Dossier

Quel modèle pour le XXIe siècle ?

10 min

Le chômage de masse a défiguré le système bismarckien à la française. Aujourd'hui, un Etat-providence d'un nouveau type doit émerger, qui s'attachera à former mieux et plus sa population.

La protection sociale fut d’abord une réponse aux drames des sociétés industrielles : l’extrême précarité de tous ceux qui, n’ayant d’autre ressource que leur force de travail, vivaient " au jour la journée ", à la merci des aléas de l’existence (chômage, maladie, accident...). Cette insécurité menaçait l’équilibre des démocraties et jetait le discrédit sur leur prétention à l’égalité. Les luttes ouvrières, jointes aux initiatives de la partie la plus éclairée du patronat et au souci de la cohésion sociale qui animait parfois les représentants de l’Etat, ont abouti au développement d’un large tissu d’assurances sociales obligatoires (régimes de retraite, assurance maladie, assurance chômage...).

Ce sont elles qui ont finalement permis de mettre chacun à l’abri des dégradations et dépendances liées aux accidents de la vie. Un bénéfice individuel pour les travailleurs qui se double de nombreux bénéfices collectifs : même si la focalisation actuelle sur son coût a tendance à le faire oublier, la protection sociale a en effet réuni les conditions d’une société plus pacifiée et d’une population en meilleure santé, mieux formée et plus productive.

Assurance sur et pour la vie

C’est ce compromis qui est aujourd’hui menacé. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il nous faut revenir aux années d’après-guerre. C’est à cette époque qu’a été mise en place une politique ambitieuse de gestion des risques sociaux. Cette protection sociale a épousé, en France, le modèle dit bismarckien (voir encadré ci-dessous) : la plupart des droits étaient attachés à l’emploi et financés par des cotisations assises sur le travail. L’idée était de garantir au travailleur incapable de subvenir à ses besoins du fait de la maladie, d’un accident ou de la vieillesse, le minimum de ressources lui permettant de vivre dignement, sans tomber dans la dépendance. De fait, ce système reposait sur le plein-emploi, celui-ci permettant à toute personne d’âge actif d’accéder à la fois à un revenu (lui-même encadré par des normes réglementaires, dont le salaire minimum) et à un statut porteur de droits sociaux liés aux cotisations.

Zoom Les trois modèles d’État-providence

Les systèmes de protection sociale en Europe ont deux origines différentes. Dans les systèmes dits beveridgiens (du nom de Lord Beveridge, le père de la sécurité sociale britannique), les droits (à une protection sociale de base) sont universels et accordés à l’individu. Dans les systèmes bismarckiens (sur le modèle du système allemand institué par le chancelier Bismarck), ils sont accordés à celui qui travaille et, par " droits dérivés seulement ", à son conjoint et à ses enfants.

Pour être équitables, les systèmes universels, dont le financement repose plus sur l’impôt, supposent que les garanties offertes à tous soient suffisamment élevées, comme c’est le cas en Suède. Inversement, au Royaume-Uni, les garanties universelles sont faibles ou placées sous fortes conditions de ressources. D’où la création de trappes à pauvreté.

Au total, trois modèles se détachent aujourd’hui selon qu’ils s’appuient davantage sur le marché (assurances privées), sur l’Etat (solidarité fiscale) ou sur le statut professionnel (cotisations sociales) : le système libéral (Royaume-Uni, Etats-Unis), le système nordique (Suède, Danemark) et le système bismarckien (France, Allemagne).

D’abord réservé aux travailleurs salariés, ce système a été progressivement étendu. Grâce au développement du salariat lui-même, mais aussi à l’extension des droits au reste de la famille (les ayants droit). Enfin, les non-salariés ont pu bénéficier de régimes spécifiques tandis que des droits étaient peu à peu reconnus à ceux qui ne pouvaient participer à l’effort productif. Les régimes d’assurances sociales obligatoires ont ainsi fini par couvrir une très large partie de la population, accouchant d’une société plus sûre et d’un contrat social consolidé.

Percuté par le chômage de masse

Ce système est entré en crise quand le plein-emploi a commencé à s’éloigner et la croissance à ralentir, au milieu des années 1970. La montée du chômage de masse et le changement du rapport de force entre travail et capital a facilité la mise en oeuvre d’une régulation plus libérale du marché du travail. Le développement de l’emploi précaire et du temps partiel contraint a provoqué une augmentation progressive du nombre de travailleurs pauvres et diminué d’autant la masse de cotisations prélevées. Le chômage frappe prioritairement les moins qualifiés, rejetés en queue de la file d’attente. La théorie économique libérale accuse alors la protection sociale de renchérir le coût du travail et de peser sur la compétitivité des entreprises (voir page 64).

L’accusation ne porterait pas tant si, dans le même mouvement, les dépenses de protection sociale n’avaient continué à augmenter, les prélèvements obligatoires nécessaires à leur financement progressant de près de 10 % de la richesse nationale entre 1970 et 2000, pour atteindre un volume global de 570 milliards d’euros aujourd’hui. Paradoxalement, cette progression est aussi la rançon du succès : l’arrivée à l’âge de la retraite de générations ayant cotisé suffisamment longtemps pour bénéficier d’une pension à taux plein a suscité une augmentation des dépenses des régimes par répartition, encore accrue par l’allongement de la durée de la vie. Par ailleurs, la démocratisation de l’accès aux soins et les progrès de l’offre médicale ont entraîné un accroissement des dépenses de santé.

Mais le système s’est trouvé encore plus démuni face au développement des inégalités provoquées par le chômage de masse. Dans ce domaine, son efficacité a reculé du fait de la baisse du niveau des revenus de remplacement offerts aux chômeurs et du durcissement des conditions d’accès aux prestations. Alors que les politiques publiques échouaient à rétablir le plein-emploi, la part des dépenses de protection sociale allouées à la prise en charge de la pauvreté et de la précarité est demeurée limitée.

De larges voies d’eau ont ainsi été ouvertes dans le modèle bismarckien, obligeant les pouvoirs publics à adopter une autre perspective et à recourir à des dispositifs d’assistance. De nouveaux régimes ont ainsi assuré des revenus très limités à tous ceux qui ne pouvaient accéder à l’emploi ou qui étaient exclus du bénéfice de l’assurance chômage : allocation spécifique de solidarité (ASS), revenu minimum d’insertion (RMI) transformé depuis en " RSA socle " (revenu de solidarité active). Puis, une part croissante de la population n’ayant pas ou plus accès aux soins de santé, il a fallu créer la couverture médicale universelle (CMU) pour couvrir ceux qui ne bénéficient pas des régimes de la Sécurité sociale ou sont jugés trop pauvres pour cotiser à une mutuelle complémentaire.

Quelques pas vers l’universalité ont cependant été faits en matière de financement. Afin de réduire la pression exercée sur le coût du travail, la cotisation sociale généralisée (CSG) a ainsi été introduite à la fin des années 1980. A la différence des cotisations sociales, uniquement assises sur les salaires, la CSG frappe tous les revenus, à commencer par les pensions de retraite et les revenus du capital. Pour cette raison, ces recettes sont moins directement liées aux fluctuations de l’emploi. Mais cela n’a pas suffi à assurer un financement pérenne.

Le temps des réformes

Les gouvernements ont donc tenté de limiter la montée des dépenses en " réformant " les différents régimes. En matière de retraites, les réformes Balladur, puis Fillon, ont accru les durées de cotisation exigées pour obtenir une retraite à taux plein. Elles ont aussi modifié de manière défavorable les règles de calcul des pensions. La dernière réforme en date (voir page 61) est allée plus loin encore en repoussant les limites d’âge (âge minimum de liquidation des droits et âge de retraite à taux plein). Dans le même temps, les régimes complémentaires ont constamment accru le prix d’achat des points, de sorte que le montant des pensions versées dans le futur s’en trouvera réduit.

En matière de santé, après la tentative avortée de régulation de l’offre qu’avait été le plan Juppé en 1995, on est revenu à une logique marquée par le recours à des recettes de poche complémentaires et à des déremboursements partiels, qui limitent l’accès aux soins des moins aisés. Le poids croissant des assurances complémentaires et la dérégulation progressive de l’offre médicale de ville ont également contribué à creuser les inégalités en la matière.

Bref, après avoir tenté de corriger les insuffisances du modèle bismarckien à la française par le recours à l’assistance, on est entré dans une phase de restriction des garanties et des droits offerts par la protection sociale. Au total, nous avons aujourd’hui un système hybride, qui prend la forme d’un modèle bismarckien dégradé, complété par des rafistolages beveridgiens au rabais. Cette évolution est d’autant plus inquiétante que le système a perdu de sa légitimité aux yeux de ceux qui estiment en supporter le coût. Une tendance renforcée par la concentration de la protection obligatoire sur " ceux qui en ont le plus besoin ", qui conduit les plus aisés à souscrire des protections particulières auprès du secteur marchand, comme en témoigne le boom de l’assurance-vie.

Dépenser pour mieux économiser

En fait, même si les difficultés financières de l’assurance maladie et des retraites occupent aujourd’hui le haut de l’agenda, c’est surtout sur le terrain de l’emploi et du chômage que notre modèle a échoué, c’est-à-dire sur ce qui devait assurer sa stabilité. En effet, la protection sociale est demeurée prisonnière d’une vision centrée sur la prise en charge des risques touchant le salarié en CDI à plein temps. Des efforts ont bien sûr été réalisés pour faire baisser le chômage : de colossales exonérations de cotisations employeur sur les bas salaires (pour un coût annuel supérieur à 15 milliards d’euros !) ont ainsi été consenties afin de réduire le coût du travail peu qualifié. Parallèlement, on a cherché à " remettre les pauvres au travail " par des incitations monétaires à la reprise d’activité, comme le revenu de solidarité active (RSA). Mais, outre que la cause principale du chômage ne réside pas dans le manque de motivation des individus, on s’est toujours refusé à agir de manière radicale sur les facteurs aggravant l’inégalité des chances dans une société salariale plus compétitive et plus directement soumise à la concurrence internationale.

Pour atteindre un tel objectif, l’Etat-providence ne peut pas se contenter de fournir des revenus de remplacement en cas de perte d’emploi : il doit aussi se soucier de mieux armer les personnes pour les aider à s’insérer et à circuler sur le marché du travail - une stratégie connue sous le nom d’empowerment. L’idée a ainsi germé d’attacher des droits sociaux directement aux personnes plutôt qu’aux travailleurs, et de mettre en place des dispositifs capables d’intervenir plus tôt pour aider ces personnes à augmenter leurs propres capacités. C’est tout le sens des projets de Sécurité sociale professionnelle qui entendent établir une continuité des droits malgré la discontinuité des carrières. Il s’agirait, par exemple, d’octroyer à chacun un droit de tirage sur un crédit de formation tout au long de sa vie. Des pas ont été faits dans cette direction, mais la " seconde chance " promise demeure encore, pour l’essentiel, un leurre : la formation professionnelle profite d’abord aux mieux formés et les réformes récentes - validation des acquis de l’expérience, droit individuel à la formation - ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Même s’il ne participe pas directement de la protection sociale, l’effort de démocratisation scolaire conduit dans les années 1980 et jusqu’au milieu des années 1990 (institution du collège unique, massification de l’accès au lycée...) s’inscrit dans le même sillage : former mieux et davantage les jeunes générations pour augmenter leurs chances de s’insérer correctement sur un marché du travail plus compétitif. La même logique devrait également pousser l’Etat-providence à s’intéresser davantage aux enfants, dès les premiers âges, ceux où se forment les inégalités de destin les plus pérennes. L’attention portée aux systèmes de garde et aux premières années de l’école permet de développer les capacités d’apprentissage et de communication des plus petits (voir entretien page 66).

Ces transformations, si elles étaient soutenues, pourraient accoucher d’un Etat-providence d’un nouveau type. Certes, elles appelleraient des dépenses supplémentaires. Mais, outre que ces dépenses pourraient être financées par des prélèvements moins susceptibles de renchérir le coût du travail (par l’impôt), elles seraient aussi gage d’économies futures en termes de prestations chômage. En ce sens, elles doivent être considérées comme relevant d’un investissement social. Si l’on veut considérer le coût réel de la protection sociale, il faut en effet toujours le mettre en balance avec ses bénéfices.

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