Environnement

L’électricité du désert : miracle ou mirage ?

8 min

Desertec, Medgrid..., les grands projets de fourniture d'électricité solaire reliant l'Europe et l'Afrique du Nord ne sont plus tout à fait des plans sur la comète. Sont-ils pour autant crédibles ? Et qui en profitera ?

Des centrales solaires dans le Sahara pour fournir les Européens en électricité propre ? Ce n’est plus de la science-fiction. Les tout premiers électrons " verts " franchiront le détroit de Gibraltar en principe avant la fin de l’année. Ils proviendront de la centrale flambant neuve d’Ain Beni Mathar, dans l’est marocain, et seront achetés par GDF-Suez.

Mais aujourd’hui et pour longtemps encore, c’est le Maroc, déficitaire en énergie, qui achète de l’électricité aux Européens. Quant à la centrale d’Ain Beni Mathar, construite pour les besoins nationaux, elle n’est pas " 100 % verte ", loin s’en faut : c’est une centrale à gaz, que complètent des installations solaires représentant moins de 5 % de sa puissance totale. Enfin, le contrat entre GDF-Suez et l’Office national d’électricité ne porte que sur une centaine de kilowatts de puissance. A peine de quoi faire tourner simultanément une cinquantaine de machines à laver.

Coûts moyens de production d’électricité en 2008-2009, en centimes d’euros par kWh

A ce stade cependant, l’essentiel ne se situe pas tant dans les volumes exportés que dans la démonstration concrète de la faisabilité technique, juridique et organisationnelle de tels transferts. Sont-ils pour autant le prélude à une ruée massive des industriels sur le Sahara, l’une des zones les plus ensoleillées de la planète et à faible distance de l’Europe, pour y produire de l’électricité solaire et l’exporter vers la rive nord... au détriment de la satisfaction des besoins des populations locales ?

Quand l’électricité jaillit du Sahara

C’est l’image qu’ont pu véhiculer les promoteurs de Desertec, un projet pharaonique visant à couvrir d’ici à 2050 15 % des besoins électriques de l’Europe au moyen, principalement, de centrales solaires à concentration (voir encadré page 40) installées de Nouakchott à Amman en passant par Tunis, pour un investissement estimé à 400 milliards d’euros.

Zoom Les centrales solaires à concentration

Deux filières permettent de produire de l’électricité à partir de l’énergie solaire : le photovoltaïque et le thermique. La première repose sur l’emploi d’un matériau semi-conducteur, essentiellement du silicium pour l’instant, qui possède la propriété de générer un courant continu quand il reçoit de la lumière. La filière thermique consiste à produire de la vapeur d’eau grâce à la chaleur du soleil, laquelle va actionner une turbine connectée à un alternateur. Pour produire cette vapeur, il faut concentrer la chaleur à partir de miroirs qui réfléchissent la lumière vers un collecteur (tour solaire, cylindre, parabolique).

A la différence d’un module photovoltaïque qui peut équiper une maison individuelle, la filière thermique implique de grosses installations, les centrales solaires à concentration, dont la rentabilité dépend de l’intensité du rayonnement solaire et de la longueur des lignes à haute tension nécessaire à leur raccordement au réseau des clients finaux. Ce qui privilégie des régions comme le sud-est des Etats-Unis, le Mexique, l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient ou encore l’Afrique du Sud.

Le grand intérêt du solaire thermique réside dans la possibilité de stocker la chaleur (dans des sels liquides, par exemple) et donc de la transformer en électricité quand on en a besoin, ce que ne permettent pas le solaire photovoltaïque ou l’éolien. Actuellement, le coût des systèmes de stockage associés à une centrale thermique limite le temps de conservation de la chaleur à quelques heures, ce qui permet déjà de fournir de l’électricité aux heures de pointe ou à la nuit tombée. Mais, à l’avenir, cette durée pourrait dépasser plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Les centrales thermiques à concentration représentent aujourd’hui environ 1 GW de puissance installée dans le monde, contre une vingtaine pour le solaire photovoltaïque.

Le potentiel est énorme : 120 000 kilomètres carrés de désert - près du quart de la surface de la France - équipés de centrales pourraient générer sans émissions de CO2 la consommation électrique de l’humanité, estime Gerhard Knies. Ce physicien suisse a constitué en 2003 un réseau de scientifiques spécialisés dans les énergies renouvelables pour étudier ce projet visionnaire, baptisé Desertec, en association avec la branche allemande du Club de Rome, un think tank né en 1968 qui a beaucoup contribué à faire avancer la réflexion sur le développement durable 1. Leurs travaux ont été largement financés par le gouvernement allemand, qui y voit une piste pour pallier les problèmes suscités par la sortie annoncée - à l’époque - du nucléaire.

Sur le plan économique, le projet n’est pas absurde. Certes, de l’électricité solaire importée du Sahara coûterait trois fois plus cher aujourd’hui que celle tirée du gaz (environ 20 centimes par kilowattheure, kWh, contre 6), mais l’écart ne cesse de se réduire. Et pourrait tendre vers zéro d’ici à une trentaine d’années, sous le double effet des améliorations techniques et des économies d’échelle liées à la multiplication des centrales et à l’évolution sur le long terme du prix de l’énergie fossile. " Les coûts de production des centrales solaires thermiques en Afrique du Nord correspondront bientôt aux prix de gros de l’électricité aux heures de pointe ", souligne Cédric Philibert, à l’Agence internationale de l’énergie (IEA). Du coup, lorsque le " concept Desertec " fait son entrée dans le paysage politique et médiatique en 2007, avec notamment sa présentation devant les parlementaires européens, il est plutôt bien accueilli.

Bisbilles franco-allemandes

2008 voit la naissance de l’Union pour la Méditerranée (UPM), à l’initiative de Nicolas Sarkozy. Parmi les six grands projets de l’UPM figure en bonne place le plan solaire méditerranéen (PSM) qui consiste à installer sur la rive sud de quoi produire 20 gigawatts d’électricité solaire à l’horizon 2020, pour un investissement de l’ordre de 60 milliards d’euros. Le PSM s’inspire largement du concept Desertec, mais avec des différences de taille : ses objectifs d’investissement sont beaucoup plus modestes et, surtout, sa vocation première n’est pas l’exportation vers l’Union européenne, mais la satisfaction des besoins énergétiques des pays des rives sud et est. " Le PSM devrait permettre de répondre à 20 % de leur demande additionnelle d’électricité d’ici à 2020, indique Philippe Lorec, son coordonnateur. Les exportations devraient se limiter à 30 % de la production. " Une production qui se traduira par ailleurs par des retombées bénéfiques en termes d’emploi.

En 2009, un an après le lancement du PSM, naît DII (Desertec Industrial Initiative), un consortium qui réunit industriels, assureurs et banquiers. Conduit par des groupes allemands (Siemens, E.ON, Deutsche Bank, Munich Ré...), DII a pour objet d’évaluer la faisabilité technique et financière de l’" idée " Desertec, et devrait présenter une feuille de route et des propositions concrètes fin 2012.

Dans un premier temps, Paris, qui avait tenté de marginaliser l’Allemagne au moment de la création de l’UPM, s’irrite de la naissance de DII, dont il n’a pas été prévenu. Et réplique avec le lancement, en juillet 2010, de Transgreen (rebaptisé depuis Medgrid). Ce consortium industriel mené par les Français (EDF, Areva, Alstom...) doit réaliser les futures lignes à haute tension reliant la rive sud à l’Europe. Aujourd’hui, dans le détroit de Gibraltar et entre la Turquie et la Grèce, les capacités de transport n’excèdent pas 2 gigawatts (GW). En 2015, s’ajoutera 1,5 GW avec une ligne entre l’Italie et la Tunisie. Or, pour exporter 30 % des 20 GW imaginés par le PSM, il faudrait 6 GW de capacités. C’est dire le chemin qui reste à parcourir.

Aujourd’hui, les bisbilles franco-allemandes se sont apaisées. Les ponts entre les associations de grands industriels que sont DII et Medgrid se multiplient (Saint-Gobain Solar est déjà membre de DII, tandis que Siemens est à la fois dans DII et dans Medgrid). Surtout, le pragmatisme rapproche des visions politiques au départ éloignées. A Paris, du côté de la haute administration, on souligne que " les membres de DII sont des industriels, pas des idéologues. Ils savent qu’on ne pourra pas faire du solaire à grande échelle si c’est uniquement pour l’export et sans retombées locales ". Du côté des industriels engagés dans DII, Benoît Richard, directeur de la stratégie à Saint-Gobain Solar, ne dit pas autre chose : " Les pays de la rive sud veulent garder la maîtrise des projets et être partie prenante dans leur réalisation. A nous de trouver les bons modes de partenariat. "

Le tour du monde des centrales solaires

En définitive, personne ne semble vraiment croire à la vision qui consisterait à chercher à réunir tous les ingrédients politiques et financiers avant de couler le premier béton d’un mégaprojet à 400 milliards d’euros. En revanche, même si c’est de manière très progressive, tout le monde est certain que l’on va faire de plus en plus de solaire de l’autre côté de la Méditerranée. Et cela selon des modalités qui relèvent moins d’un néocolonialisme énergétique que de la solidarité, tant les intérêts sont partagés.

Réduire la dépendance énergétique au Sud

Sur la rive sud, les pays déficitaires en énergie misent sur le solaire et l’éolien pour réduire leur dépendance et, à terme, s’affranchir des importations. Le Maroc, entre autres, a lancé en 2009 un plan solaire ambitieux : 2 000 MW de centrales à concentration doivent fournir en 2020 14 % des besoins du pays. A Ouarzazate, où il est prévu d’installer 500 MW en 2015, la procédure d’appel d’offres pour une première tranche de 125 MW - exclusivement destinée à la consommation nationale - est en cours. Des pays pétroliers comme l’Algérie ou l’Egypte se lancent également dans le solaire pour préserver leurs ressources en hydrocarbures. La première vient de construire à Argelia une centrale mixte du même type que celle d’Ain Beni Mathar.

D’importants financements internationaux sont déjà sur la table. Le plan solaire méditerranéen dispose aujourd’hui de 5 milliards d’euros de prêts à taux d’intérêt très faibles, voire nuls, provenant d’agences publiques de développement : Agence française de développement, KFW (son homologue allemand), la Banque africaine de développement, la Banque européenne d’investissement, etc. A quoi s’ajoutent 750 millions de dollars du fonds " technologies propres " de la Banque mondiale exclusivement dédiés aux centrales solaires à concentration.

Aucune promesse d’achat du Nord

Comme pour le nucléaire ou l’éolien, le remboursement de l’investissement constitue l’essentiel des coûts d’une centrale solaire, qui engendre, une fois en service, très peu de dépenses opérationnelles. L’apport de prêts publics à faibles taux d’intérêt est donc un déterminant fondamental du prix de l’électricité produite. Les capitaux bon marché ne suffiront cependant pas à couvrir l’intégralité de la différence entre les coûts de l’électricité solaire et les prix à la consommation. D’où l’intérêt, pour que les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient puissent financer leur consommation, de pouvoir vendre au prix fort une partie de leur électricité verte aux pays européens, lesquels comblent déjà, via des tarifs de rachat avantageux, l’écart entre prix de marché et coûts de production de leur propre électricité solaire ou éolienne.

Production d’électricité non renouvelable et renouvelable dans le monde en 2008

Réciproquement sur la rive nord, " les efforts des pays de l’Union européenne ne leur permettront pas tous de respecter la directive européenne sur les énergies renouvelables2. Ils devront donc recourir à l’article 9 du paquet énergie-climat qui autorise les importations pour couvrir la différence ", explique Alexander Mohanty, porte-parole de DII.

Mais, pour l’heure, aucun pays européen ne s’est encore engagé, ni sur des volumes ni sur des montants, à acheter de l’électricité verte aux pays de la rive sud. " Les financiers sont prêts. Les industriels sont prêts. Il y a un soutien politique des Etats. Mais cela ne s’est pas encore traduit par un accord économique, résume Cédric Philibert. C’est la pièce manquante du puzzle. "

  • 1. On lui doit le fameux rapport Halte à la croissance, publié en 1972.
  • 2. Elle fixe des objectifs nationaux pour atteindre 20 % d’énergies renouvelables dans la consommation d’énergie finale de l’Union en 2020.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !