L’avis du joueur n’est requis que dans un second temps, des clauses contractuelles lui interdisant tout contact avec un autre employeur pendant la durée de son engagement.

Zoom Les joueurs français s’exportent bien

En 2007-2008, on comptait plus de 40 % de joueurs étrangers dans les cinq grands championnats européens (60 % au Royaume-Uni). En avril 2005, Arsenal a pu battre Crystal Palace sans aligner le moindre joueur anglais. En réalité, c’est une équipe en grande partie française qui a gagné ce jour-là. Et pour cause : le foot français est l’un des principaux exportateurs de la planète, derrière le Brésil et devant l’Argentine. En 2009-2010, on dénombrait 94 joueurs français exilés, contre 16 Espagnols, 6 Allemands et 1 Italien. Un " succès " qui doit autant à la qualité des centres de formation français qu’aux différences de rémunération de part et d’autre de la Manche.

En France, les clubs doivent une grande partie de leurs résultats financiers aux recettes de ces transferts. Mais la valeur d’échange de ces contrats peut varier rapidement en fonction des performances, de l’état de santé du joueur ou de la demande extérieure. Or, aujourd’hui, les difficultés des clubs britanniques (les principaux acheteurs) plombent le marché des transferts. Du coup, la richesse de papier des clubs hexagonaux enregistrée en 2006-2007 a fondu comme neige au soleil.

De nouvelles recettes ?

Pour faire face à ces difficultés, beaucoup pensent que les clubs devraient investir dans leur stade afin de toucher eux-mêmes tous les revenus de la billetterie et d’optimiser l’exploitation des à-côtés (produits dérivés, boissons, restauration...). De fait, seuls 17 % des clubs européens de première division sont propriétaires de leur stade. Mais c’est souvent le public populaire qui fait les frais de ces investissements : l’exploitation des nouvelles enceintes comme l’Emirates Stadium d’Arsenal s’accompagne d’une nette montée en gamme (prestations VIP, lots réservés aux entreprises...). Plus largement, les clubs qui affichent les plus grosses recettes propres sont aussi ceux qui font le plus payer le supporter, comme au Royaume-Uni : quand un spectateur français dépense 16 euros par match, un Anglais en débourse près de 60.

Beaucoup misent aussi sur les paris en ligne - ils viennent d’être autorisés en France sur les matches de foot 7. Plusieurs sociétés ont pris pied sur ce marché et représentent autant de sponsors potentiels pour les clubs dont les maillots sont d’excellents supports pour se faire connaître du public : Bwin a ainsi offert 25 millions d’euros par an au Real de Madrid. Un filon d’autant plus prometteur qu’il dépasse les frontières nationales : 1,7 milliard d’euros ont ainsi été misés depuis Hongkong sur le championnat anglais l’an passé 8. Mais ces pratiques offrent aussi un formidable terreau à diverses formes de délits et de corruption afin de truquer les matches. A tel point que la Fifa et l’UEFA ont leur propre système de détection des fraudes.

Au total, il paraît difficile de miser l’avenir du foot professionnel sur ces nouvelles recettes. Elles ne sont de toute façon pas de nature à casser la spirale de l’endettement et de l’inflation salariale qui étouffe son économie. A long terme, le salut de ce sport passe par de nouvelles régulations qui ramèneront les clubs à la raison et rendront tous ses droits à la compétition.

  • 1. Les rapports de la DNCG sont disponibles sur www.lfp.fr/dncg/index.asp
  • 2. " Football Money League ", Deloitte, 2010. Eléments disponibles sur www.deloitte.com
  • 3. " The Evolving European Model of Professional Sports Finance ", par Wladimir Andreff et Paul D. Staudohar, Journal of Sports Economics, vol. 1 (3), 2000, pp. 257-276.
  • 4. " Christian Aid Report ", mai 2010, p. 18 et suivantes, disponible sur www.christianaid.org.uk
  • 5. " Football professionnel : finances et perspectives ", Ineum Consulting, Euromed, 2008.
  • 6. Times, 12 avril 2010.
  • 7. Voir " Internet : les jeux d’argent autorisés ", Alternatives Economiques n° 291, mai 2010.
  • 8. Les Super bonus du foot, par Renaud Lecadre, éd. Presses de la cité, 2010, p. 187.

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