Idées

Les conseils avisés de Pierre Mendès France

7 min

Emploi, budget, fiscalité, finance, Europe..., les réflexions de Pierre Mendès France sur ces questions n'ont rien perdu de leur actualité. Au contraire.

Il y a trente ans, le 18 octobre 1982, s’éteignait Pierre Mendès France. Député, ministre du Front populaire, de De Gaulle et du socialiste Guy Mollet, éphémère président du Conseil de juin 1954 à février 1955 1, Mendès fait partie de ces (rares) hommes politiques qui maîtrisent les questions économiques. Lecteur de Keynes dès les années 1920, il construit son approche à un moment où la crise mine l’emploi, où la finance dérape et où l’on s’interroge sur les meilleurs politiques à suivre pour répondre à ces problèmes. Relire aujourd’hui les écrits de Mendès France s’avère particulièrement instructif.

Le déficit budgétaire contre le chômage

Féru de théorie économique, Mendès pense, à l’image de Keynes, que "les politiques anciennes ou actuelles sont marquées par les théories auxquelles, implicitement ou explicitement, elles se rattachent"2. S’il applaudit les économistes libéraux pour avoir montré le rôle essentiel des prix dans la coordination des agents économiques en économie de marché, il regrette qu’ils n’aient rien à dire pour expliquer et lutter contre les crises et les situations durables de chômage, comme celles des années 1930. Il faut donc inventer les remèdes nécessaires, ce qu’a su faire Keynes à ses yeux.

Face au sous-emploi, affirme Mendès, exemples historiques à l’appui, il ne faut surtout pas courir après l’équilibre budgétaire car cela tue la croissance. Fin politique, il sait que l’opinion publique ne le suivra pas forcément sur ce point, car il lui faut comprendre "que ce qu’elle avait l’habitude de considérer comme la politique la plus sage, la plus vertueuse, l’équilibre du budget, puisse être à déconseiller" quand le chômage bat son plein. Il n’y a que lorsque la prospérité est revenue que l’équilibre budgétaire doit redevenir nécessaire mais pas avant, conclut Mendès.

Concrètement, la politique budgétaire idéale pour temps de crise doit jouer à la fois sur les dépenses et sur les recettes. Côté dépenses, il faut pousser l’investissement public. Côté recettes, Mendès apprécie la politique menée par Roosevelt durant le New Deal : augmenter la progressivité de l’impôt sur le revenu (la plus haute tranche étant portée à 75 % pour les plus riches en 1935...), augmenter les droits de succession, frapper d’un impôt supplémentaire les bénéfices non distribués des sociétés.

La quête d’une fiscalité juste n’a jamais quitté Mendès France. En 1932, il appelle au développement des droits de succession et dès 1938, il réclame un impôt "annuel et permanent" sur la fortune, une idée qu’il ne cessera de remettre sur le tapis, préfigurant l’instauration de l’impôt sur les grandes fortunes par la gauche au pouvoir en 1982. A l’inverse, il restera toute sa vie opposé aux impôts sur la consommation, de type TVA, "l’impôt de la vie chère, qui décourage le consommateur et accroît la crise ; c’est l’impôt injuste", affirme-t-il en 1974 3. Il condamnera également à de nombreuses reprises l’évasion fiscale, outil à ses yeux d’une concurrence déloyale.

La politique monétaire a également son rôle à jouer pour lutter contre le chômage en visant une politique de taux d’intérêt bas. Mais en baissant son taux directeur, la banque centrale n’influence directement que les taux à court terme. Or, si l’on veut soutenir l’investissement et l’emploi, il faut également faire baisser le taux des emprunts à long terme. Comment ? "La solution consiste à utiliser l’émission de monnaie pour acheter des titres de créances à long terme, des rentes sur l’Etat, par l’exemple." Aujourd’hui, on dirait que la banque centrale doit acheter des titres de dette publique pour maintenir des taux à long terme à un niveau bas...

Maîtriser la finance

Mais la banque centrale n’est pas la seule à maîtriser les conditions du crédit à l’économie. Les banques jouent également un rôle essentiel. En ce sens, "il s’agit, en effet, d’un véritable service public, et l’Etat, gardien du système des échanges - même en régime libéral -, ne peut s’en désintéresser".

Si l’Etat doit toujours réguler la finance, quelle doit être son intervention particulière en période de crise ? "Il faut assurer la confiance du public dans la gestion des banques", ce qui peut l’amener "à intervenir dans la gestion des banques de dépôts, leur interdire certaines opérations et contrôler leur activité".

Pierre Mendès France affiche une défiance certaine vis-à-vis du pouvoir des banquiers, qu’ils soient privés ou publics. Si la Banque des règlements internationaux (BRI) est aujourd’hui connue pour être le lieu où se réunit son Comité de Bâle, qui fixe les règles dites de Bâle 3 de contrôle des risques pris par les banques, lors de sa naissance en 1930 elle représentait pour Mendès un danger pour la démocratie.

L’institution a été en effet créée pour régler le problème des réparations dues par l’Allemagne aux pays de la Triple Entente après la Première Guerre mondiale : en passant par cette nouvelle banque, qui regroupe des techniciens de banques centrales, on dépolitise le sujet. Mais la BRI pourra aussi intervenir sur les marchés, distribuer des crédits, stabiliser ou déstabiliser les monnaies, et donc influencer les choix de politique économique des Etats, ce qui horrifie déjà le futur homme politique français 4. Mendès y voit la création d’un outil de "l’Internationale des grandes affaires" : "La BRI, il faut y revenir, n’est pas une victoire des peuples, elle est une construction des banquiers."

Or, le politique doit absolument précéder l’économique car si "on bâtit l’Internationale de la finance avant l’Internationale du travail, de la production d’intérêt général, de la paix, le danger est que celle-ci ne se fasse que sous le contrôle et à la discrétion de "l’argent roi"". Face au pouvoir de la finance, il faut alors construire les Etats-Unis d’Europe, affirme Mendès.

Les ambiguïtés européennes

Son ouvrage de 1930 s’enflamme en faveur de la construction d’une "fédération paneuropéenne", faute de quoi il y aurait deux politiques en Europe, celle des Etats, morcelée, et "la politique étroite des banques, destinée à imposer aux nations les solutions de leurs intérêts". Mendès est alors prêt à déléguer une partie de la souveraineté nationale à une institution européenne supranationale, notamment en matière douanière.

Mais en juillet 1957, il vote non au traité de Rome instituant la Communauté économique européenne. Il craint que l’Europe qu’on lui propose fasse la part trop belle aux marchands, et pas assez au social et à l’intervention de l’Etat. Il a peur que l’économie française ne soit pas assez forte face à la concurrence allemande. Il accepte le principe d’une autorité européenne supranationale, mais craint la dérive technocratique (il soutiendra l’élection des députés européens au suffrage universel en 1979). Lors des premiers débats sur une monnaie unique européenne, en 1969, il ne voit pas l’intérêt du projet et précise en 1971 que l’Europe doit d’abord créer une autorité politique pour mener une politique économique commune, préludes essentiels à une Europe monétaire 5

S’il discute de technique économique, Pierre Mendès France est avant tout un homme politique. Il sait que toutes ses propositions impliquent de remettre en cause des intérêts bien établis. "La question se pose donc de savoir si les puissances capitalistes, et notamment les classes économiquement les plus puissantes, accepteront cette réduction de leurs profits", en faveur de l’emploi et de l’intérêt général. Il n’aurait pas été dépaysé dans la France de 2012...

  • 1. Pour un bilan de son passage au pouvoir, voir "Mendès France, un républicain de gauche keynésien", par Gérard Vindt, Alternatives Economiques n° 228, septembre 2004. Disponible dans nos archives en ligne.
  • 2. Sauf mention contraire, les citations sont issues de La science économique et l’action, par Pierre Mendès France et Gabriel Ardant, Unesco-Julliard, 1954.
  • 3. Sur ces questions, voir "Pierre Mendès France, le budget et la fiscalité", par Gilbert Orsoni, dans Pierre Mendès France et l’économie, par Michel Margairaz (dir.), Odile Jacob, 1989.
  • 4. La banque internationale, Librairie Valois, 1930.
  • 5. Voir "Pierre Mendès France, une volonté pour l’Europe, 1944-1974", par Gérard Bossuat, dans Michel Margairaz, cf. note 3.

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