Entretien

" L’Europe de l’euro est incomplète "

6 min
Jean Pisani-Ferry Economiste, ex-commissaire général de France Stratégie

Selon vous, quelles sont les principales étapes d’un scénario de sortie de la crise actuelle ?

Cela dépend de l’horizon. Pour traiter au fond la crise de l’euro, il faut répondre aux problèmes immédiats, mais aussi remédier aux vulnérabilités de l’union monétaire et organiser le redressement de l’Europe du Sud.

Dans l’immédiat, les chantiers sont bien identifiés : d’abord, apporter une solution durable au problème grec. Je suis partisan de demander aux banques de consentir une réduction plus importante de la dette, de sorte que l’Etat grec reste solvable même en cas d’évolution économique défavorable. Cela permettrait aussi de rééquilibrer les conditions du programme d’assistance financière du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Union européenne, en mettant davantage l’accent sur la croissance et un peu moins sur le rétablissement budgétaire.

Ensuite, il faut enrayer les crises de dette autospéculatives qui menacent l’existence de la zone euro. Je pense ici à l’Italie et à l’Espagne. La meilleure solution - hélas, pas la plus probable - serait que le Fonds européen de stabilité financière (FESF) intervienne pour empêcher les taux sur ces dettes de dépasser un certain seuil, et qu’il puisse bénéficier d’une ligne de crédit de la Banque centrale européenne (BCE) gagée sur le dépôt des titres acquis sur le marché. A lui seul, le trésor de guerre du FESF (440 milliards, moins ce qui est déjà engagé et ce qui est prévu pour la Grèce et pour les recapitalisations bancaires, soit in fine de l’ordre de 250 milliards) est en effet insuffisant pour impressionner les marchés.

Enfin, il faut assainir le système bancaire en restructurant toutes les banques qui ne sont pas viables et en recapitalisant les autres afin qu’elles puissent tenir le choc de la dévalorisation de leurs actifs publics.

Mais les mesures d’urgence ne suffiront pas. Dans la crise, la vulnérabilité de la zone euro à des spéculations sur les dettes publiques a été exposée au grand jour. Elle ne peut pas rester dans cet état. Il y a plusieurs manières d’en sortir : soit par la diète des Etats - en d’autres termes, une austérité prolongée ; soit par un renforcement radical des banques ; soit, ce qui est sans doute la meilleure solution, par la solidarité entre Etats, dans le cadre d’une sorte d’union budgétaire.

Pour finir, il importe de s’atteler avec énergie au redressement des pays d’Europe du Sud, en combinant politiques macroéconomiques et politiques industrielles. On ne sauvera pas l’euro si l’Europe du Sud s’enfonce dans une stagnation sans fin. Or, l’Europe n’est pas dépourvue de moyens pour aider au retour de la croissance. Elle peut réaffecter les fonds de développement régionaux, garantir des investissements, financer des projets. Il faut pour cela changer d’attitude, accepter de rompre avec les dogmes et mener une politique industrielle active. Il est illusoire de compter sur le marché quand les pertes de compétitivité accumulées découragent l’investissement dans le secteur industriel.

Les solutions actuellement envisagées (restructuration de la dette grecque, recapitalisation des banques...) ont un coût. Qui devrait le supporter en priorité ?

Au maximum le privé, c’est-à-dire en particulier les banques pour ce qui est de la dette grecque, et leurs actionnaires pour ce qui est de la recapitalisation. Je trouverais choquant, par exemple, que les créanciers qui ont imprudemment prêté à la Grèce s’en sortent à bon compte mais que les Etats qui sont venus à son secours essuient l’essentiel des pertes. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Il va falloir apporter de l’argent public aux banques pour restaurer la confiance et écarter le risque de crise systémique. Ça coûtera moins cher que de laisser la crise bancaire entraîner l’économie dans la récession. Au moins faut-il s’assurer que les Etats feront un gain en capital si leur intervention se révèle efficace. Il ne peut s’agir de simples prêts ou de garanties comme en 2008. Si l’Etat partage les risques, il doit partager les gains.

Quelle est la configuration institutionnelle vers laquelle l’Europe devrait tendre ?

Il faut construire une Union de l’euro qui complète la construction monétaire en y adjoignant ce qui est nécessaire pour assurer sa viabilité dans la durée : une union budgétaire, une union financière, des mécanismes de gouvernance plus efficaces, une représentation externe. C’est un programme ambitieux mais qui se limite à ce qui est requis pour le bon fonctionnement d’une zone monétaire intégrée. A mon avis, si l’on veut avancer, il ne faut pas prendre prétexte de la crise pour tenter de réaliser des rêves fédéralistes. Il faut seulement tirer les leçons de la crise et s’en tenir à ce qu’il faut pour que l’euro soit robuste. Les pays qui ne participent pas à l’euro devraient pouvoir l’admettre, dans la mesure où il est de leur intérêt que l’euro fonctionne bien.

Et les opinions nationales des pays de la zone euro ? Elles semblent assez mal disposées à l’égard d’une intégration européenne accrue...

Il faut dire clairement aux citoyens ce qui est nécessaire pour la survie de l’euro. L’Europe de l’euro est incomplète et, pour cette raison, elle est fragile. La responsabilité des dirigeants politiques est d’exposer clairement les options : soit on met fin à l’euro, avec des conséquences financières et économiques qui pourraient être dramatiques ; soit on continue cahin-caha avec un système affaibli, en attendant la prochaine crise ; soit on fait ce qu’il faut pour assurer la viabilité de la monnaie commune. Je pense que les citoyens peuvent comprendre que la troisième solution est la meilleure. Ils attendent de l’Europe qu’elle fonctionne, et sont, je pense, prêts à lui donner les moyens de fonctionner. D’ailleurs, les Allemands ont déjà accepté, pour préserver l’euro, de s’associer à des initiatives dont ils ne voulaient pas entendre parler.

Comment vous expliquez-vous les appréciations divergentes sur la crise et les moyens d’en sortir de part et d’autre du Rhin ?

D’abord, par les sentiments de l’opinion publique. Il y a vingt ans, en Allemagne, les opposants à l’union monétaire racontaient qu’elle se terminerait par un appel au contribuable allemand au profit des tricheurs méditerranéens. La crise grecque a été un traumatisme parce qu’elle a été vécue comme un cauchemar annoncé. Comme le pays va bien, qu’il remporte des succès à l’exportation, que le chômage est plus bas qu’en 2007, il y a peu d’empathie à l’égard des pays en crise. Au contraire, en France, nous sommes beaucoup plus ambivalents. Nous hésitons entre nous assimiler aux Grecs ou nous considérer comme les créanciers des Grecs.

Zoom Euro : quand les démons sortent de leur sommeil...

Le dernier livre de Jean Pisani-Ferry (à paraître chez Fayard à la mi-novembre) est une exploration à la fois méthodique et accessible des sources de la crise actuelle de l’euro. Pour l’auteur, il faut remonter à la conception même de l’union monétaire pour découvrir les " défauts de fabrication " qui en expliquent les difficultés présentes. On a cru pouvoir s’accommoder d’une architecture monétaire incomplète dans les années 2000 : on s’est lourdement trompé. Et on le paie aujourd’hui. Naturellement, le livre ne se contente pas de retracer cette histoire : il formule également des propositions de sortie en s’efforçant de conjuguer réalisme et efficacité. Un programme politique autant qu’économique qui fait de cet ouvrage une contribution indispensable au débat .

Ensuite, par l’histoire récente. La réunification allemande s’est traduite par un transfert annuel de quatre points de produit intérieur brut (PIB) par an entre l’Ouest et l’Est. La terreur des Allemands est que cela se reproduise à l’échelle européenne.

Propos recueillis par Sandra Moatti et Thierry Pech

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