France : les géants du CAC 40 ne tirent plus l’économie
Tournés en priorité vers les
83 milliards d’euros de profits cumulés pour l’exercice 2010 : après avoir décroché pendant deux ans, les résultats des géants du CAC 40 ont presque retrouvé leur niveau d’avant-crise. Des performances insolentes au regard de l’anémie qui frappe encore l’Hexagone. Très internationalisés et parvenus à maturité, les champions français sont en effet de moins en moins un moteur pour l’économie hexagonale. Une situation qui a de quoi inquiéter à terme.
"Personne n’imaginait en l’an 2000 que dix ans plus tard, les grandes entreprises européennes réaliseraient le tiers de leurs chiffres d’affaires dans les pays émergents ", relève Alain Galène, responsable de la recherche thématique à la Société générale. Les grandes entreprises françaises ne font pas exception. En 2010, les 33 entreprises du CAC 40 étudiées par la Société générale ont ainsi réalisé, en moyenne, un peu moins de la moitié de leur chiffre d’affaires (49 %) en Europe, contre 31 % dans les pays émergents 1. En 2002, ces derniers ne représentaient encore que 21 % de leurs revenus, soit une hausse de moitié en huit ans.
Un nouveau centre de gravité
Les groupes les plus internationalisés sont des industriels : Alcatel-Lucent, Alstom, Vallourec, Renault, Lafarge ou Danone pour ne citer qu’eux. Ils vont chercher dans les pays émergents - et d’abord en Chine, au Brésil et dans les pays de l’Est - les débouchés commerciaux en croissance qui leur font défaut en Europe depuis quinze ans. Ils profitent du rattrapage accéléré de ces pays en matière d’infrastructures, mais aussi de l’émergence d’une classe moyenne accédant à la consommation de masse. Ils font aussi migrer leur appareil productif pour s’adapter à la nouvelle division internationale du travail : en l’espace de huit ans, le fabricant de semi-conducteurs ST Microelectronics a quasiment doublé la part de son chiffre d’affaires dans les pays émergents, parce que ses usines ont suivi les unités d’assemblage de ses clients, les fabricants de matériel informatique et électronique et de téléphones, qui s’y installaient en masse à la recherche de bas coûts.
Dans les services, en revanche, le mouvement est moins spectaculaire. Encore très ancrées sur leur territoire domestique, les banques et les compagnies d’assurances génèrent au moins les deux tiers de leur chiffre d’affaires sur le sol européen. La diversité et l’importance des contraintes réglementaires d’un pays à l’autre expliquent cette relative frilosité. Les mastodontes des services collectifs, comme Veolia ou Suez Environnement, peinent quant à eux à exporter le modèle très français de la concession de service public au-delà de leur chasse gardée hexagonale. Et quand des géants des services prennent pied en dehors des pays riches, c’est souvent pour y chercher une main-d’oeuvre bon marché, à l’instar de la société de services informatiques Cap Gemini en Inde, en Europe de l’Est ou en Amérique latine, tandis que la plupart de ses clients restent basés en Europe et aux Etats-Unis.
Malgré ces différences sectorielles, l’Hexagone est "l’un des rares pays occidentaux à disposer d’un nombre substantiel d’entreprises capables de se battre sur presque tous les marchés mondiaux, remarque Laurent Faibis, président de l’institut de prévisions économiques Xerfi. La France arrive en quatrième position, devant l’Allemagne et le Royaume-Uni, pour le nombre et la puissance de ses firmes ayant des capacités à projeter leurs forces sur les grands marchés mondiaux." Axa dans l’assurance, Air liquide dans les gaz industriels, L’Oréal dans la cosmétique, LVMH dans le luxe ou encore Essilor dans l’optique, une douzaine de multinationales françaises peuvent revendiquer le rang de numéro un mondial sur des marchés importants.
Faible effet d’entraînement
Bien sûr, la force des multinationales françaises reste un atout pour l’Hexagone, ne serait-ce que parce qu’il augmente ses chances d’accueillir sur son territoire des centres de décision, des activités de recherche et développement et les emplois qualifiés qui vont avec. Mais la mondialisation réussie de ces champions a son revers. Compte tenu de leur poids hypertrophié dans l’emploi, l’innovation ou encore les exportations de l’Hexagone (voir graphique), le basculement de leur centre de gravité est potentiellement lourd de conséquences. Pour preuve, la stratégie des constructeurs automobiles français. Principaux contributeurs aux excédents de la balance commerciale jusqu’en 2006, ils ont commencé à la plomber à partir de 2008, en raison de leur choix de fabriquer de plus en plus leurs véhicules dans les pays à bas coûts pour les réimporter ensuite sur le marché français.
"En 1997, près des deux tiers des véhicules étaient produits sur le territoire. Douze ans plus tard, cette part est tombée à 31 %", résume Alexandre Mirlicourtois, directeur des études chez Xerfi. La dernière Twingo est ainsi fabriquée en Slovénie, tandis que la Peugeot 107 est assemblée en République tchèque. Lorsque l’Etat a apporté un soutien massif aux constructeurs pendant la crise (trois milliards d’euros de prêt chacun, auxquels il faut ajouter les bénéfices de la prime à la casse), il l’a conditionné à la non-fermeture d’usines sur le sol français. "Renault n’est plus un constructeur français", a pourtant réaffirmé depuis son PDG, Carlos Ghosn. Le déplacement des grands foyers de consommation vers l’Asie et le positionnement des constructeurs français sur les véhicules d’entrée de gamme condamnent en effet largement le made in France dans ce secteur.
Par ailleurs, l’économie française ne bénéficie guère des profits records de ses fleurons : en 2009, 42 % du capital des entreprises du CAC 40 était aux mains d’investisseurs non résidents. Quasiment la moitié des confortables dividendes que versent ces champions à leurs actionnaires ne reste donc pas sur le territoire français. L’affaire n’est pas plus intéressante pour les caisses de l’Etat, puisque ces mastodontes sont passés maîtres dans l’art de l’optimisation fiscale : les entreprises du CAC 40 afficheraient en moyenne un taux réel d’impôt sur les sociétés de 8 %, quand celui-ci atteindrait 30 % pour les PME de moins de dix salariés 2.
Au moins pourrait-on attendre des grands groupes qu’ils exercent au-delà de leur périmètre d’activités un effet d’entraînement sur le reste du tissu industriel par le biais de leur réseau de partenaires et de fournisseurs. Or, là aussi, c’est de moins en moins le cas. "Dans les années 1970, les grands groupes travaillaient avec leurs sous-traitants, les aidant à progresser en qualité, en gestion de production, à mettre en place des normes, analyse l’économiste Jean-Louis Levet. Mais depuis quinze ans, ces groupes sont dans une logique de rentabilité à court terme et mettent en concurrence leurs sous-traitants français avec leurs sous-traitants dans le reste du monde. " Et de conclure : "Le fossé se creuse entre les entreprises mondialisées, qui vont chercher la croissance là où elle est, et les PME, confinées dans une zone de faible croissance et des relations de sous-traitance avec un donneur d’ordre en situation d’abus de position dominante."
Une autre voie était pourtant possible : les grandes entreprises allemandes ne sont pas les dernières à délocaliser, mais elles ont eu à coeur de préserver une base productive dans leur pays d’origine et elles " chassent en meute ", c’est-à-dire qu’elles entraînent avec elles leurs sous-traitants sur les marchés étrangers. Malgré la maigreur de leur bilan, les états généraux de l’industrie, clos au printemps 2010, ont eu le mérite de soulever le problème.
Un profil de rentier
Il est une dernière raison qui peut expliquer pourquoi les champions tricolores ne sont plus le moteur espéré de l’économie française : leur âge. En trente ans, le paysage des très grandes entreprises françaises n’a que très peu varié. Nombre d’entre elles affichent un profil de rentier : les entreprises de fourniture de services en réseau dans l’énergie, l’eau et les télécoms, et celles du BTP, qui vivent étroitement de la commande publique, y sont surreprésentées. Et la high-tech française n’est pas affaire d’étoiles montantes, mais de champions matures, héritiers des grands programmes technologiques impulsés par l’Etat en France à partir des années 1960 : Ariane, Airbus le nucléaire, le TGV le Minitel le Mirage puis le Rafale... "Ce colbertisme high-tech, qui a permis à la France d’opérer son rattrapage économique et technologique, a parfaitement fonctionné jusqu’au milieu des années 1980", analyse l’économiste Elie Cohen. Soit jusqu’au moment où les traités européens et internationaux ont banni les politiques industrielles interventionnistes.
"Depuis, nous n’avons pas été capables d’inventer un modèle de substitution et de donner le jour à des leaders dans les secteurs en développement, comme les biotechnologies, le numérique ou les nouveaux matériaux, qui auraient permis à la France de se rapprocher de la frontière technologique", déplore-t-il. Aucun Google, Apple ou Cisco n’a vu le jour en France, et les espoirs d’hier, comme Bull, Thomson ou Alcatel-Lucent, n’ont pas tenu leurs promesses. Le renouvellement du tissu industriel s’opère plutôt par l’absorption de start-up innovantes par les grands groupes, comme l’illustrent le rachat de Dailymotion et Deezer par France Télécom ou celui de Genzyme par Sanofi-Aventis (voir encadré).
Le problème, c’est que les bastions traditionnels de l’industrie française vieillissent sans que la relève ne pointe son nez : la construction ferroviaire, l’aéronautique, l’automobile ou le nucléaire made in France (voir encadré) sont aujourd’hui bousculés par la concurrence. Ainsi, alors que la vente de matériel ferroviaire est l’une des rares industries génératrices d’excédents commerciaux, le fleuron français Alstom souffre de la confrontation avec l’allemand Siemens et le canadien Bombardier, et doit faire face à l’irruption des jumeaux chinois que sont CSR et CNR. Même EADS est concerné : l’avionneur devrait voir son duopole mondial avec l’américain Boeing troublé par les ambitions du brésilien Embraer et par le lancement du C919 du chinois Avic, une copie de l’Airbus A320.
Le modèle des champions à la française donne donc des signes de faiblesse. Faut-il alors réorienter les aides publiques qui leur bénéficient grassement (notamment le coûteux crédit impôt recherche : 5,8 milliards d’euros en 2009) vers les PME pour les aider à grandir ? " Ce serait suicidaire d’abandonner le soutien aux champions, tranche Elie Cohen. Cela fait des années que l’on cherche à développer un Mittelstand à la française, c’est-à-dire un tissu d’entreprises de taille intermédiaire exportatrices et innovantes, comme en Allemagne. Sans succès jusqu’ici, malgré les outils mis en place : la banque des PME Oseo, le Fonds stratégique d’investissement, les pôles de compétitivité..." Difficile d’importer de toutes pièces un modèle de développement. Pour le meilleur et pour le pire, la santé économique de l’Hexagone dépendra encore, dans les années à venir, du destin de ses grandes entreprises.
- 1. Sont considérés comme pays émergents dans cette étude de la Société générale, les pays d’Europe de l’Est et la Russie, les pays d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Asie (Japon excepté), d’Amérique latine et d’Amérique du Sud, ainsi que le Mexique.
- 2. " Les prélèvements obligatoires des entreprises dans une économie globalisée ", rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, octobre 2009.