Société

La Cimade, grain de sable dans la machine à expulser

8 min

L'organisation de défense des droits des étrangers vient de fêter son 70e anniversaire dans un contexte difficile, face à un gouvernement qui fait de la chasse aux sans-papiers une fin en soi.

"Non à un camp d’internement des étrangers ! ", alerte la Cimade, association de défense des droits des migrants 1, qui pétitionne contre le nouveau centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot. Installé en bordure de l’aéroport de Roissy et bientôt opérationnel, il sera, avec 240 places, l’un des plus importants de France. La capacité totale de ces lieux, où les sans-papiers arrêtés sont enfermés le temps d’organiser matériellement leur expulsion (une dizaine de jours en moyenne), a explosé ces dernières années : près de 800 places en 2002, un peu plus de 1 900 en 2010. Une conséquence de la politique visant à accroître les expulsions, marquée en 2004 par l’adoption d’objectifs chiffrés : 9 227 sans-papiers ont été reconduits à la frontière en 2001, 29 288 en 2009.

L’interdiction de l’immigration de travail à partir de 1974 en Europe s’est traduite par le développement d’une nouvelle catégorie d’immigrés : les sans-papiers. Leur nombre a d’autant plus augmenté que la demande du marché du travail pour des salariés peu exigeants n’a pas disparu et que la pression migratoire s’est accrue avec une mondialisation qui rapproche les sociétés sans réduire pour autant les inégalités. En dépit de l’inflation des moyens mis en oeuvre pour diminuer les flux migratoires, ceux-ci n’ont pas disparu, conduisant surtout les migrants à payer de plus en plus cher, y compris de leur vie, le franchissement des frontières. Le fait que, pour la plupart, ces sans-papiers soient des travailleurs, que beaucoup d’entre eux vivent en famille, avec des enfants scolarisés, crée des situations impossibles. Du coup, aujourd’hui comme hier, les Etats naviguent à vue. Au gré de la situation économique et de la manipulation politique de l’anxiété liée au chômage de masse et à l’insécurité dans les zones défavorisées - comme on l’a encore vu en France cet été -, ils se livrent, d’un côté, à un durcissement de la législation et à des expulsions, et, de l’autre, à d’inévitables régularisations.

Entre expulsions et régularisations

L’actuel gouvernement n’échappe pas à cette schizophrénie. Face à une large partie de l’opinion, il joue la carte de la fermeté avec une politique d’expulsions de plus en plus absurde. Non seulement on définit des quotas (30 000 expulsés par an), mais on procède, pour les atteindre, à près de 10 000 retours " aidés ", qui concernent essentiellement des ressortissants roumains et bulgares, citoyens de l’Union européenne qui entrent (et reviennent) en toute légalité avec un simple visa de tourisme. Parmi les autres victimes de cette politique, on compte de vieux immigrés dont le titre de séjour n’a pas été renouvelé, quelques jeunes qui ont eu affaire à la justice et qui sont sans attaches ailleurs qu’en France, des salariés présents depuis de longues années, qui paient impôts et cotisations sociales, des familles bien insérées 2, etc.

Parallèlement, le gouvernement régularise en catimini près de 30 000 sans-papiers par an. Des personnes répondant aux critères d’une administration qui, en dépit des discours affichés et des restrictions croissantes au regroupement familial, a pris la mesure des besoins de main-d’oeuvre étrangère dans nombre de secteurs (bâtiment, agriculture, nettoyage, services à la personne...). Il faudrait ajouter à ces régularisés ceux qui obtiennent leur titre de séjour après un long bras de fer avec les autorités, comme l’ont montré les mouvements de grève des travailleurs sans papiers (voir encadré).

Zoom Travailleurs sans papiers : un tournant

C’est une date à retenir. Le 18 juin dernier, le ministère de l’Immigration a publié les nouveaux critères de régularisation des salariés sans papiers 1. Un texte acquis de haute lutte après neuf mois de grèves de milliers de travailleurs en situation irrégulière, soutenus par le groupe des Onze, CGT en tête 2.

Ces grèves, sporadiques au départ - le Buffalo Grill de Viry-Châtillon (91) en juin 2007 -, se sont intensifiées à partir d’avril 2008, après la publication en janvier d’une première circulaire de régularisation aux critères trop restrictifs et à l’application laissée au libre arbitre des préfets. Une deuxième circulaire du 24 novembre 2009 n’a pas réglé ces problèmes ; elle a surtout eu pour effet de légitimer, y compris auprès d’organisations patronales, le mouvement des sans-papiers, passés de 2 500 grévistes en 2008 à 6 000 en 2010. Des agents de nettoyage, de gardiennage et autres employés de la restauration ou du BTP qui acceptent des conditions de travail pénibles et ne privent pas vraiment d’emploi les Français. Désormais, ils pourront être régularisés après justification de douze mois d’activité au cours des dix-huit derniers mois, au lieu de douze auparavant (vingt-quatre derniers mois pour les intérimaires). Des critères qui devront être uniformément respectés sur le territoire. Reste à en vérifier l’application. Le 3 août dernier, lors du dépôt collectif de 513 dossiers de régularisation à la préfecture de Paris, la CGT a accusé cette dernière de réclamer des documents non prévus par l’accord du 18 juin...

Exception française

Si l’on en admet le principe, une politique de contrôle migratoire pose finalement deux questions : la première est celle du degré d’ouverture ; la seconde, celle du traitement des inévitables situations d’irrégularité qu’elle génère. Sur la première question, la France ne se singularise pas vraiment par rapport à ses voisins : sa schizophrénie, entre expulsions et régularisations, reflète les contradictions d’une Europe vieillissante qui continue de se penser en forteresse assiégée, tandis que vient pour elle " le temps des immigrés " - pour reprendre le titre de l’ouvrage de François Héran 3 -, nécessaire pour soutenir sa dynamique économique et démographique.

Sur la seconde question, en revanche, la France, en dépit de pratiques inacceptables, reste (encore) une exception dans le paysage européen. C’est le seul pays qui confie au secteur associatif la mission - rémunérée avec les deniers de l’Etat - de veiller au respect des droits des sans-papiers en instance d’expulsion. Une mission d’aide juridique à l’intérieur des centres de rétention, qui amène bien souvent un juge à ordonner une libération pour vice de procédure ou pour des raisons d’ordre personnel et familial. Mais aussi une mission d’observation et d’alerte sur les multiples entorses au droit des personnes placées en rétention. De fait, un peu moins de la moitié des personnes en rétention sont effectivement présentées à l’embarquement. C’est le résultat, en bonne partie, de cette vigilance citoyenne.

Un caillou trop gênant

Ce dispositif original était cependant devenu un caillou trop gênant dans la chaussure d’un gouvernement résolu à " faire du chiffre ". Le pouvoir en place s’est donc attaqué, à partir de 2008, à celle qui en était à la fois l’initiateur et l’unique opérateur : la Cimade. Née en 1939 au sein des mouvements progressistes de l’Eglise protestante, cette association joue, depuis les années 1960, un rôle actif dans le soutien aux réfugiés et aux migrants. Forte de sa réputation et de sa riche histoire, elle est sollicitée en 1984 par le gouvernement (de gauche) pour mener une mission d’aide sociale (et officieusement de veille) dans les centres de rétention qui commencent à voir le jour (de fait, entre 1974 et 1984, les expulsions restent un phénomène marginal). Après de houleux débats et des attaques extérieures, la Cimade acceptera ce rôle, dont elle va peu à peu et non sans mal imposer la transformation en une mission d’aide juridique et d’observation... qui ne sera reconnue par décret qu’en 2001.

Evolution du nombre de rétentions, expulsions et régularisations

Cependant, parce qu’elle est de fait seule à assumer cette mission, la Cimade va se trouver à partir de 2002 dans une position de plus en plus difficile. Tandis que ses rapports dénoncent, année après année, les dérives de la politique du chiffre, elle doit, pour assurer sa mission auprès de retenus de plus en plus nombreux, recruter un nombre toujours croissant d’intervenants. En 2008, les postes financés par l’Etat finissent par représenter 70 % de son effectif salarié (la Cimade dispose aussi d’un réseau de 2 000 bénévoles répartis en une soixantaine de groupes locaux qui tiennent des permanences d’accueil et de conseil administratif et juridique pour les étrangers).

Parce que cette dépendance était dangereuse pour l’association, celle-ci cherche alors à constituer un pool d’associations et de syndicats qui auraient pu se voir confier collectivement la mission d’intervention dans les centres de rétention. " Toutes les demandes que nous avons faites en ce sens ont été rejetées, soupire Laurent Giovannoni, qui vient d’achever son mandat de secrétaire général de la Cimade. Et pour cause : le gouvernement ne voulait pas de ce contre-pouvoir associatif. " De fait, lorsqu’il décide, en 2008, de ne pas renouveler la convention passée avec la Cimade et de répartir les CRA en cinq lots attribués sur appel d’offres, le gouvernement a beau jeu de discréditer la vieille association en la présentant comme soucieuse de conserver son " monopole ". Sous couvert de pluralisme, la volonté du ministère de l’Immigration est en fait surtout de casser un outil qui le gêne : le projet de réforme de la mission dans les CRA prévoyait initialement de réduire le rôle des associations à une simple " information juridique " et imposait à ces dernières une obligation de réserve. Les multiples recours en justice de la Cimade et de ses alliés ont cependant permis de préserver les deux piliers du dispositif : la défense active des droits des étrangers et l’observation des conditions de la rétention.

Sur le pont à la rentrée

Reste que, depuis le 1er janvier 2010, l’association n’est plus présente que dans 9 CRA sur 25. Le partage de la mission entre cinq acteurs 4 qui n’ont pas choisi de travailler ensemble pose des problèmes d’efficacité : " Forcément, l’information circule moins, on manque du coup de vision globale de ce qui se passe dans telle ou telle préfecture, dans tel ou tel CRA ", regrette Aline Daillère, juriste et intervenante en CRA. La Cimade, qui a organisé de nombreux événements en 2009 et 2010 pour ses 70 ans (avec une cérémonie de clôture en novembre prochain, au moment des Semaines sociales, voir encadré), n’est donc pas vraiment à la fête. Elle a consacré ces six derniers mois une bonne partie de son énergie à gérer un douloureux plan social.

Zoom L’immigration au coeur des Semaines sociales 2010

" Migrants : un avenir à construire ensemble ", c’est le thème de la session 2010 des Semaines sociales, du 26 au 28 novembre au Parc floral de Paris. Moment fort pour la réflexion sociale des milieux catholiques, ces Semaines sont un lieu d’ouverture et de débats de qualité. Y participent chaque année près de 3 000 personnes, qui dialoguent avec experts, hommes politiques, philosophes, économistes, responsables associatifs, sociologues, théologiens...

La rentrée devrait cependant repartir sur les chapeaux de roue, avec la mobilisation contre le nouveau projet de loi sur l’immigration présenté en mars dernier et qui sera débattu fin septembre à l’Assemblée. Ce texte, qui adapte en droit français la directive européenne " retour " de 2008, vise à " marginaliser le rôle de la justice dans le contrôle des mesures d’éloignement ", indique Laurent Giovannoni. Entre autres mesures (que durcissent encore les amendements annoncés cet été touchant au droit de la nationalité), il reporte à cinq jours - contre deux actuellement - le moment où le juge des libertés doit statuer sur la prolongation de la rétention. Ce qui favorisera les expulsions avant toute intervention du juge. Quant à l’extension de la durée maximale de la rétention, de trente-deux à quarante-cinq jours, elle est purement répressive : dans 90 % des cas, les reconduites à la frontière se font dans les deux semaines qui suivent la rétention.

Quoi qu’il en soit, le travail de la Cimade aura contribué à faire entrer la question de la rétention dans le débat public. En témoignent notamment les rapports publiés par le Sénat et la Cour des comptes sur les coûts exorbitants de cette politique : 530 millions d’euros en 2008. Rapportés à 20 000 reconduites forcées, cela revient très cher pour le contribuable. La remise en cause, de plus en plus largement exprimée, des coûts humains et financiers de ces renvois massifs pose cependant une question qui attend toujours sa réponse : quelle politique migratoire ?

  • 1. www.cimade.org
  • 2. Voir Chroniques de rétention, Cimade, à paraître le 6 octobre chez Actes Sud.
  • 3. Ed. La république des idées-Le Seuil, 2007.
  • 4. Asfam, Cimade, Forum réfugiés, France terre d’asile et Ordre de Malte.

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