Innovation

Les algues préparent leur sortie

9 min

Véritable fléau sur certaines plages bretonnes, les algues présentent aussi des perspectives économiques et... écologiques !

Les marées vertes, c’est le sempiternel feuilleton de l’été. Cette année encore, les algues sont venues pigmenter de leur tapis gluant et toxique les bucoliques paysages des côtes de la Manche. Mais il ne faut pas se méprendre sur ces végétaux. Ils forment un règne aussi complexe que celui des plantes terrestres : plus de 9 000 espèces d’algues et, dans la catégorie micro-scopique, une diversité qui frise le million. Les nuisances qu’elles génèrent sur les plages ne sont finalement que le côté obscur de leurs compétences. Car dans leur grande diversité, ces étranges végétaux représentent un des fleurons des biotechnologies et offrent des solutions étonnantes pour se tourner vers une économie plus verte et plus durable.

Des emballages totalement biodégradables aux médicaments et à la salade de la mer, en passant par de nouveaux biocarburants, de nombreuses applications commencent à faire parler d’elles. Et la recherche développe à tour de bras. Selon le réseau Algasud 1, 3 400 brevets ont été publiés entre 2003 et 2011 dans le monde. En France, depuis deux ou trois ans, c’est l’effervescence : "51 projets sont en cours pour un budget total d’au moins 350 millions d’euros ", souligne la récente synthèse d’Adebiotech 2. La filière est donc en train de s’organiser et son dynamisme pourrait bien transformer en une pépinière d’entreprises et d’innovations favorables à l’environnement un secteur jusqu’ici encore bien discret.

Dans nos assiettes...

Tout démarre de presque rien. Le marché français de l’algue semble en effet aujourd’hui vraiment d’un autre âge. L’Hexagone fournit timidement, et de façon stable, 0,3 % du tonnage mondial 3, soit environ 50 000 tonnes par an. Les goémoniers bretons prélèvent par bateau une bonne part du volume et quelque 300 ramasseurs occasionnels collectent le reste à pied. Selon la Chambre syndicale des algues et végétaux marins, ces cueilleurs en tout genre génèrent un chiffre d’affaires atteignant 3 millions d’euros les bonnes années.

Depuis plus de cinquante ans, l’essentiel de cette production est destiné à l’extraction de gélifiants appelés colloïdes, ou encore alginates, agar-agar ou carraghénanes. Des produits connus de tous sous les codes E400 à E407 sur les emballages alimentaires. Les extraits d’algues peuplent notre quotidien, dans les tranches de jambon reconstitué ou dans les flans au chocolat, mais aussi dans les pâtes dentifrices, les pansements, etc. Derrière ce catalogue se cache une filière très concentrée, aux mains de trois groupes industriels. Les multinationales Cargill, Danisco et FMC pilotent, en France comme au Chili par exemple, les sites de récolte et la transformation. Ces géants de l’agrochimie utilisent plus de 90 % de la cueillette française. Le reste est commercialisé à travers des circuits courts par quelque 70 entreprises, pour la plupart artisanales et oeuvrant dans les secteurs de la thalassothérapie, la cosmétique et, dans une moindre mesure, l’alimentaire.

Les promesses d’un légume

Rien de comparable avec l’Asie, le continent maître de l’algoculture*. La consommation directe des algues sous forme de légume y absorbe 75 % de la production. En France, elle n’apparaît même pas dans les statistiques tant elle est faible : les algues alimentaires restent un marché de niche. Aujourd’hui, douze espèces sont utilisées, telles le wakame, le kombu ou encore le nori. Des appellations très marketing, mais qui ne font pas vraiment recette. La consommation des légumes de mer ne dépasse pas les 5 tonnes par an, à comparer aux 240 000 tonnes de haricots en conserve vendus chaque année.

Une dizaine de PME bretonnes de transformation ont su tirer leur épingle du jeu, comme Globe Export à Rosporden qui affiche un chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros. Mais le marché reste local et surfe sur le créneau " produits de terroir ". Cependant, Christine Le Tennier, dirigeante de Globe Export, est persuadée que l’algue alimentaire a de l’avenir : " En Bretagne, nous avons la qualité pour être compétitif. Il faut investir là où sont les volumes, c’est-à-dire pour le marché des sushis. " La catastrophe de Fukushima a en effet créé un " vide " de près de 400 000 tonnes sur le marché mondial en contaminant toute la zone de production autour de la centrale.

D’autres entrepreneurs placent leurs espoirs dans l’innovation de l’industrie alimentaire. A l’heure des alicaments et de la cosmetofood, les algues, riches en vitamines, oligoéléments ou acides gras polyinsaturés, auraient une carte à jouer. " Avec quelques grammes d’algue ajoutés dans sa recette, un plat préparé ou une salade obtiendrait sans difficulté une allégation nutrition-santé", explique Olivier Bourtourault, président de la jeune société Aléor. "En France, on consomme 0,07 g d’algues par personne et par an, alors qu’à Tokyo, c’est 7 kg. En passant à seulement 5 g par personne par an, on pourrait multiplier par 150 la production française. "

Répartition par application du nombre de brevets publiés entre janvier et mars 2011

Mais aujourd’hui, les algues françaises, purs produits de cueillette, ne répondent pas aux exigences des circuits de transformation à grande échelle en termes de traçabilité. Selon Olivier Bourtourault, " l’industrie agroalimentaire ne prendra pas de risque tant que l’approvisionnement restera compliqué".

Une opération pour structurer la filière de production a donc démarré en 2010, avec la société Aléor et le projet Breizh’Alg, mené par le Centre d’étude et de valorisation de l’algue (Ceva) et la région Bretagne. La perspective d’une production à grande échelle fait toutefois un peu frissonner. Car, qu’il s’agisse d’agriculture ou d’aquaculture, elle traîne dans son sillage son lot d’impacts environnementaux et d’effets secondaires. Si la production se développe, on imagine déjà des végétaux incontrôlables s’échappant des parcs et dévastant le milieu, comme en Chine où des algues rubans japonaises introduites pour la culture se sont répandues un peu partout. "Ce sont des choses qu’il faut avoir en tête, confirme Olivier Bourtourault. Le milieu marin est un espace ouvert. Nous prônons la polyculture avec plusieurs espèces d’algues qui sont déjà naturellement présentes sur place pour éviter de créer des déséquilibres écologiques. "

Ce souci n’est pas nouveau. Dès les années 1970, un projet de culture de Kelp, une algue géante originaire de Nouvelle-Zélande, a été abandonné en France en raison des risques d’invasion. Si certains effets négatifs peuvent être maîtrisés en choisissant bien les espèces, des enjeux en termes d’aménagement du territoire subsistent. En Asie, où de vastes fermes s’étendent à perte de vue, l’expérience montre que les impacts sont essentiellement sociaux et paysagers, avec de sérieux conflits avec les pêcheurs ou les plaisanciers pour l’usage du littoral.

Cela dit, Olivier Bourtourault reconnaît qu’en France, " les surfaces n’ont vraiment rien de comparable. Nous visons 1 000 ha en production d’ici à 2015. " Rien de comparable non plus avec les impacts récurrents de l’aquaculture de poissons ou de crustacés. La culture d’algue pourrait même avoir des effets plutôt positifs sur la qualité de l’environnement, ces végétaux absorbant de grandes quantités de nitrates et de CO2 pour leur croissance.

Outre l’initiative Breizh’Alg, les années 2010-2011 ont vu un véritable bourgeonnement de projets. La station biologique de Roscoff a obtenu cette année une dotation de 10 millions d’euros dans le cadre du Grand emprunt pour mener des recherches fondamentales et appliquées sur la valorisation des algues. Dans cette démarche très biotech, la mise en culture n’est pas en reste et des espèces sont sélectionnées pour produire des molécules intéressant l’agroalimentaire ou le secteur pharmaceutique.

Du pétrole au règne de l’algue ?

Toujours en 2010, la filière des biomatériaux a elle aussi vu arriver du nouveau sur le marché. A Quimper est née Algopack, la première entreprise au monde à utiliser les macroalgues 4 pour produire une toute nouvelle génération de matériaux, 100 % végétale, qui ressemblent à s’y méprendre à du plastique. Alors que le secteur de l’emballage se tourne progressivement vers des matières à base végétale et que ces produits d’origine biologique pourraient atteindre 10 % à 15 % de part de marché d’ici à cinq ans, l’algue dispose de certains avantages : " contrairement aux bioplastiques à base d’amidon (de blé, de maïs ou de pomme de terre), avec les algues, il n’y a pas de concurrence avec les terres agricoles. C’est loin d’être négligeable quand on voit les problèmes que pose la spéculation sur les marchés de denrées alimentaires ", précise Rémy Lucas, créateur d’Algopack.

La compétition pour l’espace agricole évoquée ici rappelle les critiques qui hypothèquent le secteur des agrocarburants. Or, les algues, qui sont des candidates très sérieuses dans la course aux substituts du pétrole, avancent sur cette question précise un solide argument : cultivées dans un bassin de un hectare, elles peuvent produire 60 000 litres de carburants, comparés aux 200 à 450 litres issus d’un hectare de soja ou de colza. Tous les espoirs reposent sur des algues microscopiques qui produisent des lipides - le carburant - à un rendement exceptionnel, tout en dégradant le CO2. En effet, leur croissance extrêmement rapide fait que certaines algues absorbent cinq fois plus de carbone que les végétaux terrestres. Les Etats-Unis, l’Espagne ou encore Israël s’intéressent de très près à ce potentiel. Dans le sud de la France, plusieurs sites expérimentaux viennent de voir le jour, comme un projet de culture en milieu ouvert, Salinalgue, avec un budget de plus de 7 millions d’euros, dont 3,9 sur fonds publics.

Répartition des segments de marchés européen et mondial des macroalgues par secteur d’application en 2007, en %

Des contraintes techniques subsistent cependant. On reproche notamment à la culture des microalgues un coût énergétique trop élevé lié au fait qu’elles réalisent leur formidable croissance dans des bassins à ciel ouvert. Pour collecter un kilo d’algues, il faut par exemple filtrer une tonne d’eau. D’autres approches sont donc à l’essai. La production en milieu confiné, dans des photobioréacteurs où l’on nourrit intensivement les algues, permet déjà d’atteindre de plus fortes densités. Mais il faudra encore sans doute une dizaine d’années avant que les biocarburants à base d’algues soient économiquement viables.

Selon Laura Lecurieux, chargée de mission chez Algasud, " pour le moment, la filière bioénergie est encore au stade recherche ". En attendant, les expérimentations sur les biocarburants profitent à d’autres secteurs. " Les bioénergies tirent avec elles d’autres filières émergentes de la chimie verte qui pourraient s’avérer rentables à plus courte échéance ", poursuit-elle. Chez Fermentalg, une entreprise créée en Gironde en 2009, c’est en explorant les compétences de plusieurs variétés d’algues pour l’énergie qu’on a découvert d’autres débouchés : des sources de lipides pour les poissons d’élevage ou la production d’oméga 3 pour l’alimentation humaine.

Pour Olivier Bourtourault, " avec les algues, nous sommes au stade où se trouvait l’agriculture au néolithique ". Mais quand elles offrent les dernières molécules aux propriétés anti-cancérigènes, des acides gras pour remplacer l’huile de palme, des engrais biologiques ou quand elles peuvent traiter les eaux usées ou produire de l’énergie, on a presque envie d’y croire.

  • 1. Créé en 2009, Algasud est un réseau de professionnels de l’algue, associant recherche et entreprises.
  • 2. Voir " Algues filières du futur. Livre turquoise ", Trimatec, Adebiotech, juillet 2011. Disponible sur www.greenunivers.com/wp-content/uploads/2011/08/LIVRE_TURQUOISE-V.screen...
  • 3. Selon la FAO, près de 15 millions de tonnes d’algues sont exploitées chaque année dans le monde, pour une valeur de 5 milliards d’euros. La production est dominée à plus de 90 % par l’Asie et 99 % du tonnage mondial est assuré par l’algoculture.
  • 4. Les macroalgues sont de grandes algues, comme par exemple la laitue de mer ou les laminaires, et les microalgues des algues microscopiques.
* L'algoculture :

Désigne la culture en masse des algues dans un but industriel et commercial. Un peu comme la culture d'huîtres ou de moules, elle se pratique en mer ou près du littoral dans des parcs, sorte de " champs marins ".

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