Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Civilisation de l'empathie

par Jeremy Rifkin

Il y a des livres comme celui-ci qu’on hésite à aborder : leur taille, leur titre peu attractif, un ouvrage précédent peu convaincant du même auteur... Mais on s’y lance quand même, par sens du devoir ou scrupule intellectuel, convaincu qu’il vous tombera des mains peu après et qu’on le refermera alors sans regret. Surprise : on se retrouve " scotché " et on ne l’abandonne que 600 pages après, au terme d’une lecture qui, contre toute attente, s’est révélée originale, instructive et stimulante, même si elle ne nous a pas totalement convaincu.

Empathie et entropie

La thèse ? Les sociétés humaines, depuis l’origine, ont évolué dans le sens d’une plus grande empathie entre leurs membres. L’empathie, c’est cette capacité à se mettre à la place de l’autre, au point que sa douleur nous affecte, que son bonheur nous réjouit. C’est l’empathie qui nous pousse à rechercher chez l’autre " compagnie, affection, intimité ". C’est l’empathie qui permet aux sociétés humaines de passer des liens du sang aux liens d’association. En un mot, l’empathie est à la base de ce que nous nommons " civilisation ".

Le problème est que, dans l’évolution de nos sociétés, ce principe n’est pas seul à jouer. Un autre est à l’oeuvre, d’une nature totalement différente. Les constructions humaines ont besoin d’autant plus d’énergie qu’elles sont plus complexes. Mais elles engendrent alors de l’entropie, c’est-à-dire du désordre, car l’énergie croissante dont elles usent n’est plus réutilisable et les sources d’énergie existantes deviennent insuffisantes pour faire face à des besoins accrus, provoquant alors un risque d’effondrement de la " montée empathique ". Ainsi, la Renaissance aurait sans doute capoté au XVIIIe siècle si le charbon, puis le pétrole n’avaient permis de poursuivre la modernisation dont elle était à l’origine. Bref, empathie et entropie vont de pair, l’une pour avancer, l’autre pour contraindre.

Criminel

Mais aujourd’hui, avec le réchauffement climatique et l’épuisement progressif de l’énergie fossile, l’entropie reprend le dessus. A moins que, face à la nouvelle contrainte, l’humanité adopte une " conscience biosphérique dans une économie climax ". Traduisons : forte réduction de nos consommations énergétiques associée au développement d’énergies renouvelables totalement décentralisées, chacun devenant à la fois producteur et consommateur d’énergie. Ce qui n’est pas gagné, car cela implique de dépasser l’économie de marché et de s’appuyer sur la coopération davantage que sur la concurrence.

Ainsi résumée, la thèse paraît soit un peu naïve, soit mécaniste. Mais - et c’est ce qui explique la taille du livre -, elle prend appui sur une époustouflante diversité d’approches et de connaissances, allant de la psychanalyse à la littérature, en passant évidemment par l’histoire des techniques ou celle des croyances, qui la rend convaincante. Enfin, presque. Car ce XXe siècle, censé être le plus empathique de tous, a été aussi le plus criminel : la complexité de nos sociétés a fait naître les armes de destruction de masse et les camps de la mort autant que l’empathie, ces deux mouvements allant de pair. Il y a, chez Rifkin, un présupposé optimiste qui l’amène à refuser de voir la part d’ombre que nos " civilisations " portent en elles : l’autre peut devenir plus proche, mais il peut aussi devenir un ennemi, la complexité peut mener à l’empathie, mais aussi aux massacres aveugles, à la reconnaissance de l’autre, mais aussi à sa négation. C’est ce qui fait la limite d’un livre par ailleurs passionnant.

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