Malaise à Pôle emploi

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Deux ans après la création de Pôle emploi, ses agents n'en peuvent plus et les chômeurs trinquent.

Florida Palace : le nom sonne comme la promesse d’un avenir meilleur. C’est dans ce lieu que s’est déroulé, fin novembre, un forum emploi coorganisé par Pôle emploi à Marseille. Mais les lendemains qui chantent attendront pour Youssef. "Trop de monde et pas assez d’offres, grommelle ce maçon de 38 ans. Je me suis toujours débrouillé seul pour trouver du boulot.""Beaucoup de chômeurs considèrent Pôle emploi comme un passage obligé pour toucher les allocations, mais pas comme un outil d’accès à l’emploi, regrette Fabien, douze ans d’ANPE/Pôle emploi au compteur. Il est vrai qu’on a de plus en plus de mal à jouer notre rôle d’intermédiation entre demandeurs d’emploi et employeurs. "

Deux ans après la fusion de l’ANPE et des Assedic, le 19 décembre 2008, c’est en effet la crise à Pôle emploi. Le 9 novembre dernier, entre le tiers et la moitié de ses 50 000 salariés se sont mis en grève pour exiger que leur " travail retrouve un sens social fort au service des usagers". Le nombre de personnes tenues de faire " des actes positifs de recherche d’emploi" s’élève à près de 4 millions, soit une hausse de plus d’un million en deux ans. Mais la crise ne suffit pas à expliquer le malaise. Celui-ci trouve aussi son origine dans l’évolution du métier des conseillers : de l’accompagnement des chômeurs, il a glissé vers leur contrôle.

La fusion n’a rien arrangé, même si ce n’est pas tant son utilité qui est en cause, que la manière dont elle a été menée. La séparation entre l’ANPE, d’une part, et les Assedic, d’autre part, obligeait les chômeurs à mener des démarches différentes pour obtenir leur inscription comme demandeurs d’emploi, dans un cas, et leurs indemnisations dans l’autre cas. Et rendait plus complexe la gouvernance des politiques de l’emploi.

Au rythme de l’Elysée

La fusion était donc plutôt une bonne idée, mais la mise en oeuvre de cette promesse de campagne de Nicolas Sarkozy a été érigée en symbole de son activisme. Le 13 février 2008, la loi relative à l’organisation du service public de l’emploi était adoptée. Fin décembre 2008, elle devenait effective. Entre-temps, Nicolas Sarkozy avait fixé le calendrier : " Dès l’été prochain [2009], il ne doit plus exister en France que des guichets uniques. Et dès septembre prochain [2009], l’entretien unique [un seul agent censé traiter à la fois le placement et l’indemnisation avec le demandeur] doit être généralisé." Le rythme était intenable et il n’a pas été tenu.

Il aura finalement fallu plus de dix-huit mois pour que les 907 sites mixtes de Pôle emploi voient le jour, et que les chômeurs puissent bénéficier au même endroit d’une expertise sur l’indemnisation et le placement. Et encore, cette réorganisation n’est-elle souvent que provisoire, en attendant l’aménagement des nouveaux locaux.

Quant à l’entretien unique indemnisation-placement, il a été reporté sine die. Pour qu’il puisse être généralisé, il aurait fallu que les ex-ANPE et les ex-Assedic deviennent polyvalentes. Un objectif difficile à atteindre tant leurs métiers sont différents, à moins de consentir un énorme effort en formation, ce qui n’a pas été le cas. " Nous avons renoncé à l’idée un peu illusoire d’avoir un métier unique au sein de Pôle emploi, explique désormais Christian Charpy, le directeur général de Pôle emploi 1. Lesconseillers en charge de la clientèle devront avoir un socle de compétences pour répondre à toutes les questions. "

Une gare de triage

Bref, le gouvernement souhaitait que la fusion aille vite, mais la stratégie a montré ses limites. Il ne faut toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain : selon les résultats de la " grande consultation des demandeurs d’emploi " menée par Ipsos à la demande de Pôle emploi en septembre 2010, deux tiers d’entre eux trouveraient les démarches d’inscription plus simples et plus rapides. Et 80 % apprécieraient la façon dont est géré leur dossier d’allocations. En revanche, seuls 52 % sont satisfaits des services de recherche d’emploi...

Cette lacune ne date pas de la fusion. " La mise en place, en 2006, du suivi mensuel personnalisé a constitué un tournant, en entraînant une dégradation du service", précise Didier Demazière, chercheur au CNRS, auteur de La sociologie des chômeurs2. A partir du quatrième mois, chaque demandeur d’emploi est censé être reçu une fois par mois par son conseiller. " Le caractère obligatoire du suivi mensuel personnalisé nous empêche d’adapter notre offre aux besoins, regrette Florence, conseillère ANPE/Pôle emploi depuis dix ans. Pour certains, un suivi mensuel, voire plus fréquent encore, s’impose. Pour d’autres, ce n’est absolument pas nécessaire. " Les agents ont donc dû se délester de certaines tâches...

A commencer par les relations avec les entreprises. " Aujourd’hui, je passe au mieux une demi-journée par semaine auprès des employeurs, explique Fabien. C’est dommage, car c’est sur le terrain qu’on arrive à mettre en place des partenariats. " Les conseillers ont également dû abandonner l’animation d’ateliers, la réalisation de bilans approfondis et le suivi des chômeurs ayant besoin d’un accompagnement renforcé.

Le recours à des prestataires extérieurs s’est aussi intensifié : en 2009, le suivi et le placement de 320 000 demandeurs d’emploi ont été confiés, pour deux ans, à des opérateurs privés de placement (OPP). "Nous avons été délestés de la partie la plus intéressante de notre métier", regrette Fabien. "Pôle emploi est devenu une gare de triage, acquiesce Florence. On oriente vers les opérateurs privés les demandeurs d’emploi qui bénéficieront d’un traitement sur mesure et on garde les autres. " Alors que l’appel d’offres stipule que les référents des opérateurs privés ne devront pas suivre plus de 50 personnes, Fabien gère, lui, 155 chômeurs !

Zoom Pôle emploi : radiations, mythes et réalités

La plupart des conseillers de Pôle Emploi le jurent : ils ne subissent pas de pression pour radier des demandeurs d’emploi. Le nombre de ces radiations reste d’ailleurs stable : entre 40 000 et 50 000 par mois. Dans 90 % des cas, elles sont dues à l’absence à une convocation.

Le système n’en est pas moins pernicieux. Si aucun compte rendu n’est saisi par l’agent de Pôle emploi après un rendez-vous auquel le demandeur avait été convoqué, une lettre d’avertissement sera automatiquement émise par le logiciel. Certes, le conseiller a la possibilité de bloquer l’envoi (en saisissant, par exemple, un report du rendez-vous), mais le fait que la procédure soit enclenchée par défaut montre que tout demandeur absent est d’emblée considéré comme fautif.

Le courrier le prévient que s’il ne justifie pas son absence par un " motif légitime " sous quinze jours, il sera radié des listes pour deux mois. Une sanction lourde puisqu’elle s’accompagne de la suspension de l’indemnisation. Or, la liste des motifs, dont la légitimité est appréciée par le directeur d’agence, se limite essentiellement à la maladie, un entretien d’embauche, etc., sous réserve de pouvoir présenter un justificatif. Pas le droit à l’oubli exceptionnel ni à une panne de voiture !

Plus vicieux encore, et illégal, toute absence à un rendez-vous téléphonique, aux horaires flottants (" votre conseiller vous appellera entre 9 h et 11 h "), entraîne, elle aussi, une procédure de radiation. Demandeurs d’emploi, montez le volume de la sonnerie...

Aujourd’hui, selon la direction, un conseiller à l’emploi suit en moyenne 103 personnes. "Mais en réalité on est plus proche des 200", estime Michel Abhervé, qui enseigne l’économie sociale et les politiques publiques à l’université de Paris Est-Marne-la-Vallée 3. Le chiffre officiel correspond en effet au rapport entre le nombre de demandeurs d’emploi et le nombre de conseillers en charge d’au moins un chômeur. Or, certains agents travaillent à temps partiel et les cadres ont un portefeuille limité à quelques personnes... Mais même avec une moyenne artificiellement tirée à la baisse, ce chiffre reste bien supérieur à l’objectif de 60 demandeurs par agent, affiché lors de la fusion. Et cela ne risque pas de s’arranger puisque 1 800 postes vont être supprimés en 2011 (1 500 CDD et 300 CDI).

" On triche "

" Il est matériellement impossible que je reçoive chaque mois mes 155 clients ", explique Florent. Entre les permanences d’accueil, l’inscription des nouveaux demandeurs, le traitement des offres, etc., il lui reste trois demi-journées par semaine pour le suivi mensuel personnalisé, soit une vingtaine d’entretiens. " Pour approcher l’objectif de 100 % de convocations, nous avons la possibilité de fixer des rendez-vous téléphoniques. Et puis, on nous demande de "tricher" : l’envoi d’offres d’emploi est considéré comme un entretien, alors que les usagers peuvent y avoir accès sur Internet. C’est le cas aussi de la convocation à un atelier, même s’il ne correspond pas à leurs attentes ", explique Florent. "Pôle emploi mène une politique où le respect d’objectifs chiffrés, aussi vains soient-ils, a pris le pas sur la prise en compte des vrais besoins ", analyse Michel Abhervé.

Les agents enchaînent les rendez-vous pour respecter les consignes : 30 minutes pour la définition du projet personnalisé d’accès à l’emploi ; 20 à 30 minutes, selon les agences, pour l’entretien de suivi mensuel. " On a tout juste le temps de faire le point sur ce que la personne a fait depuis la dernière fois, regrette Florence. Ce sont des entretiens très directifs, où l’analyse a peu de place. Je me demande vraiment à quoi je sers. " La direction ne communique pas de chiffres sur les arrêts maladie, mais tous les témoignages concordent sur le fait que les conseillers sont de plus en plus nombreux à craquer. " A l’intensification de la charge de travail s’ajoute un malaise grandissant, confirme la psychosociologue Aby M’Baye, qui a réalisé une recherche-action au sein de Pôle emploi 4. Les agents ne se retrouvent pas dans l’évolution de leur métier, qui les fait glisser de l’accompagnement vers le contrôle. "

Ces dernières années,les politiques publiques se sont appuyées sur le postulat selon lequel les chômeurs étaient responsables de leur situation, analyse Sylvette Uzan Chomat, du syndicat SNU. Les procédures de contrôles et de sanctions se sont donc multipliées." Jusqu’à l’instauration, en janvier 2009, de " l’offre raisonnable d’emploi " : un demandeur ne peut refuser, sous peine de radiation, deux offres répondant à certains critères (salaire, qualifications, distance). Une sanction rarement appliquée, faute de temps pour effectuer les vérifications nécessaires. Mais "ces politiques ont provoqué une défiance des demandeurs vis-à-vis de Pôle emploi, dorénavant perçu comme plus tracassier que destiné à faciliter la reprise d’un emploi conforme à leurs aspirations ", poursuit-elle.

Humanité en berne

Ce management par la menace de sanctions va de pair avec une gestion brutale des relations avec les chômeurs. Pôle emploi doit gérer les dossiers de 4,6 millions d’inscrits, toutes catégories confondues, et enregistrer chaque mois plus de 500 000 inscriptions nouvelles. Ce traitement de masse fonctionne à peu près : dans son dernier rapport, le médiateur de Pôle emploi estimait que ces 500 000 nouveaux dossiers généraient environ 40 000 réclamations mensuelles, dont 1 000 seulement remontaient jusqu’à son bureau, faute de solution 5. "En termes statistiques, ce nombre proportionnellement assez limité s’inscrit plutôt dans la colonne des bonnes nouvelles ", jugeait Benoît Genuini, alors médiateur de Pôle emploi. Mais il recommandait aussi davantage de " bon sens et d’humanité " dans l’application des textes et souhaitait que les courriers aux usagers soient revus pour devenir plus " respectueux des personnes ".

La mise en place d’un numéro d’appel unique, n’a pas facilité non plus les relations. Depuis la fusion, le 39 49 a remplacé l’accueil téléphonique, assuré auparavant dans chaque agence. Il est donc devenu impossible de joindre en direct son conseiller. Impossible également de le voir, en dehors des entretiens mensuels. "Nous n’avons pas le temps de les recevoir, peste Florent. Tout juste peut-on communiquer avec eux par e-mail. " Bref, il y a urgence que Pôle emploi puisse se recentrer sur sa mission première : aider les chômeurs à trouver un emploi.

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