Entretien

Comment refonder la science économique

10 min
André Orléan Directeur de recherche au CNRS, président de l’Association française d’économie politique (AFEP)

Dans votre livre 1, vous revenez à la question de base des économistes : comment des acteurs économiques séparés, autonomes, arrivent-ils à se coordonner pour créer une économie de marché ?

Il faut commencer par bien souligner l’hypothèse de départ retenue par les économistes : les individus marchands sont séparés et exercent leurs choix de production ou de consommation de manière indépendante les uns des autres. La coordination de ces acteurs économiques séparés passe par l’attribution d’une valeur aux objets. Une fois celle-ci déterminée, les marchandises sont aptes à l’échange et leurs propriétaires disposent d’un droit de même montant à l’égard de la production des autres. Les acteurs économiques peuvent ainsi échanger leurs biens conformément à leur valeur qui, de ce fait, s’impose comme la médiation fondamentale rendant possibles les rapports marchands.

Mais qu’est-ce qui détermine alors la valeur des objets échangés ?

Si l’on regarde l’histoire de la pensée, deux traditions se sont succédé. Il y a d’abord eu l’approche des classiques (Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx...) pour qui la valeur des objets marchands repose sur la quantité de travail qu’ils incorporent. Puis l’approche néoclassique (Staley Jevons, Carl Menger, Léon Walras...) pour laquelle la valeur repose sur l’utilité des objets. Bien que ces deux explications soient différentes, elles reposent en fait sur une même hypothèse : la valeur économique est une substance objective présente dans les objets, le travail pour les uns, l’utilité pour les autres.

Quelles en sont les conséquences sur la façon d’appréhender le fonctionnement des économies de marché ?

Les économies théoriques qui sont analysées sont des économies sans monnaie, des économies de troc. Cela m’a toujours surpris : n’est-il pas curieux de considérer le troc comme la forme paradigmatique du rapport marchand, alors même qu’il ne s’observe que fort rarement et uniquement au moment des crises ? Par ailleurs, qui peut croire un instant que Renault produit ses véhicules en se demandant, pour chaque voiture, contre quelle marchandise particulière elle va pouvoir être échangée ! Cela n’a aucun sens. C’est pourtant la situation à laquelle se réfèrent les économistes. Dans la pensée néoclassique, les biens s’échangent les uns pour les autres parce qu’ils sont utiles. La monnaie est finalement réintégrée dans le raisonnement en toute fin de course, simplement comme un moyen de faciliter les transactions.

Vous montrez que l’une des hypothèses de la théorie néoclassique, aujourd’hui dominante, tient à ce que les acteurs économiques sont toujours très raisonnables : ils ne veulent que ce qui leur est vraiment utile.

Comme Max Weber l’a déjà expliqué, nos sociétés concurrentielles sont des sociétés où les acteurs économiques sont en rivalité. Or, s’il y a rivalité entre les individus pour les mêmes objets, comment se fait-il que l’on puisse tout de même aboutir à un équilibre général des marchés ? On y arrive parce que l’homo oeconomicus néoclassique est un individu très particulier : il est profondément flexible parce qu’il est indifférent aux objets proprement dits. Seule compte pour lui leur utilité. Les sentiments d’envie ou de jalousie du type " je veux cet objet parce que les autres en ont un " ou " plus j’en ai, plus j’en veux " ou " je veux cette marchandise et uniquement celle-là " lui sont, par hypothèse, complètement étrangers.

Une autre hypothèse forte est que le marché est toujours un mécanisme de répartition des biens à la fois neutre et juste...

Si l’individu walrassien prend ses décisions de manière isolée et en se moquant complètement du regard des autres, on pourrait se dire qu’au moment de l’échange, il est bien forcé d’entrer en interaction. Il n’en est rien. Dans la vision dominante, les acteurs économiques ne se rencontrent jamais : Walras a inventé la fiction d’un secrétaire de marché qui enregistre les désirs de chacun et fixe les prix de telle sorte que tout le monde soit satisfait, sans que jamais les échangistes aient à se rencontrer ou même à se connaître. Tout se passe par son intermédiaire.

Il est fondamental de comprendre le rôle que joue cette hypothèse. Dans les économies réelles, le marché est, au contraire, un lieu d’extrêmes interactions : le jeu des influences réciproques agit sur les acteurs et les transforme. Autrement dit, dans le monde réel, les préférences ne sont pas des données extérieurs au marché. La concurrence walrassienne ignore cette réalité. Elle cherche à construire un mécanisme d’échange neutre, qui laisse les préférences des acteurs inchangées.

Autre hypothèse forte de l’économie dominante : tout le monde connaît la qualité des biens échangés...

Les théoriciens des asymétries d’informations, comme George Akerlof ou Joseph Stiglitz, ont bien vu ce point : l’équilibre walrassien suppose que les biens échangés aient une qualité homogène connue de tous. Akerlof l’a démontré avec son célèbre exemple du marché des voitures d’occasion. Parce que derrière le terme " voiture d’occasion " se cachent plusieurs types de voitures, l’acheteur ne sait plus avec certitude quelle est la qualité qu’il achète. Celle-ci dépend désormais du vendeur : plus le prix offert sera élevé, plus le vendeur sera disposé à offrir une voiture de meilleure qualité. En conséquence, plus le prix est élevé, plus la qualité de la voiture d’occasion est élevée. Il s’ensuit que, quand le prix augmente, la demande augmente puisque la qualité augmente, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, ce qui déstabilise les échanges. Les théoriciens des asymétries d’informations ont montré que ce phénomène se retrouve sur tous les marchés, de biens, des services, du travail, de la finance et du crédit. A contrario, pour pouvoir fonctionner, la concurrence walrassienne doit supposer qu’il existe un savoir commun sur la qualité des biens.

Enfin, le futur n’est jamais totalement surprenant dans cette approche...

On pourrait se dire que même si les qualités sont déterminées de manière objective, dès que l’on introduit le futur et l’incertitude qui l’accompagne, on perd cette objectivité puisque chacun se fait sa propre idée de ce qui l’attend demain. A nouveau, il n’en est rien. Dans l’approche économique dominante, le futur peut être décrit de manière objective : cela ne veut bien sûr pas dire que le futur est déterminé mais que, à l’instant , tout ce qui peut se passer dans l’avenir peut être listé de manière objective et exhaustive. Aucune surprise ne peut survenir. Tous les états du monde sont connus et on peut affecter à chacun d’eux une probabilité. En conséquence, pour chaque état du monde futur, je peux dès aujourd’hui déterminer les marchandises qui seront le mieux adaptées à mes besoins demain : s’il pleut, je sais qu’il me faudra un parapluie ; s’il fait chaud, un parasol, etc.

Vous proposez une nouvelle approche économique qui s’appuie notamment sur ce que vous appelez " l’hypothèse mimétique ". De quoi s’agit-il ?

L’acteur marchand tel que le considère la pensée dominante est déjà socialisé : avant d’arriver sur le marché pour échanger, il sait déjà exactement ce qu’il veut. Tout au contraire, il faut considérer que les préférences des acteurs se construisent dans l’interaction avec les autres. C’est ce que j’appelle l’hypothèse mimétique : l’acteur économique ne sait pas de toute éternité ce qui est bon pour lui ; il cherche à le découvrir par le biais de modèles qu’il copie. Personne n’est conduit naturellement à vouloir un téléphone portable ou un accès Internet !

Comme l’explique le philosophe René Girard, le mimétisme prend deux formes selon que le modèle est externe au monde social du sujet ou qu’il y appartient. Don Quichotte qui suit les préceptes d’Amadis de Gaule, personnage de fiction, illustre parfaitement la médiation externe : ses préférences sont exogènes et l’on retrouve le modèle walrassien, à ceci près que les buts poursuivis par l’acteur ne sont plus supposés naturels, mais résultant d’un modèle extérieur aux interactions.

Le cas le plus intéressant est celui de la médiation interne, lorsque celui qui sert de modèle est dans la même situation que celui qui le copie : il ne connaît pas non plus a priori ses préférences, il les détermine en observant lui aussi les autres pour se trouver un modèle à copier. Dans ce genre de situation, les phénomènes cumulatifs jouent à plein, car la désirabilité de l’objet s’accroît à mesure qu’il est demandé. Pensez aux modes par exemple, le fait qu’un individu choisisse un objet incite un autre à vouloir le même, dans un mouvement boule de neige. Il en est ainsi parce que l’attraction qu’exerce le produit ne tient pas à ce qu’il est, mais au fait que les autres le veulent. Ce mécanisme est au coeur des bulles spéculatives.

Dans cette approche, les biens les plus prestigieux peuvent a priori être n’importe quels biens, mais concrètement, celui qui s’est imposé, c’est la monnaie...

Le désir constitutif de la société marchande est le désir de monnaie. Ce qui lie les acteurs de l’économie marchande, ce n’est pas d’abord l’utilité des choses, c’est la croyance généralisée dans la monnaie en tant qu’elle définit ce qu’est la valeur. Dans ce monde, ce qui est objectif, ce qui s’impose aux acteurs, c’est le fait qu’à chaque transaction, il y a un transfert de monnaie. Telle est la réalité que les comptes enregistrent. La monnaie est l’institution au fondement de la valeur.

Mais d’où vient le désir de monnaie ? Il est la conséquence directe de la séparation marchande. L’objectif fondamental des acteurs économiques est de pouvoir accéder aux marchandises des autres, et la seule façon d’y arriver est de leur offrir des biens qu’ils désirent. Je propose de nommer " liquidité " cette propriété d’être désiré par autrui, et " biens liquides ", les biens qui satisfont à cette propriété. La liquidité est la forme que prend la puissance dans le cadre des rapports marchands, car c’est par la possession de biens liquides que les acteurs accèdent à la production d’autrui. Tout bien, a priori, peut convenir. Ce pouvoir spécifique à l’économie marchande est un pouvoir d’acheter. La monnaie est la forme absolue que prend la liquidité.

Dans cette approche, les faits économiques se fondent dans la société, les relations de pouvoir, la psychologie... Ils n’ont pas de singularité.

Le fait économique est un fait social comme un autre. Il n’a aucune essence particulière qui le distinguerait des autres faits sociaux. C’est le grand espoir de ce livre que de rompre avec l’enfermement d’une science économique coupée des autres sciences sociales pour promouvoir une approche que je qualifie d’unidisciplinaire.Pour éviter tout malentendu, soulignons que l’unidisciplinarité ne milite pas pour la suppression des traditions disciplinaires, lesquelles sont porteuses d’exigences méthodologiques dont la science sociale ne saurait se priver, mais pour leur intégration progressive dans un cadre conceptuel unifié, favorisant de fortes interactions dès lors qu’elles parlent la même langue, à la manière, par exemple, de ce que font aujourd’hui l’histoire et la sociologie.

Je ne sais pas comment ce livre sera reçu par les économistes, mais il prend une position radicalement différente de celle d’Emile Durkheim qui rejetait l’approche walrassienne en laquelle il voyait des mondes imaginaires bâtis autour de jeux logiques et à ce titre sans intérêt. Pour ma part, je respecte l’économie néoclassique comme un modèle théorique construit et innovant, mais qui ne saisit qu’un pan du fonctionnement des économies réelles.

  • 1. L’empire de la valeur. Refonder l’économie, coll. La couleur des idées, Le Seuil, octobre 2011.
Propos recueillis par Christian Chavagneux

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