Comment desserrer l’étau des marchés

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Les titres de dette des Etats européens étaient hier des placements prisés des investisseurs. Pourquoi s'en débarrassent-ils aujourd'hui ? Comment stopper cette spirale infernale ? Décryptage et voies de sortie.

Les marchés " ont peur, " les marchés " exigent... Depuis deux ans, les Etats de la zone euro vivent au rythme des marchés. Les yeux rivés sur les spreads*, ils scrutent leurs attentes, redoutent leurs réactions et anticipent leurs souhaits. En réalité, les marchés ne veulent pas, ils ne pensent pas. Leur prêter une volonté, c’est leur faire porter le chapeau, alors qu’ils n’ont pas de tête. Les traiter comme un sujet, c’est oublier qu’il s’agit d’une multitude d’agents aux intérêts divers dont la combinaison des actions peut parfois aboutir à des conséquences que personne n’a souhaitées.

C’est à un tel " paradoxe des conséquences " que l’on assiste aujourd’hui sur les marchés de dettes publiques de la zone euro. Ces marchés présentent pourtant a priori le visage le plus débonnaire de la finance. Qui détient en effet la dette publique ? Au final, essentiellement des ménages, pour qui les dettes de ces entités solides que sont les grands Etats modernes, adossés à des économies prospères et forts d’une longue tradition de bons payeurs, sont le plus sûr moyen de mettre à l’abri son épargne.

Evidemment, les ménages détiennent de moins en moins ces titres " en direct ". Ils passent par des intermédiaires financiers, des investisseurs institutionnels : des compagnies d’assurance, des caisses de retraite, des fonds de pension (dans les pays où la retraite par capitalisation occupe une place importante), des organismes de placement collectif (OPCVM) et autres gestionnaires d’actifs.

A ces investisseurs s’ajoutent les banques : les titres publics sont un élément essentiel de leur bilan et un instrument de gestion de leur liquidité, en tant que moyen d’échange pour obtenir de l’argent frais auprès d’autres banques ou de la banque centrale. Les banques centrales sont aussi des acheteurs importants, ainsi que les fonds souverains** des pays émergents.

Les spéculateurs sont-ils coupables ?

Tous ces acteurs recherchent les titres publics pour la sécurité qu’ils confèrent à leurs investissements. Tous ? Pas tout à fait. Il y a aussi les spéculateurs " purs ", tels que les hedge funds***. Ces derniers n’occupent certes qu’une place marginale sur les marchés de dette publique, mais avec les Credit Default Swap (CDS), ils ont trouvé un terrain de jeu privilégié. Ces produits dérivés sont censés assurer les détenteurs de titres contre le risque de défaut des emprunteurs. Avant 2008, ils servaient essentiellement, en Europe, à couvrir des dettes d’entreprise. Mais après la faillite de Lehman Brothers et le transfert du risque financier vers les Etats, on a vu se développer des CDS sur les dettes publiques. Conçus au départ comme des instruments de couverture, les CDS sont aussi des instruments de spéculation (voir encadré). D’autant que ce marché, plus petit et plus concentré que celui des dettes publiques, est aussi plus aisément manipulable : " les deux tiers du marché des CDS sont détenus par moins de dix acteurs ", note l’économiste Anne-Laure Delatte.

Zoom CDS, mode d’emploi

Concrètement, l’acheteur d’un CDS (Credit Default Swap) paie une prime au vendeur pour que celui-ci le couvre en cas de défaut de l’emprunteur. Cette prime augmente logiquement avec la probabilité de défaut. Acheter un CDS est une manière commode de parier sur la détérioration de la situation d’un Etat : dans ce cas, la valeur du CDS augmente et l’acheteur peut le vendre ensuite en empochant la plus-value. L’opération était jusqu’à présent possible sans détenir le titre sous-jacent : un peu comme si on prenait une assurance dommage pour une maison qui n’est pas la sienne.

Ces opérations spéculatives ont-elles une influence sur le coût de financement des Etats ? La plupart des financiers pensent qu’elle est mineure, parce que les marchés de CDS restent d’une taille restreinte par rapport à ceux de la dette publique proprement dite, de l’ordre de 1 à 2 %. Trop peu, pensent-ils, pour avoir un effet d’entraînement sur les taux. Ce que contestent, tests économétriques à l’appui, les auteurs d’un article récent : " Pendant les périodes de tension, la prime des CDS dirige le taux des obligations ", résume Anne-Laure Delatte, un des auteurs. Thierry Philipponnat, secrétaire général de l’Association Finance Watch, estime lui que " les CDS ont agi comme le vent sur le feu : le vent n’allume pas le feu, mais l’attise, et à un certain point, le rend incontrôlable. "

Des investisseurs moutonniers

Que les spéculateurs en soient ou non responsables, la convention selon laquelle les dettes des Etats des pays industrialisés sont des actifs sans risque est profondément ébranlée. Or les gestionnaires d’épargne sont souvent astreints à des exigences de sécurité qui leur interdisent d’investir dans des actifs risqués. Dans leur appréciation du risque, ils s’en remettent le plus souvent au jugement des agences de notation. Leur mandat de gestion fait même parfois explicitement référence à leurs notes, ce qui déclenche des ventes automatiques quand celles-ci descendent sous certains seuils. Mais même quand ils n’y sont pas obligés, les gérants préfèrent suivre la tendance et " avoir tort avec tout le monde plutôt que raison tout seul ". D’où des mouvements de panique qui font perdre aux prix tout rapport avec la situation réelle des pays. " Le gérant d’un OPCVM obligataire, même s’il pense que l’Espagne ne va pas faire défaut, va préfèrer, vis-à-vis de ses clients, s’en débarrasser. Cela lui évite d’avoir à s’expliquer si les choses tournent mal ", explique Olivier Garnier, économiste en chef à la Société générale. C’est d’autant plus facile dans la zone euro qu’il est toujours possible d’arbitrer entre les dettes de tel ou tel Etat.

Les ravages de la comptabilité en valeur de marché

La logique court-termiste des fonds est inscrite dans leurs règles comptables, puisque leurs portefeuilles sont valorisés aux prix de marché (une contrainte liée à la nécessité de rendre des comptes en permanence aux clients). Mais cette même logique affecte aussi, depuis peu, les banques. Celles-ci ont massivement acheté des titres publics depuis 2008. Elles y étaient doublement incitées : à la fois par la réglementation prudentielle qui considérait jusqu’à présent la dette souveraine comme sans risque (et ne les obligeait donc pas à détenir du capital en face) et par les liquidités massives créées par les banques centrales. Dans ce contexte, " le grand jeu pour les banques consistait à emprunter de l’argent pour presque rien auprès de la banque centrale, pour acheter des obligations d’Etats européens rapportant entre 3 et 5 % ", explique Thierry Philipponnat.

Taille des marchés d’actions et d’obligations publiques et privées aux Etats-Unis et en Europe en 2010, en milliards de dollars

L’ambiance a radicalement changé depuis qu’on parle de restructurer la dette de la Grèce et de reconnaître les décotes. " La réglementation est schizophrénique, dénonce Olivier Garnier, jusqu’ici, elle poussait à détenir des titres publics ; aujourd’hui, elle pousse dans l’autre sens. " Référence à l’obligation faite aux banques de comptabiliser aussi en valeur de marché les titres de dette publique à partir de juin 2012. En cas de décote sur les titres qu’elles détiennent, elles devront donc provisionner des pertes. Cette exigence, qui correspond à un besoin de transparence 1, a des effets dévastateurs.

Beaucoup de banques ont ainsi commencé à vendre les dettes italienne et espagnole depuis l’été. Un mouvement accentué par leurs propres problèmes de financement. Pas étonnant dans ces conditions que les banques françaises se délestent massivement de leurs titres : " elles sont en effet très dépendantes des marchés pour se financer, car leur base de dépôt est parmi les plus faibles ", explique Florence Pisani, économiste à Dexia-Asset Management. BNP Paribas a ainsi annoncé la vente de 40 % de son portefeuille de dettes publiques.

Le même risque ne menace-t-il pas les assureurs ? Ce sont de très gros détenteurs de dette publique, en particulier en France, du fait de la prépondérance de l’assurance-vie dans les supports d’épargne des Français. Ce sont aujourd’hui probablement les investisseurs les plus stables. S’ils enregistrent des pertes sur leurs portefeuilles d’assurance-vie, la plus grande partie sera affectée à leurs clients : cela ne met pas en danger leur survie. Mais si les épargnants perdent confiance et demandent à récupérer leurs économies, ils devront alors liquider une partie de leurs portefeuilles de titres publics pour les rembourser. Le mouvement de décollecte de l’assurance-vie observé depuis quelques mois n’est pas fait pour les rassurer...

Quatre directions pour en sortir

Pour échapper à cette spirale infernale, les Etats peuvent finalement agir dans quatre directions. La première consiste à limiter la capacité de nuisance des acteurs en les encadrant davantage. En réduisant notamment l’influence des agences de notation, qui contribuent au cercle vicieux actuel. " Est-ce que les prix baissent parce que les agences dégradent ou est-ce qu’elles dégradent parce que les prix baissent ? ", s’interroge un gérant. Les quelques mesures adoptées à la fin de l’année en Europe pour limiter leur influence ne vont pas très loin 2. Le pouvoir des agences est inscrit dans la nature même de la finance de marché, où les créanciers ne connaissent pas leurs débiteurs. D’autre part, les Européens ont interdit certaines opérations pour rendre la spéculation plus difficile : le Parlement européen a voté l’interdiction d’acheter des CDS " à nu ", c’est-à-dire sans détenir le titre sous-jacent (voir encadré page 8). Cette mesure vient compléter l’interdiction de vente à découvert prise par certaines autorités des marchés financiers. Mais il reste toujours possible de contourner ces barrages. Surtout, le mal est maintenant déjà fait : ce ne sont plus les spéculateurs qui dégradent à présent la situation, mais bien la défiance généralisée de tous les acteurs.

Zoom Dettes publiques : une détention très internationale

Avec la mondialisation financière, l’épargnant américain place ses économies sur la dette publique française via son fonds de pension. Et l’épargnant français détient indirectement des titres de dette italienne via son assurance-vie. La libéralisation des flux de capitaux a permis aux investisseurs - et à travers eux aux épargnants - de diversifier leurs placements, et aux Etats de se financer plus facilement. Mais, en s’endettant auprès de créanciers non résidents, les Etats ont aussi accru leur dépendance à l’égard d’investisseurs moins captifs, et donc moins stables.

Porteurs des obligations du Trésor français, au deuxième trimestre 2011, en %

Le phénomène est particulièrement marqué dans la zone euro. En 2009, 53 % de sa dette publique était achetée, à son émission, par des non-résidents, même s’il s’agit d’autres Européens dans une majorité des cas. La proportion varie cependant beaucoup selon les pays : 57 % pour la France, 50 % pour l’Allemagne, entre 40 et 45 % pour l’Italie et l’Espagne, 75 % pour le Portugal. A comparer avec les Etats-Unis (30 %), le Royaume-Uni (29 %) et le Japon (8 %). Mais attention : les chiffres sont sans doute artificiellement gonflés par le fait que des acheteurs résidents passent couramment par des territoires off-shore pour acheter de la dette nationale.

Une deuxième option, qui a les faveurs de l’opinion financière, consiste, en gros, à sauver la mise des investisseurs. Cela veut d’abord dire exclure toute possibilité de défaut de paiement des Etats membres de la zone euro. Un pas dans ce sens a été fait lors du dernier sommet européen, qui est revenu sur le principe de la participation du secteur privé à la résolution des crises . Cela suppose ensuite de mettre un plancher à la baisse du prix des titres pour enrayer la spirale de panique dans laquelle sont pris les marchés. En clair, cela revient à demander à la BCE de s’engager à ce que les obligations publiques ne baissent pas sous un certain prix, en les rachetant le cas échéant (voir p. 50).

Mais le défaut de cette solution, c’est qu’elle risque d’exonérer les investisseurs de toute responsabilité et les Etats de toute discipline, disent ses opposants, notamment les dirigeants allemands. Ils préconisent donc une manière plus " saine " de sauvegarder la convention selon laquelle les dettes des Etats européens sont sans risque : restaurer leur solvabilité en réduisant leur dette, fusse au prix d’une rigueur drastique. C’est la voie suivie officiellement par les Européens avec le projet de constitutionnaliser la règle d’or et de renforcer les sanctions à l’encontre des Etats dispendieux. Mais cette solution n’est pas une réponse à court terme à la pression des marchés .

La sortie de la crise repose sur une combinaison de ces deux exigences : calmer les marchés à court terme, tout en adoptant une discipline collective pour l’avenir. L’émission d’une dette commune assortie d’une véritable européanisation de la politique économique en serait l’expression la plus aboutie. Faute de parvenir à une solution équilibrée, les Etats creusent une voie plus sous-terraine pour échapper dès aujourd’hui au nomadisme des investisseurs internationaux. Elle consiste à " renationaliser " la dette publique. C’est bien ce qui commence à se passer : dans les pays de la périphérie de la zone euro, les investisseurs non résidents désertent tandis que " sous la pression des autorités, les banques grecques, irlandaises, portugaises ou britanniques ont fortement accru leurs avoirs de titres de dette publique intérieure ", constate l’économiste Carmen Reinhart. Par exemple les banques irlandaises détenaient en 2010 près de 30 % de la dette publique de leur pays, contre moins du cinquième deux ans plus tôt.

Zoom Les États vont devoir beaucoup emprunter en 2012

800 milliards d’euros, c’est la somme que les huit principaux Etats de la zone euro devront emprunter en 2012 sur les marchés de capitaux, d’après une estimation du Crédit suisse. Cette estimation exclut la Grèce, le Portugal et l’Irlande, qui ne retourneront très probablement pas sur les marchés cette année. Le plus gros de ces besoins de financement (les trois quarts environ, et même 85 % pour l’Italie) ne provient pas du déficit public, mais de l’arrivée à échéance des dettes émises par le passé. Ces besoins de refinancement annuels sont d’autant plus importants que la dette publique est grosse et que sa maturité est courte.

Besoins de financement des principaux pays de la zone euro en 2012, en milliards d’euros

Attention : ces estimations ne prennent pas en compte les besoins de financement à moins d’un an : en Italie par exemple, cela représente environ 140 milliards d’euros supplémentaires.

Besoins de financement des principaux pays de la zone euro en 2012, en milliards d’euros

Attention : ces estimations ne prennent pas en compte les besoins de financement à moins d’un an : en Italie par exemple, cela représente environ 140 milliards d’euros supplémentaires.

Repli vers l’espace domestique

Cette renationalisation est aussi à l’oeuvre aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, où elle est surtout favorisée par les achats massifs de titres publics par les banques centrales. La Fed avait acquis 14 % de la dette fédérale à la fin du 1er trimestre 2011. Battant tous les records, la Banque d’Angleterre détient désormais le cinquième de la dette publique britannique. Les rachats de titres publics par la BCE n’ont pas la même ampleur, mais les facilités de financement considérables qu’elle offre aux banques commerciales peuvent les aider indirectement à absorber la dette publique de leur propre pays.

Est-il possible d’aller plus loin ? Des Etats européens font de nouveau directement appel à l’épargne des ménages. La Belgique a lancé une souscription publique en décembre dernier, d’ampleur modeste (400 millions d’euros), mais qui a remporté un vif succès. En Italie, les banques ont renoncé pendant deux jours à prélever des commissions sur les achats d’obligations publiques des ménages et des entreprises. L’Etat français devrait-il lui aussi se tourner vers les ménages, dont le taux d’épargne est un des plus élevés de la zone euro ? Il faut se souvenir que de tels emprunts coûtent cher - en frais de communication, en commission aux banques... Pour que cela vaille la peine, il faudrait que les taux auxquels emprunte l’Etat sur les marchés augmentent encore sensiblement.

Zoom Marché primaire, marché secondaire

Comme toutes les obligations, les obligations publiques sont d’abord émises sur ce qu’on appelle le marché primaire. Leur placement auprès des investisseurs est assuré par de grandes banques, choisies par l’émetteur, ici les Trésors nationaux. Il y a ainsi pour la dette française vingt spécialistes des valeurs du Trésor.

Ces grands établissements sont également chargés d’animer le marché secondaire de la dette, qui permet d’échanger des titres déjà émis. Leur prix varie en fonction inverse des taux. En effet, si un Etat émet des obligations à 3 % et que la méfiance des marchés l’oblige six mois plus tard à emprunter à 4 %, la valeur des premières obligations baisse, car le rendement demandé par le marché est celui du dernier emprunt émis. Les Etats ne peuvent se désintéresser du bon fonctionnement du marché secondaire, car de la liquidité de ce marché dépend leur facilité à emprunter à bon compte.

En scrutant l’histoire des crises financières, Carmen Reinhardt montre qu’elles sont souvent suivies par des phases de " répression financière ". Autrement dit de réglementation poussée du secteur financier, visant à maintenir les taux d’intérêt bas et à créer des publics intérieurs captifs au profit des besoins de financement des Etats. Si on en croit cette économiste, l’histoire est en train de se répéter. La crise de la dette sonnerait alors le glas d’un cycle de trente ans de libéralisation financière.

  • 1. Auparavant les banques pouvaient choisir d’enregistrer certains titres à leur valeur nominale et d’autres à leur valeur de marché, ce qui introduisait beaucoup d’opacité dans la lecture de leur bilan.
  • 2. Voir " Agences de notation : la Commission peut mieux faire ", Alternatives Economiques n° 308, décembre 2011, disponible dans nos archives en ligne.
* Spread

Supplément de taux d'intérêt imposé à un emprunteur considéré comme risqué, par rapport à un emprunteur jugé sans risque (l'Allemagne dans la zone euro).

** Fonds souverains

fonds d'investissement contrôlés par des Etats.

*** Hedge funds

Fonds spéculatifs peu réglementés et ayant généralement recours à un fort endettement, ce qui les rend dangereux pour la stabilité du système financier.

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