Comment l’Europe veut maîtriser la finance

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Une nouvelle architecture de supervision financière se dessine pour l'Union européenne. Une avancée historique qui pourrait cependant tourner court si la volonté politique ne suit pas.

La violence de la crise qui frappe depuis 2007 est peut-être en train de préparer une petite révolution dans la façon d’appréhender la monnaie et la finance au sein de l’Union européenne. Qu’on en juge : la Banque centrale européenne (BCE) va devoir prendre en charge le maintien de la stabilité financière et rendre des comptes en la matière, de nouvelles réglementations vont être mises en oeuvre et des institutions de coordination des régulateurs européens de la finance vont voir le jour dans quelques semaines.

Certes, une bonne partie des mesures annoncées ne sont qu’à l’état de projet, et rien ne dit que les nouvelles institutions seront efficaces. Mais l’Europe a ouvert une page qui, si ses dirigeants en ont le courage, pourrait lui permettre d’écrire un nouveau chapitre de son histoire.

Une banque centrale transformée

La BCE va voir son action assez largement transformée au cours des années qui viennent. Certes, ses statuts n’ayant pas été modifiés, son objectif premier restera la lutte contre l’inflation. Jusqu’aux derniers mois de son mandat, à la fin 2011, Jean-Claude Trichet, son président, continuera à voir dans le moindre début d’augmentation des salaires les prémices d’une crise inflationniste à écraser dans l’oeuf. Et dans le plus léger soutien budgétaire à l’activité la naissance de dérapages des finances publiques à la grecque. Et ce n’est pas son possible remplacement par Axel Weber, l’actuel dirigeant de la Bundesbank, tout empreint de rigorisme allemand, qui changera la donne.

Pour autant, la BCE va devoir également remplir un nouvel objectif, celui de contribuer à assurer la stabilité financière du continent. Janvier prochain verra la création d’un Comité européen du risque systémique, chargé de surveiller la finance, de traquer les risques qui s’y développent, d’alerter les dirigeants européens en cas de dérive spéculative forte et d’y mettre fin. On assiste ainsi à la création d’une politique macroprudentielle, c’est-à-dire dévouée à la surveillance des systèmes bancaires et financiers pris globalement et de leurs interrelations - par opposition aux politiques microprudentielles, qui surveillent les prises de risque de chaque établissement. Une véritable mutation idéologique car elle reconnaît, enfin, que les marchés ne peuvent pas s’autoréguler et que la stabilité financière doit être un objectif politique.

Jean-Claude Trichet prendra la tête de ce nouveau Comité, dont la BCE sera la cheville ouvrière. Elle y gagne un nouveau pouvoir, mais aussi quelques soucis. Si elle échoue à prévenir une crise, sa crédibilité en matière de lutte contre l’inflation pourra s’en trouver entamée.

Le comité européen du risque systémique

Surtout, l’introduction d’un objectif de stabilité financière questionne la pertinence de son indépendance. D’une part, empêcher ou gérer une crise réclame une grande proximité avec le pouvoir politique. D’autre part, la BCE pourra se trouver face à un conflit d’intérêt : que faire si des tensions inflationnistes menacent au moment même où une nouvelle crise s’annonce ? Lutter contre l’inflation lui impose de monter son taux directeur* pour rendre le crédit plus cher afin de ralentir l’activité et la hausse des prix. Mais comme les banques empruntent à court terme pour prêter à long terme, augmenter les taux courts réduit leur rentabilité, ce qui peut les faire plonger dans la crise. La BCE ne pourra pas sortir seule de ce dilemme : si elle peut conserver une indépendance opérationnelle, c’est-à-dire utiliser les instruments qu’elle souhaite, le choix de priorité entre les deux objectifs appartient au débat politique. Bref, la messe n’est pas dite en matière d’indépendance de la BCE.

De nouvelles régulations

Plus lente que les Etats-Unis, dont le cadre de régulation de la finance a vu le jour en juillet dernier (même si son application concrète prendra encore de longs mois), l’Union européenne a mis sur la table de nombreuses propositions de régulation des banques et des marchés financiers.

Le Parlement est proche d’un accord pour encadrer le comportement des fonds spéculatifs. Les nouvelles contraintes en capital imposées aux banques par le Comité de Bâle sur la supervision bancaire 1 feront l’objet d’une nouvelle directive - une loi, dans le jargon européen - au premier semestre 2011. Le 15 septembre dernier, la Commission européenne a proposé une nouvelle régulation des marchés de produits dérivés** qui impose les moyens d’une meilleure connaissance par les régulateurs de ces marchés opaques et y rend la spéculation plus coûteuse. Quelques points aveugles subsistent, notamment sur le sujet de savoir qui paierait le coût final d’une crise, mais les principes de régulation proposés vont dans le bon sens 2. On attend également pour 2011 de nouvelles propositions contre les pratiques opaques des marchés boursiers et sur la gouvernance interne des entreprises financières pour être sûr qu’elles surveillent bien leurs risques. Bref, l’activité législative européenne de régulation financière ne faiblit pas.

Du côté de la Commission, on avoue espérer que toutes les nouvelles règles seront validées politiquement fin 2011-début 2012 pour une mise en oeuvre fin 2012 ou courant 2013. Le chemin est donc encore long. Et rien ne dit que le résultat final sera à la hauteur des enjeux. Le lobbying des financiers est puissant et organisé en Europe. Ce qui a d’ailleurs incité plusieurs parlementaires européens, emmenés par Pascal Canfin (Europe Ecologie), Pervenche Berès (PS) ou Jean-Paul Gauzès (UMP), à demander en juin dernier à la société civile de se rassembler pour organiser un contre-lobbying citoyen, baptisé Finance Watch, qui pourrait faire ses premiers pas à Bruxelles au début 2011. Une mobilisation essentielle pour être certain que les régulations en cours de négociation iront assez loin pour brider les comportements à risque de la finance.

Trois nouvelles institutions

Sans attendre de voir ce que donneront ces batailles législatives, les dirigeants européens ont transformé les trois comités existants de surveillance des banques, des assurances et des marchés financiers, au simple pouvoir consultatif, en trois nouvelles autorités européennes de supervision dotées de pouvoirs accrus. Elles pourront élaborer des normes techniques européennes, régler les différends entre superviseurs nationaux, agir directement dans un pays dont les autorités financières seraient jugées trop laxistes. Elles pourront également alerter sur l’utilisation de produits financiers qu’elles considéreraient toxiques et même les interdire temporairement. Enfin, elles disposeront de pouvoirs supplémentaires pour coordonner les régulateurs nationaux en cas de crise et devraient être dotées de 100 à 150 experts dans les deux ans qui viennent.

Le Royaume-Uni, craignant de se voir imposer une intervention dans tel ou tel établissement jugé insuffisamment capitalisé, a obtenu une " clause de sauvegarde " qui laisse toute décision budgétaire dans les mains des Etats nationaux. Mais la crise a montré qu’en cas de dérapage, le gouvernement britannique n’était pas le dernier à intervenir pour sauver ses banques.

Zoom Banque centrale cherche économiste en chef français

2011 devrait être marquée par un petit jeu de chaises musicales à la BCE. Le Conseil des gouverneurs, son organe dirigeant, est composé des gouverneurs des banques centrales des seize pays membres de la zone euro et des six membres influents du Directoire. Parmi eux, l’Allemand Jürgen Stark, économiste en chef de la Banque. Or, si Axel Weber, dirigeant de la Banque centrale allemande, remplace Jean-Claude Trichet, cela fera deux Allemands au Directoire. Plus le nouveau gouverneur de la Bundesbank qui remplacera Weber, cela fera trois Allemands au Conseil des gouverneurs. Un peu trop...

Solution évoquée dans les couloirs diplomatiques : Weber remplace Trichet et Stark remplace Weber à la Bundesbank, ce qui fera deux Allemands au Conseil. Mais Trichet étant parti, la France voudra un second représentant en plus du gouverneur de la Banque de France. Justement, après le départ de Stark, la place d’économiste en chef serait libre... et pourrait revenir à un Français.

Si ces autorités de supervision ne remplacent pas les régulateurs nationaux, elles disposent, sur le papier, de quoi jeter les bases d’une véritable gouvernance financière européenne. Un terrain entièrement nouveau, fait-on remarquer du côté de la Commission. A elles de prendre leur place et de s’imposer. De ce point de vue, le choix de leur premier dirigeant en janvier prochain sera un moment clé : seules des personnalités de haut calibre et à forte légitimité permettront d’assurer un bon départ à ces nouvelles autorités de supervision.

Si l’Europe va jusqu’au bout de ce qu’elle a commencé, elle disposera d’ici à deux ans d’une autorité publique centralisée de prévention des crises, d’un corpus intrusif de règles de contrôle des banques et des marchés, et d’une coordination de la surveillance de la finance. Une belle avancée. Malheureusement, les dirigeants politiques européens nous ont habitués à tellement de déconvenues qu’ils sont tout à fait capables de ramener tous ces projets à la portion congrue et de passer à côté de leurs responsabilités historiques.

* Taux directeur 

taux d'intérêt de court terme auquel la banque centrale accepte de financer les banques commerciales

** Produits dérivés 

Produit financier dont le prix varie en fonction des cours de l'actif dit " sous-jacent " (action, devise, matière première...), dont il permet soit de se protéger contre les risques de variations, soit d'en jouer pour spéculer

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