Finance

Dans le secret des salles de marché

11 min

Ingénieurs, commerciaux, traders, soutiers..., les salles de marché sont des organisations fortement hiérarchisées et structurées. Visite commentée dans les coulisses de la finance.

Je suis vraiment désolé, mais nous avons des consignes très strictes de ne laisser entrer qui que ce soit." Diantre : que se passe-t-il donc derrière les portes à badges sécurisés de la salle de marché de cette banque pour que " l’étranger " y soit ainsi persona non grata ? Un autre établissement sollicité pour ouvrir au visiteur l’une de ses salles répond que l’on peut éventuellement passer un peu de temps dans celle où l’on traite des matières premières, mais que les autres, là où se rencontrent au jour le jour les offreurs et les demandeurs des marchés financiers, sont fermées à tout regard. De ces lieux concrets de la finance, on connaît les images : des hommes en chemise vociférant dans des téléphones devant une multitude d’écrans. Mais cela nous en dit peu sur ce qui s’y passe vraiment. Il est donc temps de lever le voile.

Zoom Parlez-vous le financier ?

Le langage des salles de marché a peu à voir avec le français courant ! On y parle beaucoup anglais, mais aussi un argot de salle, dont voici quelques échantillons.

Savants fous

Du petit fonds spéculatif à la grande banque, les salles de marché des établissements financiers peuvent regrouper de quelques personnes à plusieurs centaines. Pour le grand public, dès que l’on travaille dans ce genre d’endroit, on est un trader, quelqu’un qui passe son temps à acheter et à vendre des actions ou des devises pour gagner de l’argent. En fait, on y rencontre plusieurs grands types de métiers très différents.

Il y a d’abord les ingénieurs. Les petits génies qui inventent les nouveaux produits financiers, ce sont eux. Dans la finance, comme dans le reste de l’économie, quand on traite des produits de base, comme les actions ou les devises étrangères, cela ne rapporte pas beaucoup (voir encadré page 32). Pour gagner de l’argent, il vaut mieux proposer des produits transformés. Les ingénieurs sont ceux qui doivent construire, " structurer " disent les financiers, les articles haut de gamme que la banque essaiera de vendre aux investisseurs. C’est pourquoi on les appelle généralement des " structureurs ". Ce sont eux qui, par exemple, ont inventé le moyen de mélanger plusieurs types de crédits (automobile, à la consommation, immobilier...) pour créer ces fameux actifs qui se révèleront toxiques et seront au coeur de la crise des subprime.

Zoom Financer l’économie ne rapporte pas beaucoup

Les banques financent l’économie en octroyant des crédits. Mais elles y contribuent également à partir de leurs opérations de marché. Elles emploient pour cela des personnes proches des grandes entreprises pour les aider à émettre des emprunts sous forme d’obligations, à obtenir de grands crédits internationaux nécessitant plusieurs banques, à introduire en Bourse une de leur filiale, à acheter ou à vendre des actions, des devises, ou à mettre en place des stratégies simples de couverture des risques - le vendeur étant alors chargé de couvrir les risques pour la banque, on le baptise de sale-trader -, etc. Mais on est là dans des opérations concernant des produits financiers de base, à faible valeur ajoutée, et donc bien moins rémunératrices. Seuls des volumes importants permettent de gagner de l’argent, d’où la concurrence entre établissements sur ces activités.

Les structureurs ne travaillent pas seuls. Leurs inventions sont plutôt le fruit d’un travail d’équipe où chacun apporte sa pierre pour peaufiner un produit le plus atypique possible. Car plus c’est original et sophistiqué, plus c’est rémunérateur. On est dans le monde du sur-mesure de luxe pour personnes fortunées et gros investisseurs.

Vendeurs de shampoings

Pour atteindre les clients, les inventions des ingénieurs passent par l’autre grand métier des salles de marché : les commerciaux. Comme dans tous les secteurs d’activité, leur rôle est de démarcher le client pour lui proposer les produits que la banque a inventés ou bien pour répondre à ses demandes de financement ou de placement. Ils se doivent donc d’entretenir avec attention - places à Roland-Garros ou au Stade de France, visites privées de musée et autres gros cadeaux - un réseau de clientèle composé de directeurs financiers et de trésoriers de grandes entreprises, d’investisseurs de banques privées en quête de bonnes idées pour faire fructifier l’épargne de leurs riches clients, de dirigeants de petites banques commerciales ou mutualistes, etc.

Leurs produits n’ont rien à voir avec un aspirateur ou une savonnette, mais leur métier n’est pas fondamentalement différent. La meilleure école en la matière est d’ailleurs celle mise en place par la firme de cosmétiques L’Oréal : ses vendeurs bénéficient d’une solide réputation, raison pour laquelle il n’est pas rare de croiser un ancien de cette grande multinationale dans les salles de marché ! La valeur ajoutée de ces vendeurs réside essentiellement dans leur bagout et leur réseau.

Tout l’art de ces commerciaux est alors de faire croire qu’ils sont des êtres d’exception... pour justifier les salaires faramineux qu’ils engrangent chaque année. A cet effet, ils conservent jalousement le secret sur leur clientèle et sur le type de produits qu’ils vendent. La réalité est bien différente : leur niveau technique n’est pas énorme et ils ne connaissent pas forcément très bien le fonctionnement des produits financiers qu’ils tentent de vendre. Dans leur grande majorité, ils sont loin d’être des génies de la finance, ils exercent un métier sans risque et dont " la substituabilité avec un vendeur de shampoings est quasi parfaite ! ", affirme un gestionnaire de fonds spéculatifs.

Les traders prennent la " pose "

Une fois que les commerciaux ont réussi à vendre à leurs clients les produits de gestion du risque, de spéculation ou de placements inventés par les structureurs, la banque doit à son tour gérer les risques liés à ces produits. Si elle a par exemple garanti à ses clients un gain au moins égal à X % de la progression du CAC 40 en même temps qu’un plancher pour limiter les pertes en cas de baisse, la banque doit se protéger contre les variations de la Bourse. C’est là que les traders entrent en scène : leur premier rôle est de protéger leur employeur contre les risques pris en vendant des produits complexes.

Mais si la banque doit à son tour dépenser de l’argent pour acheter des produits financiers sophistiqués afin de couvrir les risques qu’elle a pris en vendant ses propres produits à ses clients, cela va lui coûter cher. Comment s’y prend-elle alors pour gagner de l’argent ?

D’abord, une couverture parfaite des risques n’existe pas : un bug informatique - ils sont relativement fréquents dans les salles de marché -, un retard dans la réalisation d’une transaction ou bien un soubresaut inattendu des marchés font que même un trader qui souhaiterait couvrir à 100 % les risques dont il a la charge ne pourrait garantir le résultat à tout moment. Surtout, une partie de la marge de la banque provient du fait qu’elle prend, en toute conscience, certains risques.

Afin d’éviter les mauvaises surprises, le niveau de risque que peut prendre un trader est encadré : on lui signifie les limites des positions, les " poses " disent les financiers, qu’il a le droit de prendre. Dans ce cadre, il peut définir une stratégie générale : il ne couvre pas les risques produit par produit mais de manière globale sur le secteur d’activité (les devises, les actions, les matières premières, etc.) dont il a la charge. C’était par exemple le rôle de Jérôme Kerviel : il devait couvrir les risques liés à des produits commerciaux impliquant les variations des Bourses européennes. Il a choisi de dépasser les limites qui lui étaient imposées et de prendre des risques énormes en les dissimulant par des transactions fictives censées montrer qu’il couvrait bien ses risques.

Mais une banque ou un fonds spéculatif peut se trouver en mauvaise posture au-delà des comportements frauduleux. Les stratégies de couverture des risques établies par les traders sont définies à l’aide de modèles mathématiques fondés sur des lois statistiques permettant d’évaluer les probabilités de pertes. Mais ces modèles sous-estiment complètement les risques encourus, car ils considèrent que les prix de tous les produits financiers restent la majeure partie du temps autour d’une valeur centrale, avec de rares grandes variations.

En fait, comme l’ont montré depuis plus de quarante ans les travaux du mathématicien français Benoît Mandelbrot, les marchés financiers suivent des lois de probabilité complexes et, surtout, les paniques y sont bien plus fréquentes et d’amplitude bien plus importante que ce que prétendent les modèles des salles de marché 1. Ce qui signifie que les couvertures mises en oeuvre par les traders devraient être bien plus élevées en pourcentage des risques pris, donc bien plus onéreuses, avec pour conséquence de rendre moins rémunérateurs les produits vendus par les financiers. C’est sans doute la raison pour laquelle le monde de la finance a toujours fait la sourde oreille aux thèses de Mandelbrot...

Du pur trading

Au-delà de la gestion des risques liés au commerce de produits financiers complexes, les établissements qui sont présents sur les marchés embauchent également des traders dont la mission est de spéculer en prenant des risques, de manière assumée, dans la recherche d’un profit. C’est ce que l’on appelle le trading propriétaire ou " prop trading ". Il consiste pour une banque ou un fonds spéculatif à jouer sur les marchés avec leur propre capital, abondé de gros emprunts. Une activité éminemment risquée, mais qui peut rapporter gros.

Elle est confiée à deux types de traders très différents. Il y a les financiers " à l’ancienne ", des personnes expérimentées qui " sentent le marché ", qui ont leur avis sur l’état du monde, l’économie et les actifs (des actions, une devise...) sur lesquels ils travaillent. Pour cela, ils peuvent s’aider d’outils techniques, de courbes, de petites analyses statistiques. Quelques-uns ont leurs manies et leurs superstitions : ne pas acheter un lundi ou un jeudi, écraser un lézard (sic) avant de prendre une grosse position pour accroître ses chances... Ce genre de trader " global macro ", comme on dit dans les salles, a vu son poids largement diminuer au cours des dernières décennies. Le trading pour compte propre est de plus en plus un trading " quantitatif ", c’est-à-dire réalisé par... des ordinateurs !

Les établissements financiers recrutent pour cela des ingénieurs disposant d’une bonne formation complémentaire en finance et en statistique. Ils bâtissent des modèles complexes en collaboration avec des traders pour être à même de réaliser des ordres d’achat et de vente en arbitrant de manière instantanée sur différents marchés. Le développement de ce trading automatique haute fréquence - les ordres sont passés aux 150 millionièmes de seconde ! - pose bien des soucis aux régulateurs. Comment contrôler ce genre d’opérations ? Les traders qui ont fourni les indications pour bâtir les modèles utilisés suivent attentivement les courbes de gains et les pertes. Ils sont censés intervenir si des trajectoires bizarres apparaissent, mais sans pouvoir prétendre à un contrôle total comme l’a montré le krach éclair du 6 mai dernier aux Etats-Unis : la Bourse a chuté instantanément de 10 % sans que l’on comprenne vraiment l’origine de cette dégringolade.

Les régulateurs de la finance sont conscients du problème. Ainsi, Jean-Pierre Jouyet, le président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), a indiqué fin novembre à l’AFP que cette technologie rendait la détection des manipulations de cours plus difficile, " tout en perturbant les investisseurs qui n’arrivent plus à lire le marché ". Il ne lui reste plus qu’à agir...

Les soutiers

Enfin, ces brillants financiers ne pourraient pas oeuvrer s’ils n’avaient pas toute une infrastructure à leur disposition. On entre alors dans un monde comparable à la société d’ordres du Moyen Age : les traders représentent la noblesse, c’est le " front office ", littéralement le " bureau de devant ", celui qui plonge ses yeux dans ceux des marchés.

A leur service, il y a les gens du " middle office ", le bureau du milieu, la bourgeoisie, qui rêvent de prendre la place des nobles (ce qu’a fait Kerviel). Elle travaille physiquement à côté des traders, dont ils tentent de saisir les stratégies que ces derniers s’évertuent à leur dissimuler, tout en leur faisant bien sentir leur position hiérarchique. Les anciens traders ont tous le souvenir d’engueulades mémorables de middle. Placés à côté des dieux de l’Olympe, ceux-ci doivent traduire l’activité de finance virtuelle des " fronts " en opérations concrètes reconnaissables par le système informatique de l’établissement financier.

Zoom Qui contrôle les risques ?

Le contrôle des risques pris dans une salle de marché s’effectue à deux niveaux : dans la salle et en dehors. Dans la salle, des limites sont posées à chaque trader, qu’il est censé ne pas dépasser. Leur chef d’équipe doit s’assurer que c’est le cas, de même que les N + 2, N + 3, etc. (entre le trader de base et le grand patron des marchés, il peut y avoir cinq à six degrés hiérarchiques) à un niveau de plus en plus global.

Les normes réglementaires imposant aux banques de mettre du capital de côté à chaque fois qu’elles prennent des risques, on trouve aussi dans les salles des personnes chargées de surveiller l’allocation du capital de la banque en fonction des risques pris. C’est l’un d’entre eux, en voyant l’importance du capital réclamé par les opérations de Jérôme Kerviel, qui a flairé le problème.

En dehors de la salle, une direction des risques, indépendante, doit contrôler que la stratégie de la banque en matière de limite des risques est bien suivie. Un travail difficile pour des personnes qui ne sont pas forcément expertes des marchés et que les traders n’hésitent pas à envoyer balader.

Zoom À quoi servent les économistes de marché ?

Leur briefing, tôt le matin, sur les dernières statistiques conjoncturelles, équivaut à une revue de presse haut de gamme. Les analyses de ces économistes permettent aux traders de se tenir informés des évolutions du contexte général et aux vendeurs de se couvrir d’un petit vernis intellectuel, qui ne fait pas de mal dans la discussion avec les clients... Certains économistes talentueux et/ou médiatiques trouvent leur place dans le débat public et sont de bons représentants de leur établissement. Mais ils n’y jouent pas un rôle stratégique.

Et puis, tout en bas, on trouve le tiers état, la piétaille mal payée du " back office " (" bureau de l’arrière "). Les personnes y passent les écritures comptables qui correspondent aux opérations et déclenchent les paiements. Leur rêve à eux, c’est de devenir des bourgeois, des middlemen. La répartition des tâches peut varier énormément d’un établissement à l’autre, d’une ligne de produits à une autre, mais en moyenne un trader règne sur un demi à un middle et deux backs. On remarquera que, côté éthique, il n’y a personne pour jouer le rôle du clergé...

Derrière l’image du trader flamboyant se cachent ainsi des salles de marché qui sont de véritables organisations industrielles, aux lourdes infrastructures et qui emploient beaucoup de monde. Aucun individu n’y est indispensable. On y trouve quelques spéculateurs haut de gamme, qui finissent souvent par créer leur propre fonds spéculatif, mais c’est une espèce rare. Tout le travail sociologique des traders et des vendeurs consistent à faire croire qu’ils sont tellement brillants, irremplaçables et prêts à tout instant à partir chez la concurrence qu’ils méritent des rémunérations hors du commun. Pourtant, comme l’avoue l’un d’entre eux : " Y a un peu de maths, un peu de bon sens, mais c’est moins compliqué que la philo !" Les banques sont pourtant d’autant plus disposées à entrer dans leur jeu que les bénéfices qu’elles tirent des marchés financiers et de leur capacité à facturer leurs clients sont énormes. Si l’on veut maîtriser les profits et les rémunérations de la finance, il faut commencer par la réglementer sérieusement !

  • 1. Sur les faiblesses des modèles utilisés par la finance, voir " Banques : des risques mal calculés ", Alternatives Economiques n° 283, septembre 2009, disponibles dans nos archives en ligne. Pour une synthèse des travaux de Mandelbrot, voir " Une dangereuse sous-estimation de l’incertitude ", par Philippe Herlin, dans Les marchés financiers, hors-série n° 87 d’Alternatives Economiques, 1er trimestre 2011, actuellement en kiosque et sur commande en ligne sur www.alternatives-economiques.fr

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