Stress, fun et jeux vidéo
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Travailler dans l’industrie du jeu vidéo en fait rêver plus d’un. C’est un milieu réputé fun, où les salariés sont jeunes, motivés et souvent eux-mêmes joueurs à leurs (rares) heures perdues. Un milieu où, vu de loin, la frontière entre le travail et le jeu peut paraître floue. En deux mots : un univers de passionnés. Mais il y a un revers à cette médaille. Car un bon jeu vidéo est souvent chronophage. Pas seulement pour les joueurs compulsifs qui passent leurs nuits rivées à leurs écrans. Mais également pour les programmeurs, les graphistes et autres développeurs qui n’ont pas compté leurs heures pour livrer à temps leur production. Surcharge de travail, journées à rallonge, week-ends sacrifiés, instabilité de l’emploi, salaires relativement bas, la réalité du travail des créateurs de jeux vidéo est parfois moins cool qu’il n’y paraît.
Crunch time pour tous
Les pratiques abusives des studios ou des éditeurs de jeux vidéo sont en effet régulièrement brocardées dans la presse professionnelle. Le dernier scandale en date concerne le jeu L.A. Noire, réalisé par le studio australien Team Bondi. " Il a fallu sept ans pour le produire. Le jeu a reçu un succès critique, mais a été un véritable enfer pour les gens qui ont travaillé dessus ", juge Jason Della Rocca, ancien président de l’Association internationale des développeurs de jeux vidéo (Igda). En juin dernier, plusieurs anciens salariés ont, sous couvert d’anonymat, sévèrement dénoncé les pratiques managériales de cette entreprise 1. En cause notamment : le crunch time. Un terme répandu dans l’industrie qui désigne ces périodes où les concepteurs sont priés de travailler jusque très tard le soir ainsi que le week-end quand approche la date de livraison du jeu ou lorsqu’il y a un rendu intermédiaire à soumettre à l’éditeur. Chez Team Bondi, à en croire certains employés, le crunch time était permanent.
Ce cas n’est pas isolé. Le recours aux heures supplémentaires n’a en effet rien d’exceptionnel dans cette industrie. Selon une enquête internationale réalisée par l’Igda auprès de 3 000 personnes en 2009, 55 % des salariés du secteur font régulièrement face à des périodes de crunch time, tandis que seulement 6 % y échappent. En temps normal, la semaine de travail est déjà bien chargée (60 % des concepteurs travaillent plus de 46 heures par semaine). Mais en période de crunch time, les compteurs s’affolent : 35 % des gens travaillent entre 55 et 65 heures, 35 % entre 65 et 80 heures et 15 % plus de 80 heures. Et ces coups de bourre peuvent durer de deux semaines à plus de deux mois !
Eric 2 a travaillé pendant quatre ans pour un studio qui avait comme client Electronic Arts et Ubisoft. Son pire souvenir est d’avoir collaboré à l’une des versions du jeu Harry Potter : " Pendant un mois et demi, tous les jours, on débauchait à 1 heure du matin pour réembaucher le lendemain à 9 heures. Notre travail était constamment remis en cause, ils nous ont fait refaire trois ou quatre fois le même jeu. " Joël, 27 ans 3, a vécu une expérience similaire lorsqu’il travaillait comme programmeur pour un studio basé à Lyon : " Les derniers mois d’un projet sont particulièrement durs. Ce sont les finitions du jeu qui sont les plus difficiles : les 10 % de la fin prennent 90 % du temps. Il faut enlever tous les bugs, le retard s’accumule. " Lassé par ce rythme de travail, Joël a préféré se mettre à son compte : " Quand les gens veulent une vie de famille, ils arrêtent ", ajoute-t-il. De fait, la moyenne d’âge des salariés de l’industrie du jeu vidéo est très basse : seulement 18 % d’entre eux ont plus de 35 ans et 73 % des salariés n’ont pas d’enfants, selon l’Igda.
Malgré un tel investissement, les heures sup ne sont que très rarement rémunérées : c’est le cas de seulement 9 % des salariés interrogés par l’Igda. Aux Etats-Unis, l’industrie du jeu vidéo est exemptée des dispositions légales sur l’indemnisation des heures supplémentaires. En revanche, au Canada, la loi oblige les entreprises à les payer à un taux majoré, mais la plupart des studios ne respectent pas cette obligation. Pour la contourner, aucun registre n’est tenu et tout l’enjeu consiste à pousser les salariés à rester au travail de leur propre initiative. En comptant, notamment, sur la pression des pairs et sur l’esprit d’équipe.
En France, le sujet des heures supplémentaires non rémunérées dans le jeu vidéo est très peu documenté. La situation semble moins caricaturale qu’outre-Atlantique, mais les témoignages sur le sujet sont contradictoires et laissent penser que les pratiques varient d’une entreprise à l’autre. Pour Julien Villedieu, délégué général du syndicat national du jeu vidéo, " c’est un secteur qui connaît des cycles de production avec des pics d’intensité très forts et des pics de pause importants. Mais il n’y a pas de contentieux, l’annualisation du temps de travail permet de la souplesse. "
Quoi qu’il en soit, le sujet fait débat dans la profession, comme le reconnaît Anne 4, chef de projet dans un studio qui emploie 400 personnes : " La non-rémunération des heures supplémentaires est un problème, au moins à chaque rush le sujet revient. A défaut de pouvoir payer mon équipe en heure sup - non pas que je n’en aie pas envie, mais c’est la direction qui à la main dessus -, on trouve d’autres arrangements. Par exemple, en proposant aux salariés une journée de repos. " Il existe en effet des compensations, sous la forme de primes ou de jours de congé compensatoires, mais elles ne sont ni garanties ni proportionnelles au temps travaillé.
Travail en mode projet
Bien sûr, il n’y a pas que dans l’industrie du jeu vidéo où l’on ne compte pas ses heures. Cet empiétement du travail sur la sphère privée est symptomatique des nouveaux secteurs de l’économie de la connaissance, où le travail est organisé en mode projet. Comme le décrit Marie-Josée Legault, professeure de relation du travail à l’université du Québec à Montréal 5, " le travail du savoir revêt souvent la forme de projets à courte durée déterminée plutôt qu’une relation d’emploi stable à long terme. " Les salariés ont des carrières nomades, passent constamment d’un projet à l’autre et doivent être capables de faire la preuve de leur implication sur une période très courte. Ce qui suppose de " ne pas ménager son temps ni ses efforts pour son travail, de démontrer à la fois disponibilité et flexibilité, de sa propre initiative et sans attendre les ordres ", écrit la sociologue. Ils n’ont en général pas une obligation de moyens, mais de résultats. L’objectif est de satisfaire le client et de mener à bien le projet quel que soit le temps nécessaire pour y parvenir.
En contrepartie, ces travailleurs qualifiés jouissent d’une certaine autonomie pour arriver à leurs fins. Soucieux de leur réputation, ils se plient à ces règles informelles pour ne pas " se griller " et pour être affectés à l’issue de leur mission sur un autre projet prestigieux. " Le jeu vidéo est un petit monde, tout se sait. Les salariés ne veulent pas faire de vagues pour se faire réembaucher ", souligne Joël.
La figure du geek, ce jeune féru d’informatique qui passe ses journées devant son écran, est loin d’être représentative du joueur moyen de jeux vidéo. Ce loisir s’est en effet largement démocratisé : 63 % des Français de 10 ans et plus ont joué aux jeux vidéo 1. A tel point, d’ailleurs, que les joueurs adultes sont plus nombreux que les ados : 83,5 % des joueurs ont plus de 18 ans, tandis que l’âge moyen des adeptes de jeux vidéo (35 ans) est en constante augmentation. Autre idée reçue : ce divertissement n’est pas l’apanage des hommes, 52 % des joueurs sont en réalité des joueuses.
- 1. " Le jeu vidéo en France en 2011 : éléments clés. Sociologie, pratiques, industrie et tendances ", Syndicat national du jeu vidéo, accessible sur www.snjv.org
D’autres facteurs entrent en jeu, comme la dépendance des studios vis-à-vis des éditeurs. Pour obtenir le financement d’un projet, les studios doivent convaincre l’éditeur en lui proposant un prototype et établir un devis. Le problème, c’est qu’il est très difficile de prévoir en amont le budget et le temps que prendra une production dont le caractère créatif est central. Créer, c’est remettre constamment le travail sur le métier, laisser une place à l’innovation et à l’imprévu. Tout l’enjeu, pour les studios, est de trouver un équilibre entre la maîtrise de leurs coûts et la prise en compte de cette incertitude. Comme l’explique Laurent Michaud, consultant à l’Institut de l’audiovisuel et des télécommunications en Europe (Idate), " la production dans les jeux vidéo est un processus itératif : on n’a jamais le sentiment d’avoir terminé ce qu’on a à faire. On crée, on développe, on programme, on revient dessus, on recrée. C’est un cheminement accidentel. Ce n’est pas une excuse, mais ce n’est pas étonnant qu’il y ait des soucis. " Mis sous pression financière par les éditeurs, rares sont les studios qui prévoient une part suffisante de leur budget pour faire face aux aléas de la création.
Le CDD comme norme
Et les difficultés économiques que rencontre actuellement le secteur n’arrangent rien. Plusieurs acteurs emblématiques de la filière française ont récemment mis la clé sous la porte, comme Darkworks ou Mindscape. La crise a contribué à fragiliser certaines entreprises, en resserrant leur accès au crédit et en incitant les grosses sociétés cotées comme Electronic Arts ou Ubisoft à réduire leurs dépenses externes. A cela s’ajoutent l’arrivée en fin de cycle technologique des consoles actuelles et, surtout, la dématérialisation des jeux vidéo qui bouscule le modèle économique du secteur. " Ce que la musique a connu en dix ans, nous l’avons vécu en deux ans. Le changement a été brutal ", souligne Emmanuel Forsans, le directeur général de l’Agence française pour le jeu vidéo.
Les perspectives de croissance du jeu vidéo en ligne, sur téléphone et sur tablette sont néanmoins prometteuses. Et les coûts d’entrée ont sensiblement diminué, ce qui a permis à certains studios de s’affranchir des éditeurs et de financer leurs propres projets. Ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle pour les salariés : les effectifs nécessaires pour mener à bien un jeu vidéo sont en effet très variables en fonction de l’état d’avancement du projet. Pour optimiser leurs ressources humaines, les studios mènent généralement plusieurs projets de front et font basculer leurs salariés de l’un à l’autre pour les occuper à plein-temps. Mais sans l’appui financier des éditeurs, les studios ont plus de mal à multiplier les projets et préfèrent embaucher leurs salariés sur des contrats précaires. Comme le constate Emmanuel Forsans, " aujourd’hui, le contrat à durée déterminée est devenu la norme. "
Face à ces évolutions, les concepteurs de jeux vidéo ne peuvent souvent compter que sur eux-mêmes pour défendre leurs intérêts. "L’industrie du jeu vidéo est un désert syndical ", regrette Jean-Yves Lautridou, secrétaire de la fédération conseil, culture et communication de la Cfdt. A défaut de syndicats, l’Igda tente de convaincre les employeurs que la qualité de vie au travail est un gage de productivité et de performance. Certains petits studios en font d’ailleurs un argument pour recruter, comme Relentless Software, basé à Brighton au Royaume-Uni, qui affichait sur son site Internet un compteur recensant le nombre de jours que l’entreprise avait passé sans crunch time. Mais les mauvaises habitudes ont la vie dure : " J’ai quitté Ubisoft pour créer mon propre studio avec quelques collègues, raconte Aline 6. Notre objectif était justement d’éviter le crunch time. Nous n’avons pas réussi, alors que nous avions tous au moins dix ans d’ancienneté dans le métier... "
- 1. Voir " Why Did L.A. Noire Take Seven Years to Make ? ", une enquête du journaliste australien Andrew McMillen, disponible sur http://uk.xbox360.ign.com/articles/117/1179020p1.html
- 2. Le prénom a été changé.
- 3. Le prénom a été changé.
- 4. Le prénom a été changé.
- 5. " So Into it They Forget What Time it Is ? Video Game Designers and Unpaid Overtime ", par Marie-Josée Legaul et Kathleen Ouellet, dans Managing Dynamic Technology-Oriented Business : High-Tech Organizations and Workplaces, par Dariusz Jemielniak et Abigail Marks, Hershey, IGI Global, coll. Information Science Reference.
- 6. Le prénom a été changé.
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