Entretien

Civiliser le capitalisme

6 min
Robert Boyer Directeur de recherche au CNRS, directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Cepremap

Quelles réformes, y compris utopiques, faudrait-il mettre en oeuvre pour réguler le capitalisme et promouvoir une autre mondialisation ?

Même utopique, toute proposition pour réguler le capitalisme mondial doit partir des enseignements majeurs qu’a livrés la crise ouverte en 2008. C’est en effet la perte de contrôle par la collectivité du secteur financier qui en explique la gravité et la durée. La première mesure doit donc être de faire des banques et des institutions financières les auxiliaires de la puissance publique dans la gestion du crédit et de la monnaie. Ceci implique un changement radical de leur gouvernance. Ainsi, devraient siéger au sein des conseils d’administration des banques des représentants des consommateurs, des entreprises non financières, des salariés, des collectivités publiques et des citoyens, afin de dégager une gestion conforme à l’intérêt de la majorité de la population et de remettre en cause la base même de la valeur actionnariale. La solution n’est donc pas tant de nationaliser les banques que d’introduire de nouveaux acteurs dans leur gouvernance et de les soumettre en permanence à l’évaluation publique : servent-elles correctement les acteurs de l’économie ?

La seconde mesure devrait être d’enrayer la tyrannie de la valeur actionnariale qui pèse sur la gestion quotidienne des firmes grâce à la reconnaissance, par le droit, du pouvoir d’information et de négociation des salariés et de toutes les parties prenantes qui contribuent à leurs performances. Une réforme de la fiscalité dans le sens de la progressivité de l’impôt et de la suppression des exemptions dont bénéficient les revenus du capital et les plus-values financières pourrait être le vecteur d’un tel rééquilibrage des relations de pouvoir dans l’entreprise.

Ces deux réformes pourraient largement faciliter celle du système international afin de discipliner la concurrence qu’il porte au coeur des sociétés contemporaines. En effet, celle-ci érode et parfois détruit le lien social et la solidarité au sein des collectivités nationales. La négociation des formes de l’articulation à l’économie mondiale favorables à la prospérité domestique s’impose si on veut éviter qu’une globalisation sans règles ne débouche finalement sur protectionnisme, xénophobie et affrontement de nationalismes populistes.

Mais il est un obstacle important qui s’oppose à une telle stratégie : le pouvoir exorbitant qu’a acquis, au cours des deux dernières décennies, l’argent sur la politique. Il a impliqué, trop souvent, un recul de la démocratie au profit d’une forme moderne de ploutocratie. Ainsi, civiliser le capitalisme par la régulation suppose un regain sans précédent de la démocratie, en la prenant au sérieux aussi bien dans l’entreprise que dans la structuration du champ politique : un citoyen, une voix, et non plus une influence politique au prorata de la fortune et sa capacité à influencer les législateurs. Ceci vaut tant pour les nouveaux venus (Chine et autres " émergents ") que pour les vieilles démocraties (Etats-Unis et Europe).

Zoom Et si on changeait tout...

Non, nous ne sommes pas condamnés à voir les inégalités s’accroître. Non, la mondialisation libérale n’est pas la seule possible. Oui, on peut aller vers un autre mode de vie, plus respectueux de l’environnement et des personnes. Mais encore faut-il le vouloir et faire preuve d’un peu d’imagination.

Et si on instaurait un salaire maximum ? Et si on créait un impôt mondial ? Et si on payait notre dette carbone au Sud ? Et si on interdisait le cumul des mandats ? Et si on travaillait moins ? Et si on supprimait le redoublement ?... Voilà quelques-unes des 60 idées présentées dans notre hors-série poche " Et si on changeait tout ". Pour explorer les autres possibles, nous avons également demandé à des économistes, philosophes, sociologues, juristes... de nous faire part de leurs propositions. C’est dans ce cadre que nous avons interrogé l’économiste Robert Boyer, dont les réponses sont présentées ici.

Les tenants de la forme contemporaine de la globalisation ont présenté la concurrence internationale comme un déterminisme équivalent à celui d’une loi physique, telle celle de la gravitation. Or, c’est un projet politique. Il a mis en mouvement des processus apparemment anonymes mais profondément contradictoires. La mondialisation actuelle est en effet un facteur d’approfondissement des inégalités au sein de chaque nation, mais elle réduit aussi la pauvreté dans un pays tel que la Chine. Il existe une alternative : une négociation internationale ou interrégionale préservant les fondements de chaque formation sociale.

A plus court terme, que faudrait-il faire pour éviter une nouvelle crise financière ?

Pour cette même raison, à savoir le fait que les gouvernements sont sous l’influence de lobbies financiers qui ont retrouvé puissance et arrogance, il n’est guère plus simple d’éviter une nouvelle crise financière. Le mauvais génie de la finance s’est échappé de la bouteille et les gouvernements ne parviennent pas à l’y faire rentrer. Les solutions techniques ne manquent pas et visent toutes à éviter que le crédit ne devienne le ferment d’une spéculation débridée.

Tout d’abord, un retour à une séparation entre banques commerciales et d’investissement, et un nouveau principe de rémunération de tous les acteurs de la finance en fonction du lent retour des profits effectivement réalisés et non plus anticipés. Cela permettrait de faire triompher à nouveau le temps long de la production de richesses par l’innovation et la satisfaction des demandes des acteurs de l’économie réelle.

Mais on peut aussi alternativement durcir les contraintes légales pesant sur les banques en termes de capital propre et de liquidité, au prix d’un renchérissement assumé du crédit destiné à freiner la spéculation et à favoriser une allocation moins inefficace du capital. C’est ce qu’amorcent les nouvelles règles prudentielles dites de Bâle III 1, mais les lobbies des banques sont à l’oeuvre pour en atténuer la rigueur.

Les banquiers centraux ne peuvent plus affirmer : " Je ne sais ni détecter ni enrayer une bulle spéculative. " En effet, ils se doivent d’agir pour en prévenir la répétition grâce à la fixation du taux d’intérêt, et mieux encore en utilisant à nouveau le taux de réserves obligatoires des banques pour enrayer les emballements du crédit et obtenir un réglage conjoncturel et sectoriel fin, en discriminant entre le logement, l’investissement productif, la consommation... et la spéculation. N’est-il pas plus satisfaisant de le faire continûment et rationnellement pendant les périodes d’expansion plutôt que brutalement et dans l’improvisation une fois la crise ouverte, comme ce fut le cas aux Etats-Unis après la faillite de Lehman Brothers ?

Enfin, il est possible d’éviter qu’un afflux de capitaux en quête de placements spéculatifs ne vienne déstabiliser une économie par ailleurs vertueuse. C’est ce que montrent l’équivalent brésilien de la taxe Tobin, les encaje2 chiliens ou encore les habiles dispositifs suisses. Les responsables brésiliens, pour freiner l’afflux de capitaux à la recherche de plus-values rapides, ont institué en 2010 une taxe initialement de 2 % sur toutes les entrées de capital. De longue date, la Suisse utilise massivement le coefficient de réserves sans rémunération appliqué aux entrées de capitaux comme mesure clé pour éviter que son économie ne soit périodiquement emportée par des bulles spéculatives. Ces exemples invalident l’objection selon laquelle ceci nécessiterait une coordination internationale et un accord unanime. Ils montrent que ce n’est pas une question d’idéologie - comme l’illustre le Chili -mais de bonne gestion et de pragmatisme. Le Fonds monétaire international, lui-même, a fini par reconnaître l’utilité de la taxe Tobin.

Il faut donc tordre le cou aux arguments fallacieux qui concluent que partout et toujours l’innovation financière et les spéculateurs finiront par triompher. On n’a pas observé de crise financière des subprime au Canada, et aucune bulle immobilière ne s’est formée en Allemagne. Dans les deux cas, le contrôle de la collectivité a permis d’éviter un effondrement équivalent à celui du système financier américain.

  • 1. Nouveau dispositif international de réglementation bancaire dont l’élaboration a été lancée suite à la crise de 2008. Sa mise en place doit s’échelonner entre 2013 et 2018.
  • 2. Dispositif qui oblige chaque investisseur à confier à la banque centrale une somme équivalant à 30 % des fonds qu’il place dans le pays.
Propos recueillis par Naïri Nahapétian

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