Une économie verte ? Yes we can !
Nos modes de consommation et de production sont au bout du rouleau. Mais des alternatives existent pour organiser la
L’accident nucléaire de la centrale japonaise de Fukushima pose le problème de l’avenir du nucléaire, une question qui concerne au premier chef la France (voir page 28). Mais les leçons qu’il faut en tirer vont bien au-delà : après tant d’autres, cette catastrophe montre qu’il y a vraiment urgence à transformer en profondeur l’ensemble de nos modes de production et de consommation. On peut légitimement se sentir découragé devant l’ampleur de la tâche. Pourtant ce sentiment d’impuissance est trompeur : nous connaissons en fait de nombreux moyens d’aller dans cette direction.
L’enjeu central consiste à découpler la production de biens et de services de l’usage des énergies fossiles et des matières premières non renouvelables. On sait déjà construire des maisons qui ne consomment pas d’énergie, des véhicules beaucoup plus économes qu’aujourd’hui ou des appareils électriques nettement moins gourmands. Le Club de Rome, l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme dans les années 1970 avec le fameux rapport " Halte à la croissance ", avait publié en 1995 un nouveau rapport intitulé " Facteur 4 ". Il y faisait le point sur les technologies disponibles pour produire les mêmes biens et services qu’aujourd’hui en utilisant quatre fois moins de matières premières non renouvelables. De plus, en investissant (enfin) davantage dans la recherche et développement sur ces sujets, on trouvera de nouvelles solutions plus efficaces encore.
On sait également que la conversion écologique de l’économie nécessite des politiques publiques très actives. Il ne s’agit pas forcément de se passer du marché - l’économie administrée de la défunte Union soviétique était sur le plan écologique un désastre bien pire encore que celle des Etats-Unis -, mais plutôt de réorienter les comportements des acteurs en les obligeant à tenir compte des externalités* négligées jusque-là.
Pas besoin d’outil miracle
Pour cela, aucun besoin d’un nouvel outil miracle : il suffit de mettre en oeuvre une gamme d’instruments connus. Règles et plans d’urbanisme y jouent un rôle central car ils organisent des infrastructures qui pèsent pendant des dizaines d’années sur les déplacements et les dépenses énergétiques. Les interdictions conservent aussi toute leur légitimité : quand une espèce est menacée, quand un produit met des vies en danger, comme l’amiante, il faut interdire. Moins sévères, les normes et les règlements sont, eux aussi, absolument indispensables : des sociétés complexes sont nécessairement plus bureaucratiques, même s’il faut en limiter les lourdeurs. Les labels, qui organisent la transparence de l’information, sont également très utiles, comme l’a montré l’étiquette énergie apposée depuis 1995 sur les " produits blancs " : entre cette date et 2007, la consommation des réfrigérateurs a baissé de 60 % sur le marché français et celle des lave-vaisselle de 36 %.
Enfin, les écotaxes permettent de modifier les comportements en donnant un coût à des choses gaspillées parce qu’elles n’en ont pas. Elles alimentent aussi les recettes des Etats pour mener des politiques environnementales plus actives ou alléger la charge pesant sur d’autres facteurs comme le travail. Les permis d’émissions échangeables, mis en place en Europe pour limiter les émissions de CO2, jouent un rôle équivalent. Tout en donnant de la souplesse aux acteurs économiques pour que les mesures nécessaires soient prises là où les coûts sont les plus faibles. Bref, les Etats disposent d’une batterie d’instruments connus et maîtrisés. Leur action doit être surtout continue et prévisible : les acteurs privés ont absolument besoin de stabilité pour engager les investissements très lourds indispensables à la conversion écologique de l’économie.
Réorganiser l’économie
On sait aussi dans quelle direction il faudrait réorganiser le système productif lui-même. Il faut aller vers ce qu’on appelle l’" économie circulaire " ou l’" écologie industrielle ". Si aujourd’hui on gaspille autant, c’est parce qu’on produit, d’une part, des biens (ou des services), et, d’autre part, des déchets qui nous empoisonnent et obligent à pomper sans cesse dans le stock de matières premières non renouvelables. Il faut faire en sorte que le système productif humain se rapproche davantage des cycles naturels où il n’existe aucun déchet : quand une feuille tombe d’un arbre, elle est aussitôt transformée par des bactéries et autres bestioles...
De même, tout ce que nous produisons doit être utilisé par d’autres processus de production. L’idée est ancienne : les agriculteurs n’ont pas attendu les écologistes pour utiliser les déjections de leurs animaux comme engrais dans leurs champs. Mais il s’agit désormais de le faire quasiment à 100 %. L’idée paraît simple, mais elle est très compliquée à mettre en oeuvre. L’économie circulaire implique en effet une réorganisation totale des cycles de production à l’intérieur des entreprises. Elle nécessite aussi la mise en place, entre les acteurs économiques, d’une lourde infrastructure à la fois logistique et informationnelle pour que chacun sache qui produit quoi, quand, combien, à quel prix... L’économie circulaire est coûteuse en coûts de transactions. C’est pourquoi elle nécessite des politiques publiques très actives.
N’achetez plus, louez !
L’" économie de fonctionnalité " constitue l’autre grande direction dans laquelle il faut faire évoluer l’appareil économique. Aujourd’hui, on gaspille énormément parce que les producteurs ont intérêt à nous vendre des biens qui ne durent pas longtemps. S’ils devenaient des loueurs de services - en louant des services de mobilité, par exemple, au lieu de vendre des automobiles - leur attitude changerait : restant propriétaires du bien, ils auraient intérêt à ce que celui-ci dure plus longtemps, soit plus facile à entretenir, consomme moins d’énergie... Là aussi, l’idée paraît simple. Elle est déjà mise en oeuvre à grande échelle dans les relations entre entreprises : personne n’achète plus de photocopieurs, par exemple, ils sont loués.
Mais sa généralisation se heurte à de multiples obstacles. Psychologiques, notamment : cela implique de ne plus posséder " sa " voiture, un des principaux symboles de statut social. L’économie de fonctionnalité oblige aussi à transformer les produits eux-mêmes et leurs infrastructures de distribution : on s’en est rendu compte en particulier avec les systèmes de mise à disposition de vélos (Velov à Lyon, Velib à Paris...). Ils se sont révélés beaucoup plus complexes qu’on ne l’imaginait au départ.
Bref, entre les technologies disponibles, les outils de politique publique connus et les évolutions de l’architecture du système économique, on dispose d’outils pour réduire radicalement le besoin en matières premières non renouvelables associé à l’activité économique. Cela serait-il suffisant ?
Les sceptiques ne manquent pas. Le recyclage à 100 % n’existe pas et donc, même avec l’économie circulaire, le stock de matières premières non renouvelables finira bien par s’épuiser. Nombreux sont ceux qui invoquent également " l’effet rebond " : si on parvient à produire des biens et des services en utilisant beaucoup moins de matières premières non renouvelables, l’effet environnemental ne sera pas aussi positif qu’attendu parce qu’on risque d’en profiter pour produire et consommer davantage encore. D’autres, enfin, pointent un green paradox : en dévaluant la valeur économique future des stocks d’énergie fossile ou de matières premières non renouvelables contenus dans le sol, les politiques environnementales incitent les acteurs qui détiennent ce genre d’actifs à les exploiter au plus vite, aggravant ainsi le problème au lieu de le résoudre. Ces critiques sont justifiées, mais il existe aussi des moyens de limiter ces effets pervers.
Ce sont les inégalités qui coincent
En réalité, le problème essentiel se situe surtout du côté des conditions sociales et politiques à réunir pour mettre en oeuvre ces transformations de manière suffisamment rapide et ambitieuse. Depuis au moins le Sommet de la Terre à Rio en 1992, nous savons pertinemment que le mur écologique se rapproche à grande vitesse. Et pourtant nous sommes restés largement paralysés. Pourquoi ? Tout d’abord parce que, dans un contexte démocratique, les dirigeants politiques ont besoin d’être réélus. Or, la plupart des mesures à prendre ont un caractère d’investissement : elles sont coûteuses à court terme et ne " rapportent " qu’à long terme. Cette difficulté est évidemment démultipliée à l’échelle internationale par l’absence de gouvernance mondiale et par la prime que cela donne aux " passagers clandestins " : un pays peut souvent espérer être gagnant si les autres font le boulot, sans devoir lui-même contribuer à l’effort collectif.
Surtout, ce qui aggrave ces difficultés, ce sont les inégalités fantastiques qui existent au sein de nos sociétés et encore plus à l’échelle mondiale. Les mesures à prendre ont en général pour effet de menacer davantage à court terme, en termes relatifs, le niveau de vie des plus pauvres. Alors même que, au niveau de chaque société comme à l’échelle mondiale, ce sont les plus riches qui gaspillent le plus. C’est pourquoi la conversion écologique de l’économie ne peut être mise en oeuvre que dans le cadre d’une vaste politique de redistribution des richesses, au sein de chaque société comme à l’échelle mondiale. Mais c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire...
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