Innover : Au-delà des coûts

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Pour redresser l'industrie française, il faudrait surtout mieux former les salariés, leur donner davantage de pouvoir et réorienter l'épargne abondante des ménages vers des usages productifs.

La montée du débat sur la nécessité d’un "choc de compétitivité" par la baisse du coût du travail a occulté les graves problèmes de compétitivité hors-coûts de l’industrie française. Différentes études 1 montrent pourtant que la dégradation des performances de la France à l’export durant la décennie 2000 s’explique avant tout par une moindre capacité des entreprises tricolores à capter la demande par d’autres canaux que le prix.

Les difficultés relevées dans ces enquêtes touchent à la qualité, au contenu en innovation technologique, à l’ergonomie ou au design des produits et/ou à des caractéristiques davantage liées aux entreprises, tels que l’image de marque, l’adaptation au marché local, l’étendue de leur réseau de distribution, leurs délais de livraison, la disponibilité de leur service après-vente ou encore leur réactivité à la demande 2. Remonter cette pente est une tâche de longue haleine, d’où la nécessité de l’entreprendre au plus vite.

1. Innover plus et autrement

Premier chantier : la qualité et le caractère innovant des produits. Partant du constat que les entreprises françaises dépensaient peu en recherche et développement (R&D), les gouvernements successifs ont tous cherché, depuis les années 2000, à stimuler ce type de dépenses, en espérant qu’elles se traduiraient par la mise sur le marché d’un nombre croissant de produits innovants. D’où les pôles de compétitivité, qui soutiennent financièrement des coopérations entre grands groupes, petites et moyennes entreprises (PME) et centres de recherche publics et privés autour de projets collaboratifs de R&D. Ou encore le crédit impôt recherche, qui permet aux entreprises de déduire une part importante de leurs dépenses de R&D de leur impôt sur les sociétés.

Ces dispositifs mobilisent des sommes conséquentes : plus de 4 milliards d’euros entre 2005 et 2011 pour les projets menés dans le cadre des pôles de compétitivité et près de 15 milliards d’euros entre 2009 et 2011 pour le crédit impôt recherche. Le recul manque cependant pour apprécier si ces politiques ont eu un réel effet stimulant sur l’innovation, et même simplement sur les dépenses de R&D des entreprises, ou bien si elles ne génèrent pas surtout des effets d’aubaine.

Dépenses d’investissement dans les machines et les équipements de production, en milliards d’euros

Trop orientés vers le high-tech et les grandes entreprises, trop marqués par une conception étroite de l’innovation, tels sont néanmoins les reproches qu’on peut d’ores et déjà adresser à ces dispositifs. Ils ont tendance en effet à laisser de côté les activités de moyenne technologie (c’est-à-dire la plus large partie du tissu industriel) et les PME, alors qu’il serait essentiel pour elles d’innover pour monter en gamme. Ils ne s’intéressent pas non plus suffisamment à la phase cruciale de mise sur le marché des innovations et négligent les formes d’innovation non technologiques, celles qui interviennent sur le design, l’ergonomie ou même le marketing des produits, voire sur le modèle d’affaires des entreprises. Alors que ces formes d’innovation sont bien souvent décisives.

Part des administrations et des entreprises dans les dépenses françaises de R&D depuis 1992, en % du PIB

Afin de combler certaines de ces lacunes, le gouvernement entend créer un crédit impôt innovation à destination des PME dans le cadre du budget 2013. L’idée est louable, mais encore faut-il que ces PME, moins expertes dans ce domaine que les grands groupes, se saisissent effectivement de ce nouvel outil.

Surtout, innover s’apprend. Il n’est pas forcément nécessaire pour cela d’embaucher une équipe de chercheurs, ce dont la plupart des PME n’ont pas les moyens. Il leur faudrait plutôt s’inscrire dans une démarche d’open innovation, c’est-à-dire d’innovation ouverte : "Les idées de nouveaux produits, de solutions techniques nécessaires à leur mise en oeuvre peuvent venir de n’importe où dans l’entreprise : du marketing, des commerciaux, de la production ou même des livreurs, souligne Christian Travier, directeur de Laval Mayenne Technopole. Elles peuvent également venir des clients, des fournisseurs, de centres de recherche extérieurs à l’entreprise, voire d’entreprises implantées dans des secteurs totalement différents." Si les grands groupes ont souvent intégré déjà cette logique, ce n’est encore que très rarement le cas des PME.

2. Investir davantage

L’innovation n’est cependant pas seulement une affaire de produits ; elle concerne aussi les processus de production. L’innovation de process*, comme on dit, consiste à mettre en oeuvre des méthodes de production permettant de gagner en productivité et en qualité. Le maintien d’une base de production solide dans l’Hexagone n’est possible qu’à la condition de disposer d’équipements et de procédés de fabrication au meilleur niveau. Or, le Symop, le syndicat professionnel des machines de production, qui n’est bien sûr pas désintéressé en la matière, tire la sonnette d’alarme à propos du vieillissement de l’outil de production dans l’Hexagone.

En 1998, lors de la dernière grande enquête à ce sujet, menée par le ministère de l’Industrie, l’âge moyen des machines-outils était déjà de dix-sept ans en France, contre dix en Italie et neuf en Allemagne. Un écart qui s’est probablement creusé depuis, les entreprises allemandes, notamment dans l’industrie automobile, ayant multiplié les investissements dans l’automatisation des processus de production au cours de la décennie 2000. Tandis que leurs homologues françaises, avec leurs marges comprimées, se sont enfoncées dans le sous-investissement. En 2010, le rapport final des Etats généraux de l’industrie estimait le déficit de l’investissement industriel en France à 100 milliards d’euros.

L’Hexagone apparaît en particulier en retard dans une tendance qui pourrait rebattre les cartes à l’échelle mondiale : la robotisation. L’abaissement du coût de ces technologies permet désormais de limiter l’avantage compétitif des pays à bas salaires et pourrait faciliter le maintien, voire le rapatriement, de certaines activités industrielles vers l’Europe. A condition toutefois de ne pas attendre : Foxconn, le sous-traitant (à la mauvaise réputation) d’Apple en Chine, a ainsi annoncé récemment son intention d’installer un million de robots dans ses usines d’ici à 2014. Comment encourager ce mouvement en France ? Le cabinet de consultants Roland Berger propose de créer un crédit d’allégement de charges patronales qui ne bénéficierait qu’aux entreprises investissant dans la modernisation de leur appareil industriel. Une proposition qui a retenu l’attention d’Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif.

Enfin, le processus de production est aussi affaire d’efficacité de l’organisation. Là encore, le lean management (littéralement le management "maigre"), qui vise à éliminer le gaspillage et les opérations inutiles, a conquis les grandes entreprises, mais reste encore trop étranger au monde des PME.

3. Réorienter l’épargne vers les entreprises

Au-delà des produits et du processus de production, l’accès aisé au financement constitue un des aspects centraux de la compétitivité. Depuis des années déjà, et de manière redoublée depuis le début de la crise, les petites entreprises se plaignent de la frilosité des banques lorsqu’il s’agit de leur prêter, ce qui les freine dans leur développement. Tandis que le capital-risque, celui qui finance les débuts des entreprises, déjà très peu développé en France avant la crise, a vu son activité régresser fortement depuis : il n’a plus mobilisé que 84 millions d’euros l’an dernier, contre 569 millions en 2008 3.

Promesse de campagne de François Hollande, la création le mois dernier de la Banque publique d’investissement (BPI), dotée d’une capacité de financement de 40 milliards, est donc une bonne nouvelle. D’autant que les régions, qui connaissent souvent mieux que les services de l’Etat le tissu local des entreprises, seront associées à son pilotage. Reste cependant à voir comment cet attelage va fonctionner en pratique sur le terrain. Par ailleurs, la fiscalité de l’épargne privilégiait jusqu’ici largement les investissements dans l’immobilier ou dans la dette publique, via l’assurance-vie. C’est l’un des enjeux majeurs du chantier de la réforme en cours de cette fiscalité de contribuer à réorienter enfin la très abondante épargne des Français vers des investissements productifs.

Ces questions d’accès au capital ne concernent pas que les start-up. Un quart des dirigeants de PME françaises souhaiteraient passer la main d’ici à deux ans, selon une étude sans précédent réalisée par la banque BPCE en janvier dernier 4. Le vieillissement des dirigeants a des conséquences lourdes sur le dynamisme de l’économie française, observe BPCE : au-delà de 55 ans, ils ont tendance à privilégier la consolidation des fonds propres de l’entreprise, plutôt que l’investissement, ce qui entrave leur développement. En facilitant la transmission de ces entreprises à des repreneurs en dehors du cercle familial, l’Etat permettrait de les relancer. Et donc de doper la compétitivité du pays.

4. Manager autrement

Autre levier important : la formation des salariés. De celle-ci dépend en effet étroitement la productivité des entreprises. Or, le système éducatif français cumule les défauts sur ce plan : modèle trop élitiste qui multiplie les "décrocheurs" (qui finalement quittent l’école sans bagage), enseignement professionnel dévalorisé, formation continue pas assez développée et ne profitant pas aux moins qualifiés 5. Le contraste sur ce plan est particulièrement fort avec l’Allemagne, où l’apprentissage est pris très au sérieux et où les salariés peuvent davantage progresser au sein des entreprises 6.

Ce souci de faire évoluer les salariés est lui-même le produit d’une culture développée du dialogue social, qui distingue là encore l’Allemagne de la France. La mauvaise qualité des relations sociales dans l’Hexagone est imputable en particulier, selon l’économiste Thomas Philippon 7, à son système de production des élites : il "tend à privilégier l’héritage, qu’il soit direct (sous la forme de la transmission successorale) ou sociologique (sous la forme de la reproduction sociale par le diplôme et le statut)". Avec comme conséquence, des modes de management excessivement hiérarchiques et autoritaires et une capacité limitée à promouvoir les salariés les plus performants. Ce qui génère méfiance, rancoeurs et, in fine, faibles performances économiques.

Que peut faire l’Etat pour changer la donne sur ce plan ? C’est à coup sûr une priorité de "refonder l’école", comme Vincent Peillon en affiche la volonté, pour qu’elle donne à tous une éducation de qualité, et pas seulement à la petite élite qui accède aux grandes écoles. Il faut également démocratiser la formation des élites managériales, en élargissant le recrutement des grandes écoles au-delà des programmes limités de promotion de la diversité qu’elles mènent depuis quelques années dans le sillage de Sciences-Po. Mais, surtout, parmi les éléments clés du fameux "modèle allemand", il faut acclimater en priorité en France la codétermination et les pouvoirs très importants qu’elle confère aux représentants des salariés, tant dans les comités d’entreprise que dans les conseils d’administration 8. Cette pratique explique les succès industriels de notre voisin bien davantage que les réformes antisociales menées par l’ex-chancelier Gerhard Schröder au début des années 2000.

  • 1. Voir par exemple "Les mauvaises performances françaises à l’exportation : la compétitivité-prix est-elle coupable ?", La lettre du Cepii n° 313, 12 septembre 2011, sur www.cepii.fr/francgraph/publications/lettre/pdf/2011/let313.pdf
  • 2. Voir www.coe-rexecode.fr/Indicateurs-et-Graphiques/Enquete-qua lite-prix-aupres-des-importateurs-europeens
  • 3. Voir "Le capital-risque en crise", Alternatives Economiques n° 312, avril 2012, disponible dans nos archives en ligne.
  • 4. Voir www.observatoire.bpce.fr/-Cession-Transmission-.html
  • 5. Voir notre dossier "Ecole : ce qui doit changer", Alternatives Economiques n° 317, octobre 2012, disponible dans nos archives en ligne.
  • 6. Voir "La formation et le dialogue social, clés de la compétitivité", Alternatives Economiques hors-série n° 93, "Comment sauver l’industrie", 3e trimestre 2012, p. 78, disponible dans nos archives en ligne.
  • 7. Voir Le capitalisme d’héritiers. La crise française du travail, par Thomas Philippon, La République des idées-Le Seuil, 2007.
  • 8. Voir "La cogestion allemande a fait ses preuves", Alternatives Economiques n° 310, février 2012, disponible dans nos archives en ligne.
* Process

Ensemble des étapes ou des transformations nécessaires à la fabrication d'un produit.

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