Idées

Europe : coopérez ou disparaissez !

5 min

Tous ceux qui veulent la stabilité au niveau national et la sécurité doivent impérativement pratiquer la solidarité européenne.

Qu’est-ce qui bloque aujourd’hui l’Europe ? L’aveuglement néolibéral, c’est-à-dire l’hypothèse que l’intégration économique est suffisante. Selon cette conception, non seulement la poursuite de l’intégration au niveau social et politique serait superflue, mais elle serait nuisible. L’Europe ne devrait être rien de plus qu’un immense supermarché. Le néolibéralisme européen se prétend finalement le socialisme le plus accompli car, pour lui, seuls les instruments du marché seraient capables de surmonter la pauvreté nationale et globale, et de créer un monde plus juste. En ce sens, la crise de l’euro est une création domestique. Le projet néolibéral est dominé par une intégration négative : les barrières commerciales ont été démolies, si bien que ni la politique européenne ni les politiques nationales ne disposent des instruments pour neutraliser les risques financiers qui en résultent. La version bruxelloise de l’européanisation est un échec.

En outre, avec la crise de l’euro, la lubie selon laquelle il pourrait y avoir un " retour " à l’idylle de l’Etat-nation gagne rapidement du terrain. Et elle ne capte pas seulement les esprits obtus et réactionnaires. Des individus cultivés et très qualifiés ainsi que de fins théoriciens de la vie politique s’y accrochent également. Alors que l’Europe et ses ex-Etats-nations s’enchevêtrent, se mélangent et se fertilisent mutuellement, à tel point qu’il n’y a plus un seul coin des anciennes sociétés nationales qui ne portent l’empreinte de l’Europe. La nostalgie pour la souveraineté des anciens Etats-nations étend son empire comme jamais. Elle se développe sous la forme d’une chimère sentimentale, d’une routine rhétorique, d’un refuge pour ceux qui ont peur et sont désorientés. Mais il n’existe pas de retour possible à l’Etat-nation. Tous les acteurs européens sont liés par un système légal de régulation et d’interdépendance dont ils ne pourraient s’extraire qu’à un coût extraordinairement élevé.

Un gouvernement économique de l’Europe

Il y a encore un espoir pour l’Europe, mais seulement si elle échappe aux fausses alternatives qui ensorcellent aujourd’hui le sens commun politique. Il faut sortir de l’argumentation habituelle : ou bien les " Etats-Unis d’Europe " se développent, c’est-à-dire un super-Etat fédéral, et dans ce cas il n’y a tout simplement plus d’Etats nationaux membres ; ou bien ceux-ci restent maîtres du jeu, et dans ce cas il n’y a pas d’Europe. Cette manière de penser obéit au principe selon lequel toute avancée de l’Europe est un recul pour les nations. Nous sommes aujourd’hui prisonniers de cette fausse dichotomie.

Mais que signifie exactement l’objectif d’un " gouvernement économique de l’Europe " ? Le président français Nicolas Sarkozy est pour ; la chancelière allemande Angela Merkel, au moins jusqu’à très récemment, était contre. Serait-ce un gouvernement européen supranational ? Développerait-il la coordination des gouvernements nationaux au-delà du modèle intergouvernemental ? Nous devrions plutôt le considérer comme un gouvernement économique conational, qui n’aspirerait ni à devenir un super-Etat européen ni à régenter les politiques économiques des Etats-nations, mais qui renégocierait plutôt les relations entre l’Europe de Bruxelles et les Etats membres, en accord avec le modèle d’une Europe cosmopolite. Ce modèle serait fondé sur une Déclaration d’interdépendance (et non d’indépendance !). En effet, les problèmes globaux font parfois naître de nouvelles formes de communautés transnationales. L’interdépendance n’est pas le fléau de l’humanité, mais la condition de sa survie.

L’exemple historique le plus éminent d’une politique européenne cosmopolite réussie est la " politique est-allemande " de Willy Brandt et Egon Bahr pendant la Guerre froide. La magie politique de leur formule " changer par le rapprochement " permit à la politique de détente de gagner la majorité des conservateurs allemands. Dans l’actuelle crise de l’euro, la menace nucléaire a été remplacée par la crise financière, et le danger pour l’humanité qu’incarnait la menace atomique par le changement climatique. La solution parallèle, si l’on veut trouver une voie de sortie à la crise de l’euro, pourrait prendre la forme suivante : tous ceux qui veulent la stabilité nationale et la sécurité (sociale, financière et environnementale) doivent impérativement pratiquer la solidarité européenne.

Quatre propositions

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Voici quatre propositions. Tout d’abord, l’Union européenne doit décider de sauver les Etats plutôt que les banques. Jean-Claude Juncker a récemment proposé de créer des bons du Trésor européens. C’est un pas dans la bonne direction : on ne peut atteindre la stabilité nationale sans solidarité européenne, et on ne peut atteindre la solidarité européenne sans stabilité nationale. L’européanisation partielle des risques de défaut sur la dette rend les deux choses possibles, en fondant la souveraineté financière sur la stabilité européenne et un pacte de croissance.

Il faut étendre ensuite la coopération macroéconomique. Compte tenu de l’ampleur dramatique des dettes publiques, persister à exiger des Etats les plus endettés de drastiques mesures de réduction des dépenses publiques - coupes salariales, réductions des pensions, etc. - ne permettra pas d’atteindre le but recherché, à savoir la réduction de la dette. Cela ne pourra qu’attiser la flamme du mécontentement social en Europe (comme en Grèce, en Irlande ou en Espagne). Actuellement, il n’y a aucun pouvoir ni aucune autorité dans l’Union européenne qui puisse inciter les Etats membres à prendre des mesures concertées afin de contrer la dynamique de désintégration qui menace de défaire ce que l’Union a accompli jusqu’ici.

Il faut aussi un véritable budget européen. Celui-ci ne serait pas financé par des contributions des Etats membres. Il devrait l’être par l’impôt. Un tel miracle pourrait être réalisé en introduisant en Europe ce qui a été rejeté au niveau global, à savoir une taxe sur les transactions financières. Ceci pourrait enfin mettre un terme à l’absurde compétition fiscale que se livrent les Etats européens et dont les seuls bénéficiaires sont les sociétés multinationales.

Zoom Ulrich Beck et la société du risque

Ulrich Beck est surtout connu pour son ouvrage La société du risque1. Selon lui, le développement scientifique et technique, longtemps associé à l’idée de progrès, est désormais la source de risques globaux. A la question des inégalités de richesses, s’ajoute donc celle des inégalités dans l’exposition aux risques. Le caractère global de ces menaces fait émerger de grandes communautés internationales d’interdépendance. D’où l’engagement cosmopolite et européen fort d’Ulrich Beck, qui n’hésite pas ici à bousculer ses compatriotes à propos de la crise de l’euro.

  • 1. Récemment réédité en poche, Flammarion, 2008.

Enfin, il faut aller vers l’Europe des travailleurs. En poursuivant ces politiques, l’Europe pourrait acquérir une véritable valeur ajoutée - la création d’une Europe sociale. L’Union cesserait d’être ce monstre bureaucratique menaçant de priver les travailleurs des moyens les plus basiques de leur existence économique. Elle deviendrait une Europe qui promet et fournit une plus grande sécurité sociale à des travailleurs taraudés par des angoisses existentielles. En fait, la crise européenne est une chance pour les gouvernements de rétablir la prééminence du politique à l’heure de la mondialisation.

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