Idées

L’alchimie des conflits sociaux

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La crise sert souvent à justifier les sacrifices exigés des salariés, mais ces derniers ne cèdent pas pour autant à la résignation. En témoignent les nombreux conflits qui ont éclaté ces derniers mois en France. S'ils se caractérisent avant tout par le refus des licenciements collectifs ou la sauvegarde des acquis sociaux, on assiste également à l'essor de revendications portant sur les salaires et les conditions de travail dans l'" usine du monde " chinoise. L'occasion de revenir sur les analyses traitant des mouvements sociaux, elles-mêmes non exemptes d'oppositions entre chercheurs.

1. Au commencement était l’action

L’étude des mobilisations collectives représente un champ à part entière des sciences sociales. En France notamment, elle connaît un véritable regain d’intérêt depuis une vingtaine d’années. Pour autant, les débats restent vifs quant aux causes et à la portée des mouvements contestataires.

Longtemps, toute protestation collective populaire exprimée en dehors des institutions a été assimilée à un désordre irrationnel menaçant les fondements de la vie sociale. Il s’agissait dès lors de les réprimer, dans le sang si nécessaire. En témoigne la répression meurtrière de la Commune de Paris en mai 1871. En fait, de 1791 à 1864, toute coalition était considérée comme un délit en vertu de la loi Le Chapelier*.

Zoom Le conflit, facteur de cohésion sociale

Les conflits sociaux peuvent jouer un rôle essentiel dans l’entretien du lien social. C’est le sociologue allemand Georg Simmel qui, au début du XXe siècle, met le premier clairement en évidence leur dimension socialisatrice 1. Il pointe ainsi le fait que l’affrontement, pourvu qu’il ne vise pas l’élimination de l’opposant, implique plusieurs formes de reconnaissance : de l’adversaire tout d’abord, auquel il s’agit de s’adapter, mais aussi de règles et, surtout, d’une cause commune autour de laquelle on se confronte. Ce faisant, le conflit contribue à la réévaluation périodique des règles qui fondent la vie sociale. En outre, à une échelle individuelle, il permet également d’accepter l’altérité, notamment des personnes dont on juge les comportements insupportables, tandis que la révolte permet d’éviter d’être complètement écrasé par la domination.

Au niveau du groupe mobilisé, le conflit agit cependant comme une épreuve qui peut resserrer la cohésion interne ou conduire à l’éclatement. Un demi-siècle après Simmel, dans Les fonctions du conflit social (1956), Lewis Coser systématise l’approche fonctionnaliste en recensant les différentes façons dont un conflit - y compris guerrier - peut contribuer à renforcer un lien social fragilisé, que ce soit en poussant différents groupes à s’allier, en amenant des individus peu concernés à s’investir dans la vie publique ou encore en obligeant les adversaires à communiquer.

Enfin, des travaux plus récents 2 montrent comment l’engagement peut venir compenser pour certains individus les effets d’une désaffiliation sociale, qu’elle soit familiale ou professionnelle, en leur apportant des liens de sociabilité, des connaissances et des compétences éventuellement valorisables professionnellement, voire en leur apportant un emploi. Et surtout en contribuant à restaurer chez eux une identité valorisante.

  • 1. Dans Le conflit, coll. Circé/Poche, éd. Circé, 1998 (paru initialement en 1908).
  • 2. Voir, par exemple, La société civile dans les cités. Engagement associatif et politisation dans des associations de quartier, par Camille Hamidi (éd. Economica, 2010) ou La force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, par Michel Kokoreff (éd. Payot, 2003).

En 1895 encore, au moment où le mouvement syndical français se structure, Gustave Le Bon publie une Psychologie des foules qui va durablement marquer les esprits de l’élite. Il diagnostique l’entrée dans l’" ère des foules " - entendez des couches populaires -, " peu aptes au raisonnement [mais] au contraire très aptes à l’action ", et dont les revendications tendent à ramener la société à " ce communisme primitif qui fut l’état normal de tous les groupes humains avant l’aurore de la civilisation ". Condensé de préjugés de classe, ce texte n’en reconnaît pas moins le rôle central du conflit au sein des transformations historiques. Il rejoint ainsi d’une certaine manière les analyses de Karl Marx.

Pour ce dernier, dans le régime capitaliste, les rapports sociaux sont avant tout déterminés par la propriété privée des moyens de production. Pour se reproduire, celle-ci a besoin de soumettre et d’exploiter les travailleurs. Leurs intérêts et ceux des capitalistes sont dès lors inconciliables, et le conflit entre eux inévitable. Mais Marx ne fut pas seulement le théoricien de la lutte des classes, il fut également un observateur attentif des mobilisations de son temps, comme l’illustrent Les luttes de classes en France (1850) et Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852), où il distingue de nombreuses fractions de classes au-delà des deux pôles fondamentaux de sa théorie.

Quoi qu’il en soit, on peut estimer que, loin d’avoir mené la civilisation à sa perte comme le suggérait Le Bon, les conflits du travail ont au contraire contribué à la consolider en atténuant les effets de l’exploitation et de la paupérisation. Le mouvement ouvrier a ainsi joué un rôle essentiel dans l’édification de ce que Robert Castel, dans Lesmétamorphoses de la question sociale (1995), appelle la " société salariale ". Conditions de travail, d’emploi et de rémunérations ont ainsi été progressivement encadrées par la législation, tandis qu’étaient mises en place une série d’assurances obligatoires contre les principaux risques de l’existence : accidents du travail, maladie, chômage, famille et retraite. La sécurité sociale en somme, qui n’est autre qu’une socialisation d’une partie du salaire.

Le conflit social a ainsi été en quelque sorte institutionnalisé, puisque les caisses gèrent les cotisations et les prestations sociales, de même que l’élaboration des conventions collectives** a été confiée aux partenaires sociaux, c’est-à-dire, d’une part, aux représentants des salariés et, d’autre part, du patronat, le tout arbitré par l’Etat. Les plus radicaux regrettent que ce dialogue social éloigne la perspective d’un renversement du capitalisme. Il n’en demeure pas moins qu’une dynamique similaire pourrait aujourd’hui s’enclencher dans certains pays émergents, Chine et Inde en tête, alors même que d’aucuns diagnostiquent au contraire un délitement de la protection sociale et du droit du travail en Occident. Reste que les implications de cette évolution sur la conflictualité sociale ne sont pas si évidentes à déterminer.

2. Les multiples ressorts de l’engagement

Sans avoir réellement approfondi la question des ressorts de l’engagement dans le conflit, Marx estimait que la conscience qu’a chacun de sa position de classe y joue un rôle déterminant. Il remarque que, loin d’être automatique, celle-ci nécessite le plus souvent un travail préalable de dévoilement qui revient à une avant-garde éclairée. D’où l’intense engagement de l’auteur en son temps au sein du mouvement ouvrier.

Les représentations du monde social qu’entretiennent les individus jouent encore un rôle majeur dans les analyses du comportement collectif, qui émergent aux Etats-Unis durant les décennies 1950-1960. Dans Why Men Rebel ? (1970), Ted Gurr met en avant la notion de " frustration relative ". Il désigne ainsi l’écart entre les valeurs qu’un individu détient (revenu, poste ou reconnaissance) et celles qu’il se considère en droit d’attendre. La contestation survient lorsque cet écart est considéré comme trop grand. Si elle a le mérite de pointer la dimension relative et subjective de la frustration, cette explication n’en présente pas moins un caractère tautologique : on peut justifier a posteriori toute mobilisation comme le résultat d’une frustration.

Du reste, la prise de parole protestataire n’est pas la seule réaction possible lorsqu’un mécontentement est ressenti. Comme l’a noté Albert Otto Hirschman dans Défection et prise de parole (1970), on peut alors opter également pour le retrait individuel ("exit ") ou encore demeurer malgré tout loyal. Le même avance par ailleurs l’idée d’un mouvement de balancier historique faisant alterner des périodes où les agents sociaux privilégient le repli sur la sphère privée et la consommation, et d’autres où ils s’engagent davantage dans la vie publique ; la déception suscitée par l’un ou par l’autre des investissements expliquant, selon lui, l’alternance.

Si Hirschman récuse l’idée de cycles réguliers, celle-ci est assumée par Sidney Tarrow, qui s’appuie sur un recensement de près de 5 000 épisodes contestataires à partir de sources de presse. Avec d’autres, il insiste sur la dépendance des mouvements sociaux vis-à-vis du monde politique conventionnel, qui reste maître de l’agenda. Pour prendre de l’ampleur et atteindre ses objectifs, une action peut en effet difficilement se passer du relais d’un dirigeant ou d’un parti politique, ceux-ci déterminant de ce fait ce que Tarrow appelle la " structure des opportunités politiques ". Dominant dans les années 1990, ce modèle a depuis essuyé de nombreuses critiques qui ont également limité son utilisation.

A l’échelle individuelle, le passage à l’acte reste cependant assez énigmatique. Dans La logique de l’action collective (1965), Mancur Olson avance que celui-ci constitue un véritable paradoxe. S’inscrivant dans le cadre des théories du choix rationnel***, il remarque que tout acteur a intérêt à se comporter en " passager clandestin ", c’est-à-dire à profiter des retombées d’une mobilisation sans s’y investir lui-même, pour éviter les coûts que celle-ci occasionne (temps, argent ou risque de représailles). Mais si tous raisonnaient ainsi, aucune mobilisation n’aurait lieu ! La solution réside alors, selon Olson, dans la mise en oeuvre par les organisations d’incitations sélectives : elles font en sorte que les biens obtenus par la lutte soient réservés aux seuls participants. De telles considérations ont conduit à l’adoption de pratiques de closed shop ou d’union shop****, encore en vigueur dans certains Etats américains, ou plus largement au développement d’un syndicalisme de services où les organisations fournissent diverses prestations à leurs membres.

Toutefois, contre cette limitation à leur dimension matérielle, plusieurs auteurs ont proposé une conception élargie des motivations militantes, incluant gratifications symboliques (reconnaissance et estime de soi) et affectives, qui incitent les individus non seulement à entrer, mais à rester dans l’organisation 1. Ces travaux réfutent également l’idée d’un engagement désintéressé qui peut servir à masquer certains profits ; ils nuancent aussi la distinction classique entre bénéficiaires immédiats de l’action et " membres par conscience ". Au final, il s’agit d’être attentif à la trajectoire biographique des militants pour comprendre leur engagement et son évolution : si une rupture ou une disponibilité à un moment donné peuvent expliquer son démarrage, ces dernières n’ont pas un caractère automatique et les motifs d’un engagement personnel restent très délicats à démêler. Le militantisme gagne ainsi à s’analyser comme une carrière faite d’étapes successives au gré desquelles l’identité individuelle se transforme.

3. De nouvelles règles du jeu ?

Se pose enfin la question de l’évolution de la conflictualité sociale. Dans La France conteste (1986), Charles Tilly a eu le grand mérite d’introduire une perspective de long terme dans ce champ de recherche. Il a forgé la notion de " répertoire de l’action collective " pour désigner un stock de modalités disponibles, dans lequel les groupes protestataires peuvent puiser à une époque donnée. D’anciennes formes ont ainsi été abandonnées (charivaris, barricades...), tandis que d’autres sont apparues et ont fini par être " routinisées " (grèves, manifestations...). Plus généralement, la construction de l’Etat et l’avènement du capitalisme ont influencé l’évolution de ce répertoire qui, de communal et patronné, est devenu national et autonome.

Assiste-t-on aujourd’hui à l’émergence d’un nouveau répertoire ? Suite aux mouvements de 1968, plusieurs auteurs ont avancé qu’avec l’avènement d’une société postindustrielle et, surtout, le recul de la classe ouvrière comme moteur de l’histoire sociale, les conflits du travail laisseraient la place à de nouveaux mouvements sociaux. Ceux-ci se concentreraient sur des revendications précises, de nature postmatérialiste et expressive (féminisme, écologie, sexualité, droits humains, droits des étrangers), et inventeraient de nouveaux modes de protestation (sit-in, grèves de la faim...). Relèveraient de cette évolution les coordinations et les syndicats autonomes qui réfutent les anciennes identités de classe tout en entretenant une grande méfiance à l’égard du pouvoir institutionnel.

Cette opposition entre anciens et nouveaux a depuis été remise en question. Relativisant la nouveauté de ces causes, certains remarquent que la distinction entre enjeux matériels et symboliques est artificielle : lutter pour des salaires, c’est aussi revendiquer une reconnaissance, et vice versa. D’ailleurs, loin d’avoir reflué, la conflictualité du travail a même augmenté depuis 1990, si l’on y intègre les retraits individuels et les grèves perlées ou les grèves du zèle*****. Les mêmes observent qu’il ne faut pas exagérer l’impact de la tertiarisation sur les transformations du conflit social : la taille de l’entreprise ou la présence syndicale restent plus déterminantes que le secteur d’activité. Ils réfutent enfin l’opposition entre conflit et négociation - qui se complètent plus qu’ils ne s’opposent -, ainsi que les thèses qui présentent les centrales syndicales comme des bureaucraties éloignées des salariés ; ils montrent que celles-ci réalisent encore à la base un travail décisif d’information et de mise en forme des revendications.

L’influence des grandes tendances sociales sur les conflits sociaux est ainsi au coeur des débats. Deux arènes jouent un rôle croissant dans les mobilisations sociales : les tribunaux et les médias. Si le droit a toujours entretenu une relation ambivalente avec la conflictualité sociale, il représente néanmoins une ressource cruciale pour ses acteurs. Il en est de même pour les médias : non seulement ils ont le pouvoir de faire " exister " ou non un mouvement, mais ils contribuent aussi à en définir le sens. Avec Internet en particulier, ils représentent un outil à part entière des luttes.

Ces évolutions, auxquelles s’ajoute la transnationalisation des mobilisations (comme dans le cas des mouvements altermondialistes), invitent cependant à s’interroger sur la sociologie des publics qui y prennent part, et notamment sur l’élévation du " coût d’entrée " dans ces dernières. Certains évoquent ainsi l’avènement de " nouveaux militants ", plus diplômés et plus favorisés, qui se montreraient pragmatiques et distants à l’égard des organisations : pour eux, l’important ne serait plus d’adhérer, mais d’obtenir des résultats. Par ailleurs, les frontières se brouilleraient entre militantisme et bénévolat associatif, comme entre information et propagande.

Si ce diagnostic révèle sans doute une tendance, il n’en a pas moins un aspect normatif : le " bon " engagement serait celui de classes moyennes supérieures plus dotées en capitaux culturel, économique ou relationnel. L’essor de ce que Jean-Marc Salmon appelle les " médias-associations ", qui, tels le Téléthon ou les Restos du Coeur, s’emploient à susciter l’émotion pour enrôler de nouveaux soutiens, invite aussi à s’interroger sur la dépolitisation de l’engagement, c’est-à-dire la négation des conflits d’intérêts qui sous-tendent les causes qu’elles défendent.

Quelques chercheurs ont cependant choisi de déplacer la focale pour étudier les mobilisations, a priori improbables, qui pouvaient survenir à l’initiative de salariés précaires, y compris sans-papiers. A la limite de ce champ d’observation apparaissent également des mouvements qui ne sont pas reconnus comme tels, comme les émeutes des jeunes de quartiers pauvres qui, faute d’avoir donné lieu à une expression publique, ont été " parlées " par des observateurs extérieurs et ont donné lieu à une " émeute de papier "2. De même, le recours à certaines formes d’action spectaculaires par les salariés peut-il susciter des réprobations, comme les séquestrations de patrons ou les menaces de déverser des produits chimiques dans une rivière. La définition même de ce qu’est ou non une action collective ainsi que sa légitimité constituent de ce fait un enjeu de lutte en soi. Les débats sur le sujet sont donc loin d’être clos.

  • 1. Voir " Economie des partis et rétributions du militantisme ", par Daniel Gaxie, Revue française de science politique, vol. 27, n° 1, 1977, pp. 123-154.
  • 2. Voir L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, par Gérard Mauger, éd. du Croquant, 2006.
* Loi Le Chapelier

Adopté en juin 1791, ce texte interdisait les regroupements ouvriers ou paysans, au motif qu'ils ne devaient pas s'intercaler entre l'Etat et les citoyens. Corporations, grèves et syndicats étaient ainsi frappés d'illégalité.

** Convention collective

Accord négocié au niveau d'une branche d'activité entre les partenaires sociaux et qui détermine les règles qui s'imposent à l'ensemble des entreprises et salariés du secteur.

*** Théories du choix rationnel

Théories économiques et sociologiques qui postulent que les individus réaliseraient leurs choix en fonction de la balance des coûts et des avantages qui y sont attachés, c'est-à-dire en s'efforçant de maximiser leur satisfaction.

**** Closed shop et union shop

Accords entre employeurs et syndicats qui réservent la possibilité d'être embauchés à des salariés soit syndiqués (closed shop) ou s'engageant à se syndiquer (union shop).

***** Débrayages et grève du zèle

Les premiers consistent à arrêter le travail pour une période relativement courte, quelques dizaines de minutes en général, éventuellement en relais ; la seconde correspond à une application stricte des directives de l'employeur, ce qui se traduit par un ralentissement de la production.

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