Opinion

Contribution

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Denis Clerc Fondateur d’Alternatives Economiques

J’avoue que cela m’avait échappé. C’était pourtant dans Le Monde, un quotidien que je lis attentivement depuis une cinquantaine d’années (ce qui ne me rajeunit pas...). Circonstance aggravante : l’article en question remplissait une page entière, avec un gros titre, qui aurait dû éveiller ma vigilance : " Faut-il augmenter les impôts ? " 1. Il faut dire que c’était dans un supplément hebdomadaire - Le Monde Argent- qui, habituellement, m’insupporte et que je ne conserve que pour allumer mon feu : j’ai toujours pensé qu’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du quotidien en question, devait se retourner dans sa tombe en voyant cette verrue journalistique dépareiller son oeuvre, lui qui mettait l’éthique devant la finance et s’efforçait de capter des lecteurs plus par la qualité de l’information que par l’attrait des conseils financiers. Je pensais naïvement que les turpitudes engendrées par la recherche des plus gros rendements financiers possibles allaient disqualifier ce type de publication. Hélas, il n’en a rien été. Au contraire : la société d’assurances et de banque Axa - qui se présentait un temps comme issue du mouvement mutualiste... 2 - finance une émission de télé sur France 2 dont la finalité, sous des prétextes pédagogiques, consiste notamment à expliquer comment payer moins d’impôts. Bref, l’esprit de lucre semble avoir de beaux jours devant lui.

A la question posée par Le Monde Argent, deux " experts " répondaient, l’un oui, l’autre non. Ce dernier, Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP et directeur de la revue Sociétal, affirme, pour justifier sa réponse : en France, " le niveau des prélèvements obligatoires dépasse 44 % (...) ". Erreur : selon l’Insee, il s’établissait en 2009 à 41,6 % du produit intérieur brut (PIB), en baisse de 2,3 points par rapport à 2006 et de 3,3 points par rapport à 1999. Je cherche la petite bête ? Justement pas, car la bête en question n’est pas si petite que cela : 2,3 points de moins, cela représente une réduction de 44 milliards d’euros pour les finances publiques. Certes, en affichant ce dernier chiffre, je me hasarde, puisque les libéraux l’affirment : moins il y a d’impôts, mieux l’économie se porte. Et donc, avec un taux de prélèvement inchangé depuis 2006, peut-être que l’économie française se porterait encore plus mal. Je dois dire que cela ne me saute pas vraiment aux yeux et que, au jour d’aujourd’hui, je préférerais être danois (48,2 % de prélèvements obligatoires en 2008) ou suédois (47,1 %) plutôt qu’espagnol (33,1 %) ou grec (32,6 %).

Avec une quarantaine de milliards d’euros de recettes publiques supplémentaires 3, on ne serait certes pas sorti de l’auberge, mais le déficit public aurait été de 5 % du PIB en 2009 au lieu de 7,5 %. Les sacrifices à consentir seraient globalement moindres et plus équitablement répartis. Le montant prélevé au titre de l’impôt sur le revenu a diminué de 6,6 milliards d’euros entre 2006 et 2009 (soit - 13 %), tandis que la CSG a progressé de 8 % : l’impôt progressif payé par la moitié la plus aisée diminue tandis que l’impôt proportionnel payé par tous augmente, ce qui ne me paraît pas très équitable 4. La baisse des impôts est responsable pour moitié de l’agrandissement du trou des finances publiques, l’autre moitié étant due à la progression des dépenses. Laquelle a été imposée, ne l’oublions pas, par une crise qui plonge ses racines dans la prédation financière et le capitalisme pur et dur.

Jean-Marc Daniel, tout à son credo libéral, prétend que, pour en sortir, il faut baisser le taux de l’impôt sur les sociétés de 33 % à 20 %, de manière à relancer les investissements. C’est encore ignorer les faits. Entre 2001 et 2005, l’excédent brut d’exploitation des sociétés non financières - le résultat opérationnel avant amortissements, intérêts et impôts - a progressé en France de 30 milliards d’euros. Tandis que les impôts sur les bénéfices diminuaient de 6 milliards. Conséquence : leurs investissements nets (une fois les amortissements déduits) ont diminué de 4 milliards et le montant des dividendes (ou assimilés) nets versés aux actionnaires a progressé de... 25 milliards. La foi libérale dans les vertus des baisses d’impôts nous a mis dans la panade. Et il se trouve encore des gens pour y croire et en redemander !

  • 1. Le Monde daté du samedi 3 avril 2010.
  • 2. Son ancien patron, Claude Bébéar, aurait, selon Le Canard enchaîné, un patrimoine de l’ordre du milliard d’euros, et son actuel président, Henri de Castries, se situait en 2009 au cinquième rang des patrons les mieux payés de France, avec 3,2 millions d’euros, en progression de 30 % sur 2008.
  • 3. Voire 65 milliards si l’on retenait le chiffre de 44 % avancé par M. Daniel.
  • 4. Les droits de mutation à titre gratuit (impôt sur les successions) ont diminué de 17 % entre 2007 et 2009...

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