Idées

D’où vient le niveau élevé du chômage ?

9 min

L'insuffisance de la demande est une cause incontestable de la montée du chômage dans les pays développés, mais elle n'explique pas tout. Au-delà de la conjoncture, les économistes s'interrogent sur le rôle des évolutions technologiques, de la réglementation et du niveau des salaires.

1. L’insuffisance de la demande de travail

L’explication la plus évidente du chômage* est que les entreprises ne produisent pas assez pour avoir besoin d’employer tous les salariés. Cette insuffisance de la production vient d’une demande elle-même insuffisante adressée aux entreprises lors des crises économiques.

Pourtant, la majorité des économistes refusent cette explication, car ils supposent que les marchés sont équilibrés, ce qui est résumé par la "loi de Say". Il y a deux siècles, l’économiste français Jean-Baptiste Say affirmait que l’achat d’un produit ne peut se réaliser qu’avec la valeur d’un autre. "Un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur"1. Autrement dit, puisque la demande naît des revenus distribués lors de la production, il ne peut pas y avoir de surproduction globale. John Maynard Keynes résumera plus tard la loi de Say par la formule "toute offre crée sa propre demande".

Encore faut-il que le niveau de production permette le plein-emploi. S’il n’y a pas de contrainte de débouchés, les entreprises produisent tant qu’elles peuvent embaucher. Il ne devrait donc pas y avoir de problème. Mais Keynes explique que, si les perspectives de demande sont mauvaises, l’investissement est faible. La production l’est donc aussi, et l’emploi par voie de conséquence.

Pour parvenir à cette conclusion Keynes part de l’hypothèse que le niveau de l’emploi dépend de la demande de biens adressée aux entreprises. Celles-ci n’embauchent que si elles envisagent de produire davantage. Les économistes néoclassiques considèrent au contraire que les employeurs embauchent sans se préoccuper de leurs perspectives de production, supposant qu’il existe forcément un prix pour lequel ils peuvent écouler leurs produits. Donc, il existe aussi un niveau de salaire pour lequel il est rentable d’embaucher et pour lequel tous ceux qui le désirent peuvent trouver un emploi. Contre toute évidence, les économistes néoclassiques concluent donc qu’une croissance plus ou moins forte ne saurait expliquer le chômage. Cette hypothèse serait peut-être acceptable si l’activité économique était prévisible et régulière. Mais Keynes insiste sur le fait que l’avenir est incertain.

Cette incertitude conduit les employeurs à décider du niveau de production et d’emploi en fonction du climat des affaires, du plus ou moins grand optimisme qui règne sur le moment. Les instituts de prévision économique réalisent des enquêtes fréquentes destinées à mesurer ce climat des affaires. La bonne relation de cet indicateur avec l’évolution à court terme du chômage confirme la pertinence de la vision keynésienne (voir graphique) : pessimisme et incertitude conduisent les employeurs à réduire leurs investissements et leurs embauches, ce qui entraîne le chômage.

Nombre de chômeurs et indicateur du climat des affaires

N. B. : le chômage est ici mesuré par les demandeurs d’emploi des catégories A, B et C. L’indicateur du climat des affaires traduit l’opinion des industriels (industrie manufacturière).

Nombre de chômeurs et indicateur du climat des affaires

N. B. : le chômage est ici mesuré par les demandeurs d’emploi des catégories A, B et C. L’indicateur du climat des affaires traduit l’opinion des industriels (industrie manufacturière).

Cependant, dans un pays comme la France, où le chômage sévit depuis un tiers de siècle, l’explication keynésienne du chômage est insuffisante, car le pays a connu des alternances de croissance et de ralentissement, d’optimisme et de pessimisme, sans jamais revenir au plein-emploi. C’est même le seul grand pays développé où le chômage n’est jamais redescendu au-dessous de 8 % de la population active. Des explications complémentaires du chômage sont donc nécessaires.

Evolution du taux de chômage (en %) et rapport du Smic au salaire moyen, en France

N. B. : du fait du passage des 39 h aux 35 h, deux Smic ont coexisté pendant la période de transition. Une moyenne simple des deux indices a été effectuée pour tenir compte de cette transition qui a quelque peu affecté le résultat pour les dernières années.

Evolution du taux de chômage (en %) et rapport du Smic au salaire moyen, en France

N. B. : du fait du passage des 39 h aux 35 h, deux Smic ont coexisté pendant la période de transition. Une moyenne simple des deux indices a été effectuée pour tenir compte de cette transition qui a quelque peu affecté le résultat pour les dernières années.

2. Le mauvais fonctionnement des marchés du travail

En longue période, l’emploi augmente à peu près au même rythme que la population active, ce qui veut dire que la demande** et l’offre de travail*** finissent par s’adapter l’une à l’autre. Cependant, le temps nécessaire à cette adaptation est plus ou moins long. Durant les périodes de bouleversements techniques, des pans entiers de l’appareil productif sont restructurés ou éliminés et d’autres apparaissent, si bien que les changements de qualifications et de régions que doit réaliser la main-d’oeuvre pour s’adapter aux emplois proposés sont considérables et requièrent du temps. Un certain chômage dit "de conversion" se produit alors, qui est plus ou moins élevé selon les contextes. La courbe de Beveridge (voir graphiques), qui met en relation le niveau du chômage et celui des emplois vacants, illustre ces difficultés d’adaptation de l’emploi. Son déplacement vers le haut, notamment vers 2000, révèle un mauvais ajustement entre offre et demande de travail.

Taux de chômage (en %) et facteurs limitant la production (en % des réponses)

Lecture : lorsque le taux de chômage augmente (déplacement vers la droite sur l’axe horizontal), les emplois vacants devraient diminuer (déplacement vers le bas sur l’axe vertical), et réciproquement. On observe cependant des mouvements différents, comme la montée des vacances d’emplois avec maintien du chômage en 2011, qui indique un mauvais fonctionnement des marchés du travail.

Taux de chômage (en %) et facteurs limitant la production (en % des réponses)

Lecture : lorsque le taux de chômage augmente (déplacement vers la droite sur l’axe horizontal), les emplois vacants devraient diminuer (déplacement vers le bas sur l’axe vertical), et réciproquement. On observe cependant des mouvements différents, comme la montée des vacances d’emplois avec maintien du chômage en 2011, qui indique un mauvais fonctionnement des marchés du travail.

Ainsi, la grande vague de progrès techniques liée à l’informatisation et à la mondialisation change la demande des diverses qualifications. Apparemment, elle contribue à réduire la demande de travail non qualifié et à augmenter la demande de travail qualifié, entraînant la baisse des bas salaires aux Etats-Unis. En Europe, où un salaire minimum élevé empêche souvent la baisse des bas salaires, le chômage des moins qualifiés augmente. Le déplacement rapide des activités nécessite également une mobilité géographique des salariés, qui est entravée si les règles concernant les transactions immobilières ou le manque de logements disponibles ralentissent les déménagements vers les bassins d’emploi les plus dynamiques. Ainsi, le blocage des transactions qu’entraîne la crise immobilière aux Etats-Unis est accusé de retarder la diminution du chômage.

Les économistes libéraux insistent sur le fait que le chômage sera plus élevé si les règles encadrant le marché du travail**** freinent les ajustements. Par exemple, une indemnisation élevée du chômage incite les chômeurs à prendre davantage de temps pour chercher un nouvel emploi, ce qui élève le niveau du chômage. La subordination du licenciement à une autorisation administrative accroît les délais nécessaires pour adapter l’emploi à la demande - sans réduire pour autant le nombre des licenciements, si l’on en croit l’expérience française 2.

Mais, inversement, les règles protectrices de l’emploi peuvent réduire le chômage. Si le coût des licenciements est élevé, les entreprises sont incitées à investir dans la formation et la reconversion de leurs salariés plutôt que de les laisser tomber, avec parfois peu de chances de retrouver un emploi. Elles sont plus susceptibles de développer des relations de long terme avec leurs salariés, essentielles pour acquérir et transmettre les compétences utiles à l’entreprise, qui jouent un rôle important dans la compétitivité des organisations complexes.

Pendant des années, l’OCDE, organisme international de prévision et de réflexion, a tenté de montrer que la rigidité des marchés du travail était associée à un chômage plus élevé ; mais elle a fini par renoncer, faute de confirmation empirique. Cependant il faut bien distinguer entre flexibilité et mobilité. La France se distingue par une forte flexibilité, au sens où les destructions et les créations d’emplois sont fortes. Cette flexibilité est associée à une faible mobilité, dans la mesure où les changements de région ou de catégorie professionnelle sont rares. Une telle configuration n’est évidemment pas favorable au plein-emploi.

3. Le niveau Des salaires

Une autre explication possible du chômage est un coût du travail trop élevé. Dans une économie ouverte sur l’extérieur et pratiquant des taux de change fixes, ce qui est le cas de la France vis-à-vis de la zone euro, la production et l’emploi dépendent de la compétitivité. A qualité égale, celle-ci dépend des prix, donc des coûts de production. Parmi ces coûts, une attention particulière est apportée au coût du travail, car il varie beaucoup plus que le coût du capital ou des matières premières d’un pays à l’autre. Le coût du travail dépend du montant des salaires et des cotisations sociales, ainsi que de la productivité du travail. Pendant longtemps, la France a compensé des salaires élevés par une productivité parmi les plus fortes au monde. Mais la productivité stagne en moyenne depuis une dizaine d’années, ce qui contribue à expliquer des pertes de parts de marché et d’emplois.

Pour les économistes qui considèrent que l’embauche dépend du salaire, le chômage vient surtout de ce que le salaire est supérieur au niveau assurant le plein-emploi. Pourquoi ? Certains accusent le salaire minimum. Dans le cas de la France, il a peu augmenté ces dernières années, mais la baisse de la demande de travail peu qualifié peut avoir amené le salaire permettant le plein-emploi au-dessous du salaire minimum. La concurrence née de la mondialisation pourrait aussi nécessiter une baisse des salaires qui ne s’est pas produite, ce qui serait cause de chômage.

Certains économistes distinguent deux catégories de salariés : les salariés en place dans les entreprises (insiders) et les autres, chômeurs ou nouveaux entrants sur le marché du travail (outsiders). Les premiers sont les seuls à être représentés lors des négociations salariales. Ils demandent donc des niveaux de salaires qui tiennent peu compte du chômage. Cependant, pour expliquer la montée du chômage, il faudrait que le pouvoir syndical ait augmenté, ce qui n’est pas du tout le cas. Une manière de surmonter cette objection est de supposer ce que les économistes, à la suite des physiciens, nomment un "effet d’hystérèse" : précipités dans le chômage par un choc venu d’ailleurs, tel qu’une crise financière, les chômeurs le restent parce que les salaires sont rigides. Ils perdent progressivement leur attrait pour les employeurs, car ils sont restés longtemps au chômage, ce qui les empêche de peser à la baisse sur les salaires.

Zoom Mondialisation et chômage

La mondialisation est souvent accusée de nourrir le chômage, car les territoires sont mis en concurrence par les entreprises, qui s’implantent dans les zones où les coûts de production sont les plus bas. Or, les pays émergents ont un coût du travail peu qualifié nettement moins élevé qu’un pays comme la France. La production et les emplois risquent donc de migrer vers ces pays, causant du chômage dans les pays riches.

Il y a une part de vérité dans ce raisonnement : l’entrée de pays pauvres mais très peuplés dans l’économie mondiale apporte deux milliards de salariés supplémentaires... mais peu de capital. Le capital devient donc un facteur rare et sa rémunération augmente. Inversement, le travail devient abondant et sa rémunération doit baisser, faute de quoi le chômage monte.

Cependant, en même temps que leur production, les pays émergents augmentent leur consommation et leurs achats à l’extérieur. Ils ne devraient donc pas provoquer de chômage dans les pays développés si leur commerce extérieur est équilibré. C’est la faiblesse de leur demande intérieure, entraînant des excédents commerciaux, qui est source de chômage.

La mondialisation a aussi pour effet d’accélérer la mutation des activités, comme l’illustre le déclin rapide de la production d’automobiles en France. Ce sont les pays qui s’adaptent le plus vite à ces changements qui en tirent profit, les autres subissant un "chômage de conversion" des activités concurrencées vers celles qui produisent les biens et les services achetés par les pays émergents.

Un aspect positif de la mondialisation pour l’emploi dans les pays développés est qu’elle accroît la croissance de la demande adressée aux entreprises, puisque la croissance mondiale est supérieure à celle des pays développés. A terme, c’est-à-dire une fois réduits les excédents commerciaux de certains pays émergents et si la spécialisation productive des pays correspond aux biens demandés par les émergents, elle devrait être favorable à la croissance et à l’emploi.

Par un raisonnement proche, les économistes néoclassiques expliquent que l’indemnisation du chômage augmente le coût du choix de travailler : elle ajoute au fait de renoncer au loisir, le renoncement aux indemnités de chômage. Seul un salaire plus élevé peut convaincre certains de travailler... et le salaire devient supérieur à son niveau de plein-emploi.

Mais d’autres économistes ont montré qu’il est de l’intérêt des entreprises de payer leurs salariés plus que le salaire d’équilibre*****, car leur efficacité en est accrue. Plusieurs raisonnements justifient le choix de ce "salaire d’efficience". Un salaire élevé peut être un moyen d’attirer les salariés les plus compétents ou un moyen d’inciter les salariés à donner leur maximum, car ils perdraient un salaire difficile à retrouver dans un autre emploi s’ils étaient licenciés. On peut aussi imaginer que le salarié se sentira une obligation morale de fournir des efforts importants si l’employeur lui verse une rémunération plus élevée que les autres employeurs.

Ces explications peuvent avoir une part de vérité. Cependant, puisqu’elles révèlent que les marchés du travail fonctionnent de manière très différente d’un marché "parfait", sur lequel les contrats et les salaires sont renégociés à chaque heure, peut-être serait-il plus efficace d’abandonner la métaphore du marché concurrentiel pour tenter d’en comprendre le fonctionnement. Nous savons qu’une accélération de la croissance et une hausse de la mobilité réduiraient le chômage, mais nous n’en savons pas beaucoup plus.

  • 1. Traité d’économie politique, par Jean-Baptiste Say, livre I, chapitre 15, 1803.
  • 2. Instaurée en 1975 par le gouvernement Chirac, l’autorisation administrative de licenciement a été supprimée en 1986 par le gouvernement... Chirac.
* Chômage

Situation d'une personne de plus de 15 ans qui n'a pas d'emploi, en recherche un et est immédiatement disponible (catégorie A). Sont également recensés en France d'autres demandeurs d'emploi : les chercheurs d'emploi en activité réduite (catégories B et C) et ceux qui ne sont pas immédiatement disponibles (catégories D et E).

** Demande de travail

La demande de travail des entreprises est déterminée en comparant le salaire (cotisations sociales comprises) et la productivité marginale du travail, c'est-à-dire la production supplémentaire que l'embauche supplémentaire rapporte...

*** Offre de travail

Dans la théorie néoclassique, l'offre de travail par les salariés est censée dépendre d'un arbitrage entre travail et loisirs, en fonction du salaire et des préférences. En effet, dans ce modèle, les salariés n'ont pas de contrainte de liquidité : ils peuvent emprunter les montants qu'ils désirent, ce qui leur permet de répartir librement leur travail sur la durée de leur vie en fonction de la rémunération qui leur est proposée.

**** Marché du travail

Dans les modèles économiques les plus simples, le travail est assimilé à une marchandise échangée sur un marché unique (car tous les travailleurs sont supposés interchangeables). Le prix du travail est le salaire réel, déterminé, en même temps que le niveau de l'emploi, par l'intersection des courbes d'offre et de demande de travail.

***** Salaire d'équilibre

Désigne généralement le niveau de salaire censé maintenir les marchés en équilibre et n'entraînant ni inflation ni chômage lié à un niveau excessif des salaires.

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