Le spectre de la stagflation
Faut-il craindre un retour de l'
120 dollars ? 150 dollars ? Le point de rupture pour l’économie mondiale ne peut être prédit avec certitude mais, à l’évidence, on s’en rapproche dangereusement. L’envolée du prix du pétrole, de 90 dollars le baril fin novembre 2010 à 115 dollars début mars 2011 pour le pétrole brut de la mer du Nord (Brent), a fait resurgir le spectre de la stagflation. Forgée à la suite des chocs pétroliers des années 1970, cette expression désigne une conjoncture atypique, dans laquelle le taux de chômage et le taux d’inflation s’élèvent simultanément. Dans un cycle d’activité normal, la croissance de l’économie s’accompagne d’une progression parallèle des revenus et de la demande qui suscite à la fois une décrue du chômage et des tensions sur les prix. Inversement, le chômage augmente dans les phases de baisse de l’activité, qui se caractérisent par une décélération des salaires et de la demande, et donc par une décrue de l’inflation.
Dans le cas d’un choc pétrolier, l’augmentation du prix de l’énergie provoque à la fois une hausse du taux d’inflation et une baisse des revenus réels qui déprime la demande, et donc l’activité et l’emploi. A la différence de ce qu’on observe dans un cycle normal, l’inflation n’est pas la conséquence de l’augmentation des revenus, mais le résultat d’un choc exogène. Le pétrole étant importé, la variation de son prix relatif ne se traduit pas par des transferts de revenus à l’intérieur de l’économie, mais par une ponction sur le revenu national au profit des pays exportateurs de brut.
A l’échelle globale, ces transferts de revenus ne seraient pas de nature à déprimer la croissance mondiale si les pays exportateurs étaient en mesure de dépenser immédiatement cette manne pétrolière. La forte concentration des exportations mondiales de brut, qui proviennent pour près de 80 % du Proche-Orient, d’Afrique du Nord et de l’Ouest ainsi que des pays de l’ancienne Union soviétique, exerce toutefois un effet dépressif sur la demande mondiale, dans la mesure où la capacité d’absorption d’une partie de ces pays est limitée. C’est le cas en particulier de l’Arabie Saoudite et des émirats du Golfe, qui réalisaient à eux seuls 31 % des exportations mondiales de brut en 2009, pour une population de seulement 36 millions d’habitants.
Un impact modéré
Dans l’immédiat, l’impact de la hausse du prix du brut sur l’inflation est limité. Aux Etats-Unis, la variation des prix à la consommation sur un an s’élevait à 1,6 % en janvier 2011. Hors énergie et produits alimentaires, elle n’était que de 1 %. Dans la zone euro, ces chiffres étaient respectivement de 2,3 % et 1,1 %. La variation du prix de l’énergie (+ 7,3 % en un an aux Etats-Unis, + 12 % dans la zone euro) a bien contribué au relèvement des indices de prix de quelques dixièmes de points, une progression insuffisante à ce stade pour entraîner un dérapage significatif du taux d’inflation. A 115 dollars début mars 2011, le prix du baril n’était que 45 % au-dessus de son niveau moyen de 2010, et 60 % au-dessus de son niveau de 2007. On est loin des embardées des chocs pétroliers de 1973-1974 (+ 300 %) et de 1979-1980 (+ 250 %).
L’existence de capacités de production inutilisées dans les pays de l’Opep (6 millions de barils/jour en janvier 2011), la volonté affichée de l’Arabie Saoudite, du Koweït, des Emirats arabes unis et du Nigeria de compenser le manque à produire libyen (1 million de barils/jour) et le niveau élevé des stocks dans les pays de l’OCDE ont jusqu’à présent suffi à modérer la pression à la hausse sur les prix. Pour le moment, celle-ci reflète davantage le prix de la peur d’une contagion aux pays du Golfe de la vague de déstabilisation des régimes autocratiques de la région qu’un déséquilibre réel des marchés.
Un risque à partir de 120 dollars
La variation du prix n’est pas tout cependant. Au-delà d’un certain seuil, l’impact du prix du brut sur l’activité commence à se faire sentir. Aux Etats-Unis, les déclarations récentes de certains membres du comité monétaire de la Banque centrale américaine (la Fed) laissent entendre que l’économie américaine pourrait s’accommoder d’un prix de 120 dollars. Trente ans après le deuxième choc pétrolier, l’économie est en effet beaucoup plus à même de supporter un prix du pétrole élevé. A 100 dollars, le prix du brut se situe en termes réels (autrement dit compte tenu de la hausse des prix à la consommation sur la période) au même niveau qu’en 1980, aux Etats-Unis comme en France (voir graphique). Or, l’intensité pétrolière du produit intérieur brut (PIB) - autrement dit la consommation de pétrole par unité de PIB produite - est deux fois moindre aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1980 (voir graphique). Ceci s’explique, d’une part, par les économies et les substitutions d’énergie, et, d’autre part, par la transformation de la structure productive en faveur de branches d’activité et de technologies moins énergétivores.
Au-delà de 120 dollars, cependant, la consommation des ménages et les marges des entreprises sont affectées ; le rythme des créations d’emplois ralentit, ce qui déprime davantage encore la consommation et réactive les comportements d’épargne, au détriment de l’activité. Mais pour beaucoup, dont Ben Bernanke, le président du conseil des gouverneurs de la Fed, coauteur d’une étude sur le sujet en 1997, le basculement dans la récession résulte moins du choc pétrolier que de la réaction quasi automatique des banques centrales : par crainte des conséquences inflationnistes de la hausse du prix de l’énergie, elles relèvent prématurément et trop fortement leur taux d’intérêt. Aujourd’hui, en l’absence de mécanismes d’indexation des salaires, l’impact du choc pétrolier sur l’inflation a toutes les chances d’être temporaire ; la question principale qui se pose à la banque centrale est de savoir comment empêcher qu’il n’étouffe la reprise de l’activité.
La phobie inflationniste de la BCE
Tout autre est l’approche de la Banque centrale européenne (BCE). Pour elle, le risque d’une recrudescence des anticipations inflationnistes est suffisamment sérieux pour préparer les marchés à un changement de cap prochain de la politique monétaire. Nonobstant la faiblesse persistante de l’économie - qui devrait croître selon le Fonds monétaire international (FMI) de 1,5 % en 2011, contre + 3 % aux Etats-Unis - et la fragilité financière non moins persistante des pays de la périphérie de la zone euro, la BCE n’a pas hésité, début mars, à laisser planer la menace d’un relèvement de son taux directeur dès avril 2011, si le risque inflationniste ne se résorbait pas.
L’attitude de la BCE s’explique, pour partie, par la nature de son mandat, défini par le traité de Maastricht. Celui-ci dispose que l’inflation doit être maintenue " en dessous mais à proximité de 2 % ". Alors que le mandat de la Fed lui assigne, à parts égales, un double objectif de stabilité des prix et de maximisation de l’emploi, la BCE n’a officiellement d’autre objectif que de garantir la stabilité des prix. La philosophie qui sous-tend son action stipule, du reste, que la préservation d’une inflation basse est la meilleure contribution que la politique monétaire puisse apporter à la croissance et à l’emploi.
Intervenant dans un contexte d’accélération de l’activité allemande (+ 3,5 % de PIB prévu en 2011) et d’abondance de liquidités dans le secteur bancaire, l’augmentation des prix de l’énergie est de nature, aux yeux des dirigeants de Francfort, à provoquer un relèvement des anticipations inflationnistes. Le point décisif concerne ici les effets dits de " second tour ". Tant qu’elle ne se diffuse pas à l’ensemble des prix, l’augmentation du prix du pétrole n’est en soi que la variation d’un prix relatif, qui n’a pas de raison de provoquer une hausse permanente du taux d’inflation. Si, en revanche, les syndicats parviennent à imposer un relèvement des salaires de façon à compenser la perte de pouvoir d’achat qu’elle suscite, une spirale prix-salaire est susceptible de s’enclencher, la hausse des coûts salariaux incitant les firmes à relever leurs prix, provoquant de nouvelles revendications salariales, et ainsi de suite.
C’est cet engrenage, parfois institutionnalisé dans des mécanismes d’indexation (comme en Belgique et, dans le cas du Smic, en France), que la BCE veut à tout prix éviter. Les concessions salariales de Volkswagen qui, sous la menace de grève, a accepté début février 2011 de relever de 3,2 % les salaires de 100 000 employés allemands (plus un bonus non renouvelable égal à 1 % du salaire annuel), ne sont sans doute pas étrangères aux craintes de la BCE. Elles ne sont pas pour autant fondées, au vu du déclin continu des coûts salariaux unitaires en moyenne dans la zone euro, déclin qui s’est poursuivi en 2010. En plus du " prix de la peur " imposé par les marchés aux pays importateurs de pétrole, l’Europe risque ainsi de s’auto-infliger le prix de la phobie inflationniste de sa banque centrale, dérivé des conditions largement atypiques de la conjoncture allemande.