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La crise de l’euro vue d’Allemagne

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Les tergiversations d'Angela Merkel face à la crise de l'euro ont suscité de vives critiques chez ses partenaires, notamment en France. Retour sur les raisons de l'attitude allemande et sur les contradictions qui divisent le pays.

L’Allemagne fait aujourd’hui figure d’accusée : pour sa politique de rigueur passée, qui lui a permis de dégager d’importants excédents commerciaux au détriment de ses partenaires ; pour son attitude actuelle face à la crise de l’euro, jugée bien peu collective ; et pour sa vision du futur, qui privilégie un durcissement du pacte de stabilité au détriment d’une évolution de l’Union européenne associant surveillance mutuelle renforcée et solidarité accrue. Ces critiques seraient mieux réfléchies si elles n’ignoraient pas la portée du renoncement au deutschemark pour la République fédérale et, plus encore, les clivages sociaux et politiques internes à la société allemande qui en résultent depuis.

L’Allemagne plie enfin...

Sous la pression des marchés, de ses partenaires européens, du président de la BCE, la Banque centrale européenne, et, plus encore, de celle du président des Etats-Unis et du directeur du Fonds monétaire international (FMI), la chancelière a dû accepter, en mai dernier, un plan de soutien à l’euro, perçu outre-Rhin comme une révision générale des régles de l’Union européenne marquée de l’empreinte française. Dans la foulée, le 21 mai, le Parlement allemand a adopté la loi qui engage le pays ; seul Die linke (le parti le plus à gauche) ayant voté contre.

Dans toute l’Europe, les tergiversations de la chancelière, à la veille d’élections régionales difficiles en Rhénanie du Nord et depuis lors perdues, ont été vigoureusement dénoncées. Mais, en France, les choses n’en sont pas restées là. C’est " l’Allemagne " en tant que telle, qui est dénoncée, au point que le choix désormais est, pouvait-on lire à titre d’exemple sur le blog de Jacques Attali en mai dernier, entre " l’Allemagne " et " nos enfants " ! C’est l’Allemagne qui impose des " diktats ", voire des " réformes constitutionnelles ", à l’Europe entière. Ce n’est pas la chancelière ou sa coalition gouvernementale qui sont dénoncées, ni une politique économique qui est critiquée, non c’est " l’Allemagne ", entité homogène sans différenciations politiques, culturelles ou sociales - à quoi bon puisque les syndicats allemands sont accusés, en termes plus ou moins voilés, d’être depuis de longues années des " jaunes " nationalistes. C’est " l’Allemagne " qui est devenue la responsable de la crise et redevenue le bouc émissaire des déboires d’une France qui, chacun le sait, a toujours été exemplaire en matière de solidarité européenne, tout particulièrement face aux coûts de la réunification allemande...

En réalité, ce qui est inédit, c’est que la droite outre-rhénane ait pu accepter en quelques semaines, dans un contexte extrêmement tendu, de remettre en cause les trois piliers doctrinaux sur lesquels l’Allemagne avait subordonné l’adoption de la monnaie unique : l’interdiction faite aux Etats européens de se porter mutuellement garants les uns des autres en matière de dette publique ; l’impossibilité pour l’Union en tant que telle de lever l’emprunt et de faire des prêts ; et enfin, l’interdiction faite à la BCE de prendre en pension des titres des pays aux prises avec une crise de la dette dite souveraine.

" Ne pas payer pour l’Europe du Sud "

Revenons trente ans en arrière. La création en 1979, à l’initiative du chancelier Helmut Schmidt et du président français Giscard d’Estaing, du système monétaire européen (SME) avait témoigné, à l’époque, de la volonté des Européens de maintenir des changes fixes entre leurs monnaies, en dépit du flottement du dollar. La puissance économique de l’Allemagne fait alors de sa monnaie la référence du SME, ce qui oblige du même coup les autres pays à caler leur politique monétaire sur les orientations arrêtées par la Bundesbank, la banque centrale allemande.

Alors que l’instauration du marché unique, décidée en 1986, ouvre un boulevard à la spéculation, en libéralisant totalement les mouvements de capitaux, le Conseil européen charge en 1988 Jacques Delors, président de la Commission européenne, de rédiger un rapport sur la mise en place d’une union économique et monétaire (UEM). Pour le président français François Mitterrand, qui a fait en 1983 le choix stratégique de l’Europe en refusant de sortir du SME, il s’agit alors de regagner des marges de manoeuvre en obtenant le partage de la souveraineté monétaire.

Le chancelier Helmut Kohl accepte alors la perspective de cette UEM, contre l’avis de la Bundesbank comme de son opinion publique. Pour des raisons politiques : pour cet homme issu d’une génération qui, enfant, a connu la guerre, l’intégration européenne et les avancées vers une Union politique sont garantes de la stabilité de la République fédérale, a fortiori après la chute du mur. Mais l’acceptation de l’UEM a aussi des raisons économiques : l’industrie exportatrice est favorable à la stabilisation des taux de change ; elle s’oppose à la politique de monnaie forte menée par la Bundesbank, prompte à utiliser sa légitimité pour mobiliser une opinion publique traumatisée par les crises monétaires passées.

Le gouvernement Kohl-Genscher-Waigel ne contournera le pouvoir de veto de la Bundesbank qu’en imposant aux autres partenaires de l’UEM les conditions fixées par celle-ci en termes d’indépendance, de critères de convergence ou d’absence de solidarité financière entre les Etats membres. La dynamique politique enclenchée par le traité de Maastricht empêchera par la suite les principaux acteurs allemands de s’opposer à l’intégration des pays du sud de l’Europe à la zone euro. Le traité avait été d’ailleurs conçu afin d’exclure une situation où " les pays du sud [de l’Europe] feraient payer l’addition aux pays dits riches. Car sinon l’Europe se disloquerait ", comme l’expliquait, à l’époque, Horst Köhler, chef de l’administration du ministère des Finances, pour le vendre à l’opinion allemande.

Le renoncement au deutschemark décidé à Maastricht marque cependant un tournant dans le " consensus permissif " qui avait prévalu jusque-là dans l’opinion publique allemande vis-à-vis de l’intégration européenne. Parallèlement, les Länder commencent à s’inquiéter de la perte de leurs pouvoirs au profit de l’Etat fédéral et de l’Union européenne. Enfin, l’attitude de la nouvelle République de Berlin doit être aussi comprise au regard de la nouvelle donne entraînée par la chute du mur. L’Allemagne réunifiée a retrouvé sa pleine souveraineté, mais a dû supporter, et supporte encore, le poids des dépenses entraînées par la remise à niveau des nouveaux Länder, tandis que l’élargissement de l’Union à l’Est la place désormais au centre de l’Europe.

Les gardiens du temple montent au créneau

Certains médias allemands populistes, après avoir mené une campagne féroce contre les prêts à la Grèce, ont vivement critiqué le plan de sauvetage de l’euro. A l’image des émissions spéciales à la télévision, les autres médias ont surtout exprimé la crainte des épargnants et souvent le souhait d’un retour au deutschemark, la peur d’un retour de l’inflation ou celle des hausses d’impôt à venir. La presse financière signalait dans le même temps une ruée des épargnants vers l’or et l’investissement dans l’immobilier. La confiance dans la monnaie - un des piliers de la République fédérale - était perçue comme étant en danger.

Il faut dire que les gardiens du temple monétaire n’ont pas été avares de critiques à l’égard des décisions prises, à l’image de Hans-Werner Sinn, considéré comme l’économiste le plus influent outre-Rhin. Qualifiant le mécanisme européen de stabilisation financière de la zone euro " d’aventure aux effets incalculables "1, il ajoutait : " La condition centrale que l’Allemagne avait posée pour l’abandon du deutschemark a été effacée en un tour de main pendant que notre négociateur en chef était hospitalisé. "

Sur le fond, l’analyse revient à dénoncer la mise en oeuvre d’une responsabilité partagée entre Etats membres en matière de dette publique souveraine. Dans cette optique, la correction menée à bien par les marchés financiers quant à la structure des taux d’intérêt portant sur la dette publique au sein de la zone euro a été " entravée par le pouvoir politique ". " Le Fonds européen de stabilité financière aura pour effet de distordre les flux de capitaux sur les marchés financiers, au détriment des entreprises allemandes ", expliquait le directeur de l’Ifo (Institute for Economic Research), avant de mettre en avant le risque de hausse des taux sur la dette allemande - puisque l’Allemagne s’est portée garante - et les conséquences de la baisse des taux pour les pays endettés perçue comme une incitation à persévérer dans leur laxisme. Compte tenu de la situation d’endettement de l’Etat allemand et de la perspective de vieillissement de sa population, le président de l’Ifo disait comprendre que les " Allemands aient le sentiment de se faire arnaquer ".

Loin d’être isolées, ces critiques ont trouvé de multiples relais médiatiques. Karl-Otto Pöhl, l’ancien président de la Bundesbank, et d’autres gardiens du temple monétaire ont dénoncé des décisions prises " sans aucun fondement juridique dans les traités européens " - ce qui est juste -, ainsi que la " monétisation de la dette " de certains Etats par la BCE, qui menaçait la crédibilité de la politique monétaire et faisait courir à l’euro le risque de devenir une " monnaie faible ". Axel Weber, l’actuel président de la Bundesbank, a rendu public le fait qu’il avait été mis en minorité sur cette décision. Dans ce contexte, les déclarations de solidarité des syndicats allemands avec les travailleurs grecs ou les prises de positions de quelques économistes moins en cours ont eu du mal à être entendues.

Des contradictions lourdes de dangers

Une bonne partie des salariés allemands, soumis à une cure d’austérité salariale et sociale sans égal dans l’Union depuis l’introduction de l’euro, ont surtout compris qu’ils risquaient de subir de nouvelles restrictions et qu’après avoir payé de longues années pour la réunification, ils étaient désormais susceptibles de régler l’ardoise laissée par " d’autres ". Sans parler des chômeurs et des plus démunis, que le plan d’austérité budgétaire, adopté en juin, au-delà des artifices et des aléas de sa mise en oeuvre, cible en priorité. Selon les enquêtes d’opinion, deux tiers des Allemands sont contre le plan décidé à l’échelle européenne.

En réponse à ces inquiétudes, la droite allemande, plutôt que de tirer les enseignements de ses propres erreurs - l’échec du pacte de stabilité, l’architecture institutionnelle de la zone euro - s’en est prise d’abord aux sociaux-démocrates, accusés, non sans raison, d’avoir torpillé le " pacte de stabilité "* en 2002, avec l’aide du gouvernement français de l’époque. Acculée, la chancelière s’est finalement résolue à changer de registre : " l’échec de l’euro serait l’échec de l’Union européenne ", a-t-elle déclaré au Bundestag, tout en promettant de défendre " la culture de la stabilité avec les dents et les griffes ", pour rassurer son électorat désorienté.

Cette attitude a des raisons politiques : la droite allemande n’a pas voulu expliquer à son opinion publique que les bénéfices tirés de l’UEM par le pays ne pouvaient aller sans un effort de cohésion sociale à l’échelle européenne. Mais l’attitude du gouvernement tient aussi à des motifs économiques : en effet, sauf nouvelle catastrophe, l’économie allemande est la mieux placée pour tirer parti de la reprise mondiale et de la baisse de l’euro, le chômage étant à son plus bas niveau depuis 1992.

Comme tous les gouvernements de la zone euro, la coalition gouvernementale allemande ne pourra cependant pas durablement ignorer les enseignements de la crise : à terme, ce sera soit l’euro et une forme ou une autre de mécanismes de solidarité maîtrisée entre les Etats membres, soit le retour - lourd de dangers et particulièrement problématique pour la République fédérale - aux stratégies monétaires nationales.

  • 1. " Wir stürzen uns in ein unkalkulierbares Abenteuer ", Suddeutsche Zeitung, 14 mai 2010.
* Pacte de stabilité

Articles du traité de Maastricht, précisé par un règlement européen de 1997, révisé en 2005, qui interdisent notamment un déficit des administrations publiques supérieur à 3 % du PIB.

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