Idées

Notation financière : le marché corrupteur

7 min

La crise grecque et celle des subprime ont une nouvelle fois montré le rôle déstabilisateur des agences de notation financière. Ces entreprises privées, censées informer les investisseurs sur la solvabilité des emprunteurs, ont acquis une position stratégique dans la finance. Les Etats envisagent aujourd'hui de réguler ce système.

Peut-on se fier aux agences de notation financières ? Pour tout prêteur, qu’il s’agisse d’une banque ou de l’acquéreur d’un titre obligataire, l’évaluation du risque de non-remboursement est une composante essentielle de la décision financière. Ce risque est apprécié en interne par les grandes banques et les grands fonds d’investissement, qui disposent pour cela de services adaptés. Mais l’immense majorité des investisseurs n’ont pas les moyens d’évaluer correctement la solvabilité des débiteurs, qu’ils soient privés ou publics. Avec la désintermédiation financière et la complexité croissante des produits financiers, cette évaluation est devenue une activité spécialisée, dominée par trois grandes agences, Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch Ratings.

Un échec patent

Reconnues officiellement par les pouvoirs publics, ces agences privées occupent une position stratégique dans la finance globale. Les notes financières qu’elles attribuent fixent des limites légales aux possibilités de placement des investisseurs institutionnels, tels les fonds de retraite ou les compagnies d’assurances, qui ne peuvent acquérir des titres dont la notation est inférieure à un seuil donné. Elles servent aussi de référence officielle, dans le cadre des accords de Bâle II, pour le calcul des ratios de fonds propres des banques, qui rapportent le montant de leur capital à celui des prêts qu’elles octroient : les actifs figurant à leurs bilans améliorent d’autant plus les ratios qu’ils sont bien notés par les agences. Ces notes sont enfin utilisées explicitement par certaines banques centrales, comme la Banque centrale européenne (BCE), dans la définition de leur politique de refinancement des banques, les titres exigés en tant que garantie des liquidités prêtées par la banque centrale devant répondre eux aussi à des critères de notation financière minimale.

Ainsi, la décision de Standard & Poor’s, le 27 avril dernier, de ramener la note grecque de BBB+ à BB+ (voir tableau) menaçait, si elle était suivie par Moody’s et Fitch, d’exclure les titres en question des opérations de refinancement de la BCE 1. Cette note BB+ conférait en effet aux titres de la dette publique grecque le statut d’obligations spéculatives (junk bonds) ! En état de choc, les marchés ont massivement vendu la dette grecque, propulsant le rendement des titres à dix ans de 9,5 % à 12,5 %. Ils ne sont redescendus en dessous des 8 % qu’après l’annonce du plan d’assistance mis en place par les pays européens le 9 mai.

Notation du risque souverain sur les pays européens par Standard & Poor’s au 14 mai 2010

La crise grecque a ainsi révélé l’impact exorbitant des décisions prises par les agences de notation en matière de risque des Etats (dit " risque souverain "). Elle a aussi mis en évidence leur caractère procyclique : décidées tardivement, une fois la crise déclenchée, les décisions de déclassement entraînent une surréaction des marchés, qui exacerbe les difficultés de financement des pays débiteurs. Jusqu’au 16 décembre 2009, la note attribuée à la dette publique grecque par Standard & Poor’s était encore de A-. Avec une note identique, l’Estonie vient d’être jugée apte par la Commission européenne à intégrer la zone euro en 2011. L’incapacité à anticiper la crise, évidente dans le cas de la Grèce comme dans celui du Portugal et de l’Espagne, sanctionne l’échec d’un processus d’évaluation qui place les agences en position suiviste par rapport aux marchés, comme en témoigne l’accélération des déclassements depuis le début de l’année.

Un système corrompu

Patent dans le cas de la crise du risque souverain, l’échec de la notation financière n’est pas moins évident en ce qui concerne la crise des subprime. Outre le caractère tardif et procyclique des notations, celle-ci a mis en évidence la relation problématique entre les banques et les agences. En accordant, sur la base de modèles inadaptés, une note AAA à des produits complexes - les CDO ou Collateralised Debt Obligations*- concoctés par les banques d’affaires, les agences de notation n’ont pas seulement induit en erreur les investisseurs qui ont acquis ces produits, elles ont aussi provoqué des pertes considérables chez les compagnies d’assurances qui les ont assurés. Et dissuadé les banques qui les ont achetés de constituer les provisions qui auraient amorti leurs pertes lorsque les cours se sont effondrés.

Nul besoin d’être expert financier pour comprendre la nature du problème. Jusqu’aux années 1960, la notation financière était payée par les investisseurs qui souhaitaient disposer d’une évaluation professionnelle des risques encourus. La transparence croissante de l’information, qui élimine son caractère privatif, et le coût des notations ont rendu ce modèle obsolète. A partir des année 1970, les agences de notation ont commencé à faire payer les émetteurs de titres, lesquels sont naturellement intéressés à ce que les produits qu’ils proposent aux investisseurs soient assortis de la notation la plus élevée. Ce qui revient à faire payer l’examinateur par celui qu’il doit noter !

La logique concurrentielle aidant, la porte était ouverte à toutes les dérives. D’un côté, les banques sont prêtes à tout pour obtenir la notation maximale sur les produits qu’elles créent, à commencer par mettre les agences en concurrence entre elles. Ou par débaucher au prix fort les analystes des agences pour bénéficier de leur connaissance des modèles de notation et de leurs relations avec leurs anciens collègues. De l’autre, les agences peuvent être tentées de mettre au second plan la rigueur de leur jugement pour ne pas perdre un client. Toutes ces pratiques, décrites abondamment dans les milliers de pages de courrier électronique saisies par la justice américaine (suite aux accusations lancées par le procureur général de l’Etat de New York et la SEC) et lors des auditions du Sénat américain, témoignent d’un système devenu structurellement corrompu par la logique de marché elle-même.

Des pistes pour réguler

Stimulées par les enquêtes judiciaires ouvertes aux Etats-Unis et les déclassements en chaîne des notes souveraines en Europe, les propositions de réforme ne manquent pas. En Europe, les débats portent sur l’influence excessive des agences américaines (Standard & Poor’s et Moody’s) et la création possible d’une agence de notation européenne. Positive dans son principe, cette proposition risque toutefois de buter sur la difficulté de soustraire les évaluations financières en matière de risque souverain à l’influence des Etats.

Dans ce pays, le débat public et les dispositions débattues au Sénat portent sur deux points essentiels : d’une part, la remise en cause de la position d’autorité des agences, qui pourraient perdre tout statut officiel, et la suppression de toute référence aux notations privées dans la définition des politiques publiques ; d’autre part, la remise en cause de l’accointance entre les banques et les agences par le recours à une tierce partie sous la forme d’un expert nommé par la SEC, qui s’interposerait entre l’émetteur des titres et les agences. Celui-ci aurait pour tâche de choisir l’agence responsable de la notation de chaque produit financier et de négocier avec elle sa rémunération. Les agences seraient sélectionnées en fonction de leurs performances passées dans l’évaluation des produits considérés. Les conditions de passage d’un secteur à l’autre seraient par ailleurs durcies.

Une troisième piste, plus radicale, consiste à reconnaître à la notation financière le statut de bien collectif global, ce qui appelle en théorie un financement public international. Celui-ci pourrait prendre la forme d’une taxe sur les transactions financières - projet débattu par ailleurs - dont le produit serait affecté au financement des agences de notation. Des procédures de sélection des agences pour la notation de chaque produit devraient être définies de façon à récompenser l’expertise avérée tout en ouvrant la concurrence à de nouveaux acteurs. Une démarche ambitieuse, dont l’aboutissement demanderait des avancées sérieuses en matière de coopération internationale.

  • 1. En temps normal, la BCE n’accepte de refinancer que les titres assortis d’une notation minimale égale à A- sur l’échelle de Standard & Poor’s. Abaissé à BBB- à la suite de la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, ce seuil devait revenir à A- au 1er janvier 2011. Le déclassement de la note grecque a obligé la BCE à revenir sur cet engagement.
* Collateralised Debt Obligation (CDO)

Littéralement " obligation adossée à des actifs ", titre d'emprunt de court terme dont les remboursements sont censés être garantis par un actif composé d'un vaste ensemble de crédits.

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