Entretien

Comment accroître le pouvoir des salariés ?

8 min
Pierre Ferracci PDG du groupe Alpha
François Chérèque secrétaire général de la CFDT

Après celle de 2000-2001, la crise actuelle confirme la profonde inadéquation du mode de gouvernance des entreprises qui s’est imposé depuis vingt ans. Le pouvoir y appartient en effet quasiment exclusivement aux actionnaires et aux managers qu’ils désignent, mais quand les affaires tournent mal, ce sont au premier chef les salariés qui trinquent. Comment leur permettre de peser réellement sur la stratégie de leur entreprise ? Les réponses de François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, et de Pierre Ferracci, président du groupe Alpha qui conseille notamment les comités d’entreprise.

L’association des salariés à la stratégie des entreprises est-elle suffisante aujourd’hui ?

François Chérèque : En France, l’association des salariés aux décisions stratégiques concernant leur entreprise repose à l’heure actuelle quasiment exclusivement sur le droit à l’information-consultation des instances représentatives du personnel. Ce principe se heurte à de nombreuses limites. Tout d’abord, la qualité de cette information est très différente d’une entreprise à l’autre. Beaucoup dépend de la taille des entreprises concernées, de leur périmètre (national ou international), de la structure du capital... De plus, cette démarche n’est de toute façon, comme son nom l’indique, que consultative : si la direction le souhaite, elle peut passer outre à l’avis formulé par les instances représentatives du personnel. C’est le cas le plus fréquent.

Pierre Ferracci : Ce qui pose surtout problème, c’est le manque d’anticipation. Les comités d’entreprise* ne sont consultés qu’une fois la décision prise, quand il est déjà trop tard pour espérer l’influencer. Lorsqu’il y a une récession, c’est encore plus caricatural. Du coup, les organisations syndicales et les experts qui travaillent avec eux n’ont d’autres solutions que de jouer les pompiers. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que les salariés aient des réactions brutales.

Toutes les entreprises n’ont cependant pas réagi de la même manière face à la crise. Certains employeurs ont fait des efforts pour jouer sur les mesures de chômage partiel et trouver des substituts aux licenciements ; d’autres en ont profité au contraire pour accélérer leurs restructurations, en se focalisant uniquement sur le critère de rentabilité financière. Forcément, dans ces deux types de situation, l’information qui est donnée aux salariés n’est pas de la même nature, ni de la même qualité.

F. C. : La France est en retard dans le domaine du débat économique au sein des entreprises, et cela ne date pas de la crise. La récession n’a fait que rendre visible ce que l’on savait déjà. Je suis d’accord, l’information-consultation se fait uniquement sur les conséquences des décisions déjà prises par les actionnaires et les managers. Cela provoque deux types de réactions : soit les syndicats se résignent et acceptent d’accompagner la décision en négociant ses conséquences, soit ils adoptent une démarche plus classique d’opposition avec le risque d’une radicalisation du conflit. Il faut dépasser cette alternative.

La procédure d’information-consultation doit avoir lieu en amont de la décision et permettre d’organiser une véritable confrontation sur la stratégie économique de l’entreprise, sur le partage de la valeur ajoutée, sur la gestion de l’emploi, de la formation, sur l’impact environnemental de l’activité de l’entreprise et sur l’organisation du travail. Il faut également que le mode de rémunération des managers soit intégré dans les dispositifs d’information et de consultation. C’est un élément très important : la rentabilité actionnariale ne doit pas être le seul déterminant de ces rémunérations, il faut aussi prendre en compte des objectifs sociaux et environnementaux. Ce sujet est d’ailleurs sur la table d’une négociation qui vient de s’ouvrir avec le Medef sur le partage de la valeur ajoutée. Dernier point : les représentants des salariés doivent aussi avoir leur mot à dire sur le comportement de l’entreprise vis-à-vis de ses sous-traitants.

Pour dépasser ces limites, faut-il sortir de l’information-consultation pour entrer dans une logique d’avis conforme, à l’allemande, c’est-à-dire rendre obligatoire l’accord des instances représentatives du personnel sur les mesures de restructuration ?

F. C. : En France, nous n’avons pas la culture de codétermination** à l’allemande, avec ce que cela implique de responsabilité partagée par les organisations syndicales sur les décisions de gestion. Il faut être pragmatique et se rendre à l’évidence : pas une organisation syndicale ne s’engagera sur cette voie-là, pas plus d’ailleurs que les organisations patronales et les politiques. La priorité, c’est de changer le moment de l’information-consultation. Si l’on parvient à créer une véritable confrontation en amont des décisions stratégiques, on sera déjà dans une nouvelle logique.

P. F. : Au-delà du moment le plus propice pour l’information-consultation, il faut également se demander quel est le lieu pertinent pour anticiper et échanger des informations. Sans jeter le bébé avec l’eau du bain - l’information-consultation des comités d’entreprise a aussi ses qualités et ses atouts -, il faut compléter l’armature de ce système par une présence des représentants des salariés au sein des conseils d’administration***. Certes, les gènes du mouvement syndical et du patronat français ne se prêtent pas à une évolution vers un système de cogestion (*) à l’allemande. On peut néanmoins trouver un juste milieu avec une présence d’administrateurs représentants les salariés dans ces conseils d’administration, mais à un niveau inférieur aux 50 % des membres atteints en Allemagne. C’est en effet le lieu où se prennent les décisions stratégiques, même s’il y a des conseils d’administration qui marchent plus ou moins bien. Il faut se battre sur les deux terrains : à la fois revaloriser le rôle des comités d’entreprise en les faisant intervenir plus en amont des processus de décision et, en même temps, investir le lieu où le débat stratégique sur les orientations de l’entreprise est permanent, c’est-à-dire le CA.

En France, les dirigeants des CE assistent aux CA à titre consultatif. Et dans les ex-entreprises nationalisées, des représentants des salariés sont présents depuis longtemps dans les CA. Quel bilan tirez-vous de ces expériences ?

F. C. : Le bilan est mitigé. Certaines entreprises publiques se sont rapprochées d’un système de cogestion avec le syndicat majoritaire ; d’autres ont une culture d’information-consultation assez forte et jouent la carte de la transparence. Mais à l’inverse, dans le secteur bancaire, par exemple, les représentants des salariés au CA n’ont pas vu ou n’ont pas pu dénoncer les dérives qui nous ont amenés à la catastrophe. Nous sommes favorables à la représentation des salariés au CA, mais ce serait une illusion de croire que cette présence suffirait à renforcer automatiquement le pouvoir des salariés. Leurs représentants assisteront peut-être aux débats, mais de toute façon, le CA n’est pas un lieu de négociation, encore moins sur la stratégie de l’entreprise. Le débat sur la place, le rôle et le temps de l’intervention des institutions représentatives du personnel est un préalable. Et ce débat me semble prioritaire par rapport à la question de la présence des salariés au CA.

P. F. : Certes, la stratégie ne se négocie pas, pas plus au CA qu’au CE d’ailleurs. Mais au moins, dans un conseil d’administration, est-on sûr d’avoir en face de soi le dirigeant de l’entreprise, ce qui est loin d’être toujours le cas dans les CE. Encore faut-il que les syndicats y entrent avec les idées claires. Ils peuvent y jouer un rôle actif, tout comme se contenter d’écouter et ne pas vraiment participer. L’enjeu, c’est d’entrer dans les conseils d’administration pour discuter tant que les décisions ne sont pas encore prises, pour apporter sa pierre dans un débat stratégique qui n’est pas encore clos. Cela suppose que les directions l’acceptent et que les syndicats le veuillent. Certains dans le mouvement syndical français continuent de penser que mettre le doigt dans cet engrenage-là comporte plus de risques que d’avantages. Ils redoutent d’être associés aux décisions et de devoir accepter des compromis pas toujours évidents à assumer. Mais si les organisations syndicales sont décidées à participer activement au débat stratégique et à bousculer les directions d’entreprise, je suis persuadé que le bilan sera positif.

Pour le patronat, la participation des salariés aux CA poserait un problème de confidentialité des informations. Cet argument est-il sérieux ?

P. F. : Très franchement, beaucoup de décisions stratégiques sont aujourd’hui portées sur la place publique alors même qu’elles n’ont pas été discutées avec les représentants du personnel. Cette affaire de confidentialité est souvent un faux problème. Et quand cela pose de véritables difficultés - ce qui arrive -, les syndicats jouent généralement le jeu. Les délits d’initiés et les informations confidentielles qui circulent en dehors des entreprises proviennent très rarement des syndicalistes.

Si on allait vers une représentation des salariés dans les CA, faut-il que ces représentants soient élus par les salariés ou désignés par les CE ?

F. C. : Avec la réforme de la représentativité syndicale, on a tourné définitivement le dos aux désignations par les organisations pour représenter des collectifs. L’élection me semble plus pertinente. Cela va dans le sens d’une démocratisation de l’entreprise.

P. F. : Il vaudrait mieux éviter, à mon sens, des élections au suffrage direct, parce qu’on courrait le risque de court-circuiter les organisations syndicales et les instances représentatives du personnel classiques. Une désignation par les organisations syndicales, en fonction de la représentativité découlant de la nouvelle loi, ou par les comités d’entreprise me semble plus légitime.

Propos recueillis par Laurent Jeanneau et Guillaume Duval

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