Economie

Révolution industrielle : pourquoi l’Angleterre, plutôt que la Chine ?

9 min

Kenneth Pomeranz invite les historiens à intégrer le rôle clé du facteur environnemental dans l'analyse de la première révolution industrielle.

A première vue, il peut paraître bien étrange, sinon totalement loufoque, de se demander pourquoi la première révolution industrielle, celle du charbon, de la vapeur et des mécaniques textiles, a eu lieu en Angleterre plutôt qu’en Chine. Dans notre imaginaire historique traditionnel, la Chine du XVIIIe siècle apparaît en effet comme le prototype de l’arriération économique et de l’immobilisme confucéen, un vaste empire peuplé de paysans va-nu-pieds écrasés sous la férule des seigneurs féodaux et d’une bureaucratie despotique. Inversement, l’Angleterre nous est toujours présentée comme la pointe avancée de la modernité, la terre d’élection de l’innovation technique, et par conséquent le berceau naturel de la révolution industrielle. Toutes les grandes inventions mécaniques du XVIIIe siècle ne sont-elles pas anglaises ?

De fait, les explications les plus courantes mettent en avant l’idée que la société anglaise aurait constitué un univers socioculturel favorable à l’innovation et au progrès technique : le bricolage ingénieux d’artisans inventifs se serait combiné avec une mentalité précocement capitaliste. Récemment encore, dans une vaste synthèse sur la Richesse et pauvreté des nations1, l’historien David Landes retrouvait à sa manière les thèses anciennes de Max Weber sur les liens entre l’éthique protestante et l’esprit d’entreprise caractéristique du capitalisme. Landes y ajoutait, il est vrai, une analyse en termes d’institutions empruntée à l’économiste états-unien Douglas North : en Angleterre, la liberté et les droits de propriété étaient garantis grâce au régime de type quasi parlementaire établi en 1688 avec la " Glorieuse Révolution " ; ils auraient contribué à rendre les investissements plus sûrs et la société anglaise plus propice qu’aucune autre à la production de biens et de services. Bref, la voie occidentale était exceptionnelle, et l’Angleterre était son creuset.

L’Asie réévaluée

Ces certitudes que l’on croyait bien établies se trouvent aujourd’hui remises en cause de plusieurs manières. De nombreux auteurs critiquent le caractère " occidentalocentrique " des grands récits d’histoire comparée du développement économique. Le célèbre anthropologue Jack Goody a récemment publié deux ouvrages où, s’appuyant sur une vision de très longue durée, il réfute l’idée d’un " miracle européen ", préférant parler de " miracle eurasiatique " : pour lui, l’écart était moins grand entre Orient et Occident qu’entre Eurasie et Afrique, les civilisations d’Europe et d’Asie ayant comme matrice commune la révolution urbaine de l’âge du bronze, que l’Afrique n’a pas connue 2. Du coup, refusant la perspective d’une montée linéaire d’un capitalisme occidental qui affirme peu à peu sa suprématie sur le monde, il propose une vision pendulaire où la domination économique et culturelle occidentale alterne avec celle de l’Orient. A certains moments, l’Orient était plus avancé que l’Occident, souligne-t-il. Dès lors, rien ne justifie de faire de l’Occident le référent universel. Dans la même veine, l’économiste André Gunder Frank réévalue à la hausse la puissance asiatique et surtout chinoise : il a existé avant 1800 un système-monde oriental sinocentré bien plus puissant que le système-monde eurocentré, et ce n’est qu’au XIXe siècle que la prééminence occidentale a pu s’affirmer 3.

Kenneth Pomeranz s’inscrit dans le droit fil de ces réévaluations critiques, et la traduction de ses travaux est un événement qu’il convient de saluer : pour lui, et c’est le point de départ de toute sa démarche, il est tout aussi légitime de se demander pourquoi l’Angleterre n’a pas connu le même destin que la Chine, que l’inverse, quand on pose l’Angleterre en étalon de mesure et qu’on se demande pourquoi la Chine n’a pas suivi le même chemin que l’Angleterre. C’est la méthode de la comparaison réciproque : il n’y a aucune raison de poser a priori l’un des éléments comparés comme la référence à l’aune duquel on évaluera l’autre. Ce regard neutre, Pomeranz entreprend de l’appliquer aux diverses régions du monde les plus avancées au milieu du XVIIIe siècle (qui sont aussi les plus peuplées et les plus commerçantes, et qu’il appelle " régions-centres "), en s’efforçant d’oublier qu’il connaît la fin de l’histoire : à ses yeux, l’Angleterre, les Pays-Bas, la plaine de Kanto au Japon, le Gujarat en Inde, ou le delta du Yangzi en Chine dessinent un monde polycentrique de régions aux caractéristiques commensurables.

Un monde aux ressemblances étonnantes

L’analyse se concentre sur l’Angleterre et la région chinoise du Bas-Yangzi (le delta du fleuve, qui débouche sur la ville de Shanghai), aux deux extrémités du continent eurasiatique. Elle révèle ce que Pomeranz appelle " un monde aux ressemblances étonnantes ". Parti à la recherche de tous les indicateurs possibles du développement économique et social, il découvre que les deux régions ne sont pas seulement comparables, mais aussi assez proches, que l’on considère la densité de peuplement, l’espérance de vie, le niveau de vie et les modes de consommation, le degré de commercialisation de l’agriculture, l’activité proto-industrielle, etc. De même, rien n’indique que les marchés de la terre, du travail et des produits aient été plus contraints en Chine qu’en Angleterre (ce serait même plutôt l’inverse !). Du coup, avant 1800, " il n’existe guère d’éléments suggérant que l’économie européenne était pourvue d’avantages décisifs, que ce soit en capital accumulé ou en institutions économiques, de nature à rendre l’industrialisation hautement probable à cet endroit et peu probable ailleurs ". Entendons par là que le triomphe industriel de l’Angleterre n’était nullement écrit d’avance : de tous les indices rassemblés et critères examinés, aucun ne permet d’anticiper la divergence des destinées de nos deux régions-centres.

Dernière ressemblance : les deux régions sont soumises au même type de contrainte écologique. Pomeranz examine en détail les " quatre besoins fondamentaux de la vie " énumérés par Malthus : la nourriture, le combustible, les fibres textiles et le matériau de construction. Autant de besoins qui se trouvent en concurrence pour la disposition du sol. D’après lui, les deux régions-centres sont une fois encore à peu près à égalité, et dans les deux cas, les ressources forestières atteignent leurs limites : en Chine comme en Europe, le prix du bois est en nette augmentation au XVIIIe siècle et constitue un frein à l’augmentation de la consommation d’énergie par tête. Ce qui signifie aussi que toute augmentation de la population se traduit par une pression accrue sur le foncier, avec menace d’épuisement des sols (en l’absence d’engrais) en cas d’extension des surfaces cultivées (les terres encore disponibles sont de maigre qualité). C’est ce que Pomeranz appelle " l’impasse écologique " : en l’état des techniques, toute tentative d’intensification dans l’utilisation des terres risque de dégrader durablement l’environnement.

Zoom L’histoire globale : entre nouveauté et renouveau

L’histoire globale est un courant venu du monde anglo-américain qui s’attache à donner plus de profondeur historique aux analyses de la mondialisation contemporaine. Il s’agit de montrer l’importance des circulations, des échanges et des contacts entre les civilisations au cours des siècles, en évitant tout européocentrisme : l’histoire du monde ne saurait se réduire à celle de l’occidentalisation du monde. L’accent est donc mis sur toutes les formes d’interaction et d’influence, par-delà les découpages culturels et les frontières étatiques. D’une certaine manière, cette histoire retrouve l’ambition d’une histoire totale qui était celle de Fernand Braudel, et les vertus de l’histoire comparée telle que Marc Bloch l’envisageait. Ambition et vertus que l’historiographie française tend à retrouver aujourd’hui, après s’être un temps renfermée dans le pré carré national.

Sous la bannière de l’histoire globale, on trouve cependant des approches multiples. L’une des plus fécondes cherche à dégager les connexions établies à différentes échelles entre diverses parties du monde, mais que les découpages frontaliers ont pu rendre invisibles au fil du temps : cette " histoire connectée " vise, selon la formule de Serge Gruzinski, à " rétablir les connexions apparues entre les mondes et les sociétés, un peu à la manière d’un électricien qui viendrait réparer ce que le temps et les historiens avaient disjoint ".

C’est là précisément qu’intervient cette " grande divergence " qui donne son titre au livre : l’Angleterre et le delta du Yangzi ne sont pas à égalité devant la contrainte écologique.

Une " grande divergence " à la fin du XVIIIe siècle

L’Angleterre bénéficie de deux " providences " plus ou moins accidentelles, qui vont faire toute la différence. La première tient du hasard géologique : les veines de charbon ne sont pas trop profondes et ne se trouvent pas trop éloignées des centres de consommation ; tandis qu’en Chine, elles se situent à 1 500 km du delta du Yangzi. Cet accès facile et relativement peu coûteux à l’énergie minérale soulage ainsi la pression sur les terres. On estime qu’en 1800, les 15 millions de tonnes de charbon extraites du sous-sol offrent l’équivalent de ce que 6 millions d’hectares de forêt auraient fourni : autant d’" hectares fantômes ", c’est-à-dire de surface économisée, qui peut donc être consacrée à d’autres productions. Reprenant la terminologie de l’historien anglais Edward Anthony Wrigley, Pomeranz souligne tous les avantages de ce basculement d’une économie organique (fondée sur les végétaux et le travail agricole) à une économie fondée sur l’énergie minérale 4 : dans la première, les cultures vivrières, fourrages, cultures industrielles et forêt se font concurrence ; dans la seconde, il devient possible d’augmenter la quantité d’énergie mise au service de chaque travailleur sans s’exposer au risque des rendements décroissants.

La seconde providence anglaise tient à la puissance du système impérial-maritime bâti depuis le XVIe siècle : les plantations coloniales fournissent la métropole en matières premières agricoles relativement bon marché, le recours à une main-d’oeuvre servile contribuant à baisser les coûts de production. A côté du sucre et des autres denrées tropicales, le coton américain joue un rôle décisif. Là encore, on peut évaluer la superficie de ces " hectares fantômes " que l’importation de coton a dispensé de cultiver ou d’utiliser : vers 1830, pour produire une quantité de laine équivalente aux arrivées de coton américain, il aurait fallu consacrer 9,3 millions d’hectares à l’élevage de moutons, c’est-à-dire plus que le total des terres consacrées alors à l’élevage et à la culture ! L’Angleterre profite ainsi pleinement des ressources de son (ex-) empire, colonial et commercial : la périphérie impériale apporte les matières premières que le sol métropolitain ne peut produire (ou des substituts à celles-ci) ; les terres neuves d’Amérique fournissent à l’Angleterre les espaces agricoles qui lui font défaut. A l’inverse, le delta du Yangzi ne dispose pas de telles ressources dans sa périphérie. Pis, la complémentarité qui existait auparavant avec les régions voisines tend à se transformer en compétition, quand la pression démographique pousse ces dernières à restreindre leurs exportations de riz et leurs achats de textiles : le Bas-Yangzi perd ainsi à la fois un débouché industriel et une source d’approvisionnement alimentaire. Il entre alors dans un processus d’involution économique, la population ne pouvant subsister qu’au prix d’un travail acharné.

C’est donc à la fois par un heureux accident géographique et par la force de son empire maritime atlantique que l’Angleterre peut compenser le manque de terres disponibles et s’industrialiser : le charbon permet la machine à vapeur, et celle-ci la mécanisation du coton. L’enchaînement est heureux et l’effet d’entraînement manifeste. La voie anglaise sera donc celle de l’intensification capitalistique, permettant de surmonter " l’impasse écologique ", quand la population chinoise ne peut subsister que par un effort au travail toujours plus intense.

La force de l’interprétation proposée par Pomeranz réside dans l’accent mis sur les contraintes environnementales et l’idée d’une externalisation de celles-ci vers l’empire. Le livre a suscité une large discussion internationale et stimulé des travaux comparatifs, sur l’état des forêts notamment. Certains ont critiqué une vision de l’agriculture anglaise jugée trop pessimiste, et inversement, une peinture trop optimiste de l’économie chinoise. D’autres jugent trop faible la place donnée aux processus : Pomeranz expliquerait plus pourquoi la " grande divergence " a eu lieu que comment précisément elle s’est produite. La disponibilité de ressources, en effet, ne préjuge pas de la capacité à les exploiter. Le rôle de facteurs comme l’intervention de l’Etat et, surtout, l’innovation technique serait par trop sous-estimé. On lira dans le recueil La force de l’empire certaines des réponses de l’auteur et une synthèse de ses conclusions. Son grand mérite reste, par-delà toutes les nuances et discussions possibles, de montrer toutes les potentialités d’une démarche comparative située à l’échelle du monde, et au croisement des problématiques de l’histoire environnementale et de l’histoire des empires.

  • 1. Ed. Albin Michel, 2000.
  • 2. The Theft of History, par Jack Goody, Cambridge University Press, 2006, et The Eurasian Miracle, Polity, 2010. Voir la Revue internationale des livres et des idées n° 1 et n° 16.
  • 3. ReOrient. Global Economy in the Asian Age, par Andre Gunder Frank, University of California Press, 1998.
  • 4. Continuity, Chance and Change. The Character of the Industrial Revolution in England, par Edward A. Wrigley, Cambridge University Press, 1988.

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