Dossier

Comptes et légendes de l’immigration

7 min

La France n'est plus un pays d'immigration de masse, les chiffres le montrent. Plus que les flux d'immigrés, ce sont les difficultés d'intégration qui posent problème.

Un peu partout en Europe, des mouvements populistes dénoncent une immigration excessive. La France n’échappe pas à ce contexte général. Les offensives répétées du Front national sur le sujet en témoignent (voir page 42). De même que les déclarations du gouvernement qui veut montrer qu’il maîtrise les flux migratoires, y compris en s’attaquant désormais à l’immigration légale (voir page 63). Pourtant, quand on examine les statistiques publiques, il ressort que la France n’est plus depuis assez longtemps un pays d’immigration de masse. En revanche, cette question lancinante en cache une autre, plus sérieuse : les failles et les échecs du système d’intégration français. Etat des lieux.

Une histoire de mots

Qui désigne-t-on sous le qualificatif d’immigré ? Du point de vue des statistiques françaises, il s’agit de personnes nées étrangères, à l’étranger et résidant sur le territoire national. Cette définition a deux conséquences. D’une part, ces personnes peuvent avoir été naturalisées depuis le moment de leur installation sur le territoire national : il se trouve donc dans l’ensemble des immigrés à la fois des étrangers et des Français nés étrangers dans un autre pays. D’autre part, lorsqu’ils sont nés en France, les descendants des immigrés ne sont pas considérés comme des immigrés. Selon l’Institut national d’études démographiques (Ined), la France comptait ainsi 5,1 millions d’immigrés au 1er janvier 2006 (soit environ 8 % de sa population totale), dont 3,6 millions d’étrangers (5,8 % de sa population totale). Ce qui signifie que 1,5 million de ces immigrés sont en réalité de nationalité française.

On peut naturellement adopter une autre définition. Celle des Nations unies, par exemple, considère comme immigrées toutes les personnes ayant franchi au moins une frontière depuis leur naissance, donc y compris les Français nés à l’étranger. La part des immigrés dans la population hexagonale passe alors à 10,6 %, selon les projections réalisées pour l’année 2010. En réalité, cette proportion est non seulement inférieure à celle observée chez nombre de nos voisins (14 % en Espagne, 13 % en Allemagne, 15,6 % en Autriche, 13,5 % aux Etats-Unis...), mais elle est stable depuis une dizaine d’années. Il n’y a donc pas d’urgence particulière sur ce front.

D’où viennent ces immigrés ? La variété de leurs origines tranche avec l’image très répandue d’une immigration essentiellement africaine. Les immigrés originaires du Portugal ont même longtemps formé le groupe le plus nombreux. Ils ont aujourd’hui été dépassés par les immigrés originaires d’Algérie et du Maroc (voir graphique). Viennent ensuite les personnes nées au Portugal, en Italie et en Espagne, correspondant à des vagues d’immigration plus anciennes : plus de la moitié de ces immigrés ont aujourd’hui plus de 55 ans. La Turquie et la Tunisie pointent respectivement à la sixième et septième places, suivies par le Royaume-Uni et l’Allemagne. Au total, les immigrés originaires de pays membres de l’actuelle Union européenne à 27 représentent 35 % de la population immigrée totale, et près de 40 % si on y ajoute les pays européens non membres de l’Union. Par comparaison, les immigrés originaires d’Afrique (pour leur grande majorité du Maghreb) sont à peine plus nombreux (43 %).

Provenance des principaux groupes d’immigrés en 2007, par pays

Pas d’accélération des flux migratoires

Mais ces données ne disent rien de la dynamique en cours, c’est-à-dire des flux entrants ces dernières années. Quelle est leur intensité ? Depuis 2003, ce sont entre 200 000 et 210 000 ressortissants étrangers qui s’établissent en France chaque année. On ne parle ici bien sûr que de l’immigration régulière ou " légale ". Sur ces 200 000 à 210 000 personnes, on compte environ un quart de ressortissants de l’Union européenne à 27, qui circulent librement, soit environ 55 000 chaque année depuis 2007.

Zoom Les mésententes européennes

Du point de vue de l’immigration, l’Europe se vit à la fois comme un espace de libre circulation et comme une citadelle assiégée. Les accords de Schengen, en 1985, ont permis l’ouverture des frontières intra-européennes à la libre circulation des ressortissants des pays membres de l’Union. Et l’espace de Schengen est devenue une réalité institutionnelle à partir du traité d’Amsterdam en 1997.

Du côté des migrations en provenance de pays extérieurs à l’espace de Schengen, la politique européenne a été marquée par un rapide mouvement de raidissement. La création de l’agence européenne Frontex, en 2004, en porte témoignage. Cette agence a pour mission de faciliter la coopération des services nationaux de garde-frontières aux frontières extérieures de l’Union européenne. Mais en dépit des apparences et des déclarations de principe, les Européens ont d’importants désaccords en la matière. Les pays les plus exposés aux migrations (par exemple les pays méditerranéens) aimeraient pouvoir en partager la charge avec leurs partenaires, lesquels y sont plus réticents.

C’est ce que vient d’illustrer l’épisode des immigrés tunisiens clandestins sur l’île italienne de Lampedusa, suite à la chute du régime de Ben Ali. La polémique à ce sujet entre la France et l’Italie a mis en exergue la complexité des règles européennes en matière de régulation de l’immigration et de circulation des ressortissants étrangers dans l’espace Schengen. Le refus du gouvernement français d’accueillir des migrants tunisiens auxquels le gouvernement italien avait délivré un titre de séjour temporaire se fondait notamment sur l’interprétation des règles européennes en la matière. Théoriquement, un immigré qui se voit délivrer un titre de séjour par l’un des Etats membres peut circuler à l’intérieur de l’Union pourvu qu’il ait des titres de voyage valides et qu’il dispose de ressources suffisantes.

En pratique, ces règles laissent beaucoup de place à l’interprétation. En l’occurrence, le gouvernement français a estimé que les migrants tunisiens qui souhaitaient pénétrer sur le sol national depuis l’Italie ne disposaient pas de ressources suffisantes... Et Bruxelles lui a donné raison. Bel exemple de solidarité européenne et de démission devant nos responsabilités historiques à l’égard d’une Tunisie qui se tourne désormais vers la démocratie !

Restent, selon l’Ined, un peu plus de 150 000 personnes, qui font l’objet de procédures d’admission particulière 1. Il existe plusieurs motifs dans ce domaine : les liens familiaux, les raisons professionnelles, les études, les régularisations, les causes humanitaires... La famille reste le premier motif d’admission : il concernait 77 000 personnes en 2008, selon l’Ined. Ce groupe est souvent considéré par les responsables politiques actuels comme la source principale de l’immigration " subie " et vaguement assimilé à l’image d’étrangers faisant venir progressivement l’ensemble de leur famille sur le territoire national pour profiter des " largesses de l’Etat-providence ". En réalité, dans 58 % des cas en 2008 comme en 2007, il concernait des conjoints, des ascendants ou des descendants de Français. Et, dans l’ensemble, ce type d’immigration tend plutôt à décliner sur les dernières années.

En revanche, les motifs liés à l’exercice d’une profession en France ont augmenté (17 500 admissions en 2008, contre 7 000 environ en 2004 ou 2005). Cette hausse fait suite à la politique d’immigration dite " choisie ", notamment liée à la loi du 24 juillet 2006 qui a créé de nouvelles cartes de séjour (cartes " compétences et talents ", " salarié en mission ", " saisonnier "...). De même, les motifs liés aux études ont considérablement progressé : on comptait environ 17 000 admissions chaque année sous ce motif en 1995, contre 41 000 en 2008, les étudiants chinois contribuant de plus en plus à ce type d’immigration. Bref, qu’il s’agisse d’une immigration de travail dite " choisie " ou de l’immigration " de connaissance ", on est loin de l’image d’une France assaillie par des hordes de pauvres à peine alphabétisés venant vivre au crochet de ses prestations sociales.

Mais ce qui compte le plus, au final, pour évaluer l’intensité de l’immigration, c’est l’évolution du solde migratoire, c’est-à-dire la différence annuelle entre les entrants et les sortants. Depuis 1990, ce solde a augmenté, passant de 40 000 personnes par an à 75 000 en 2010, selon les estimations de l’Insee. Mais ce chiffre reste deux fois moins important que celui enregistré dans les années 1960, époque à laquelle la France accueillait près de 150 000 personnes supplémentaires par an, rapportées à une population totale plus faible. De fait, la France n’est plus un pays d’immigration de masse.

En outre, rapporté au solde naturel, c’est-à-dire à la différence des naissances et des décès chaque année, il s’avère bien maigre : ce solde naturel était en effet de 283 000 personnes en 2010. Selon Eurostat, la contribution de l’immigration à l’accroissement de la population hexagonale est de 20 %, contre 63 % en moyenne dans l’Union européenne en 2009. Et l’immigration ne contribuerait que pour 0,1 enfant par femme au taux de fécondité moyen.

Les échecs de l’intégration

Si les flux actuels d’immigration ne justifient nullement l’affolement constaté ces derniers temps, les problèmes d’intégration que rencontrent, non seulement les immigrés, mais leurs enfants ou leurs descendants sont en revanche plus préoccupants. Il ne faut certes pas les exagérer. Comme le rappelle le Haut conseil à l’intégration dans un avis récent, si l’on considère le niveau de diplôme obtenu par les deuxièmes ou troisièmes générations, la mobilité sociale, les mariages mixtes, " la majorité s’intègre, se fond dans la foule et disparaît des écrans "2. Il reste qu’entre la ségrégation urbaine, les discriminations au faciès ou au patronyme, les difficultés d’accès au marché du travail ou encore l’échec scolaire, les descendants d’immigrés cumulent des obstacles que les autres ne connaissent pas dans les mêmes proportions.

Immigration hors Union à 27 en fonction des principaux motifs d’admission

Selon l’enquête " Trajectoires et origines " réalisée en 2008 par l’Insee et l’Ined 3, les enfants d’immigrés sortent plus souvent que les autres sans diplôme du système scolaire (13 %, contre 8 % pour le reste de la population), ils décrochent moins fréquemment le bac et sont moins souvent orientés vers les filières générales. Ces inégalités sont avant tout liées à l’origine sociale des jeunes issus de l’immigration dont le père est, dans la majorité des cas, ouvrier. Sur le marché du travail, les immigrés et leurs descendants rencontrent également de nombreuses difficultés, surtout s’ils sont non européens : un taux de chômage plus élevé (voir page 64), une surreprésentation dans les métiers délaissés et précaires, aux conditions de travail pénibles et aux salaires plus faibles.

Ces difficultés d’intégration sont renforcées par la concentration géographique des immigrés et de leurs descendants sur le territoire national. Selon l’enquête " Trajectoires et origines ", en 2008, 65 % des descendants d’immigrés originaires d’Afrique subsaharienne résidaient dans la seule Région parisienne, et 66 % des descendants d’immigrés algériens se regroupaient dans cinq régions : l’Ile-de-France, Rhône-Alpes, l’Auvergne, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Languedoc-Roussillon. Le chiffre est exactement le même pour l’ensemble des descendants de deux parents immigrés. La concentration d’une partie de ces populations dans les quartiers urbains les plus déshérités n’est évidemment pas un facteur propice à une intégration simple et réussie. Au total, ce n’est donc pas tant sur le front de l’immigration que sur celui de l’intégration que se situe le véritable défi.

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