Entretien

"Un modèle victime de ses propres contradictions"

8 min
Michel Aglietta Professeur émérite d'économie et conseiller scientifique au Cepii et à France Stratégie

Vous expliquez, dans votre dernier livre1, que le modèle de croissance chinois arrive aujourd’hui en bout de course.

Il est victime de ses propres contradictions, qui montrent que la Chine dépasse le cadre des pays émergents car ses problèmes, d’ordres sociaux et environnementaux, sont de nature semblable à ceux que nous rencontrons. Le premier symptôme des difficultés du modèle actuel tient à la montée des inégalités. Celles-ci ont progressé dans une période de forte croissance, c’est-à-dire avec une montée des revenus les plus bas - contrairement aux Etats-Unis où ceux-ci ont diminué. Pour autant, du fait que la culture collective, bimillénaire, est extrêmement forte et que le sens confucéen de l’équité est très développé, les inégalités sont moins tolérées que dans les pays occidentaux. En conséquence, des conflits violents émergent de plus en plus dans certaines communes et le problème des inégalités devient très aigu.

Le deuxième symptôme de l’essoufflement du modèle de croissance tient à son inefficacité énergétique ou plutôt à un début d’efficacité énergétique beaucoup trop lent par rapport à l’accumulation de destructions causées par la grande phase de croissance. Les fondements écologiques de l’économie ne sont pas maîtrisés et cela peut menacer la suite du processus de développement.

Le troisième symptôme des difficultés tient à l’ouverture internationale. Dans le contexte de dépression larvée du monde occidental, comme le qualifie Paul Krugman, il est clair que le processus de développement par l’exportation vers l’Occident est en panne.

Ces symptômes sont, dites-vous, le reflet d’un problème plus profond...

Oui, le problème majeur qui va conditionner l’avenir de l’orientation des réformes est celui du système des prix des facteurs de production. Car si les prix des marchés des biens ont été libéralisés - hormis ceux des matières premières, ce qui est vital pour la population et pour les entreprises -, les prix du travail, ceux du crédit et les taux d’intérêt ne l’ont pas été.

Comment reprocher aux dirigeants chinois de ne pas libéraliser complètement le système financier pour l’ouvrir aux grands vents de la finance internationale, lorsqu’on constate les dégâts que cela a causés en Occident ? L’Etat a besoin que le système financier serve de relais aux décisions stratégiques et que les flux de capitaux volatils soient maîtrisés. Pour cela, il est essentiel, aux yeux des dirigeants chinois, qu’aucune institution financière étrangère n’ait accès aux dépôts de la population. Cette manne doit rester aux mains des banques publiques locales pilotées par l’Etat. Mais ceci a pour effet de distordre le coût du capital : les taux d’intérêt restent beaucoup trop bas par rapport au taux de croissance, dans le cadre de marges administrées qui permettent aux banques de faire de gros profits mais encourage un surinvestissement.

Du côté du marché du travail, il y a bien eu augmentation des revenus avec la croissance et début de développement d’une classe moyenne. Mais c’est en quelque sorte une "classe moyenne haute", de 120-130 millions de gens dans un pays de 1,3 milliard d’habitants. La structure sociale n’a pas encore assez évolué pour susciter une forte demande interne de consommation à même de devenir le principal moteur de la croissance. La transition chinoise vers une économie de ce type prendra encore une vingtaine d’années.

Ainsi, pour l’avenir, les nouveaux dirigeants chinois qui vont prendre leurs fonctions en novembre devront s’atteler à libéraliser progressivement les taux d’intérêt pour permettre une meilleure rémunération de l’épargne des ménages et un accroissement de leur richesse. Ils devront également créer un marché obligataire, pour permettre aux entreprises privées de trouver des sources de financement et pour faire moins reposer le développement des infrastructures sur le système bancaire. Les investisseurs institutionnels locaux, comme les compagnies d’assurances, sont assez puissants pour maîtriser ce marché et empêcher une emprise trop grande des investisseurs étrangers. Depuis qu’ils ont accès aux financements en yuans offshore* à partir de Hongkong, ces derniers poussent à ce que les marchés financiers leur soient ouverts pour profiter des fortes perspectives de rendement.

L’objectif essentiel du gouvernement est de réorienter l’accumulation du capital vers les industries légères, de redéployer le système productif vers l’intérieur par une délocalisation interne (la politique du Go West, comme on dit en Chine) grâce au développement des infrastructures de transport. In fine, il s’agit de pousser les entreprises qui restent sur la côte et subissent une forte augmentation des coûts salariaux à monter en gamme et, pour les autres, de migrer à l’intérieur afin de réduire les coûts.

On n’en a donc pas fini avec l’arrivée de nouvelles forces de travail à bas coût sur le marché mondial ?

La démographie pousse en ce moment à une réduction de la croissance de la main-d’oeuvre, qui sera suivie par un plafonnement puis par une baisse de la population active à partir de 2015-2020. L’offre de travail ne sera alors plus excédentaire. On en voit déjà les effets avec les hausses de salaires dans les régions côtières et des processus de transmission vers l’intérieur, même si les écarts persistent encore aujourd’hui. Depuis 2007, les régions qui croissent le plus sont plutôt celles de l’intérieur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la main-d’oeuvre qui a quitté les villes avec la crise n’y est pas revenue, car elle commence à être employée sur place.

De plus, le droit du travail, qui a été mis en place depuis 2007 et donne davantage de droits sociaux aux salariés, va être progressivement appliqué. Le gouvernement a accepté de le mettre en sommeil du fait de la crise en 2007-2009. Du coup, l’existence d’un contrat de travail, le droit à une formation, à un arbitrage en cas de litige, etc. ne sont pas encore effectifs dans les entreprises privées, soit pour plus de 50 % des salariés. Appliquer le droit du travail sera un élément important qui permettra à l’avenir de créer les conditions d’une médiation des conflits, mais sans le développement de syndicats capables de s’opposer aux décisions du parti.

Quels sont les autres éléments nécessaires à la transformation du modèle de croissance chinois ?

Il faut d’abord terminer la réforme budgétaire. Aujourd’hui, les régions les plus défavorisées ne peuvent plus fournir les biens collectifs en termes d’infrastructures économiques et sociales, car elles manquent de recettes fiscales. Il n’y a pas de système de péréquation entre régions riches et régions pauvres. La réforme fiscale devra également porter sur un accroissement de l’efficacité de l’administration : son coût de fonctionnement est très excessif et il y a là un problème politique majeur à régler pour les nouveaux dirigeants. La résolution du problème budgétaire est essentielle pour la reconnaissance des droits des paysans. Car, même si la terre appartient à la communauté, il faut qu’ils puissent disposer d’un droit inaliénable sur son usage afin de pouvoir négocier ce dernier s’ils le souhaitent, ce qu’ils ne peuvent pas faire aujourd’hui du fait que les collectivités locales n’hésitent pas à les spolier pour mettre la main sur les terrains.

Des expérimentations sont en cours dans les régions du Sichuan et à Chongqing qui donnent des résultats intéressants : le prix du foncier qui se dégage de ces marchés locaux est quatre à cinq fois supérieur à ce qui est donné aux paysans par les dirigeants locaux lorsqu’ils captent les terres. C’est un point clé : si les paysans peuvent louer ou vendre leurs droits d’exploitation de la terre pour obtenir suffisamment de revenus et accéder à une mobilité ascendante en allant s’installer en ville, le gouvernement pourra progressivement détendre la contrainte du passeport intérieur, qui vise à maîtriser les migrations internes pour éviter l’arrivée dans les villes de personnes sans ressources et le développement d’une extension urbaine faite de bidonvilles, comme cela se passe dans de nombreuses capitales de pays émergents.

Enfin, il va falloir que le système fiscal soit modifié pour permettre une redistribution des entreprises publiques vers les ménages, plutôt que l’inverse. Cela passera par une augmentation des impôts directs - il faut commencer à taxer le capital et la propriété immobilière -, ce qui impose, là aussi, la nécessité d’arbitrages politiques forts.

De ce point de vue, pensez-vous que les réformistes vont être à même de s’imposer lors du congrès de novembre ?

Ce qui s’est passé ces derniers mois va plutôt dans le bon sens. L’élimination de Bo Xilai, une figure emblématique des princelings, ces princes du parti, héritiers des leaders historiques de la phase révolutionnaire, montre que le camp réformiste est à la manoeuvre. Mais, au-delà des péripéties de court terme, il faut insister sur le fait que le système politique chinois depuis des millénaires ne s’est jamais décomposé en nations rivales, comme cela a été le cas en Europe : l’empire du Milieu est toujours resté unitaire.

Zoom Capitalisme à la chinoise

Dans un livre dense couvrant plusieurs siècles d’histoire, Michel Aglietta et Guo Bai mêlent analyses économiques, politiques et sociales pour mieux comprendre et expliciter les piliers du développement de la Chine. La période maoïste y est présentée comme une étape essentielle au succès des réformes de libéralisation lancées en 1978. On entre dans le détail des différentes étapes du modèle de croissance, de ses problèmes et de la façon dont les autorités chinoises les ont toujours surmontés. La fin du livre ouvre des pistes prospectives sur l’évolution possible du modèle chinois et de la façon dont le pays pourrait poursuivre son développement.

Face à un carrefour important pour son avenir, le pouvoir politique va devoir réussir à prolonger cette unité en alignant les intérêts de la bureaucratie, d’une bureaucratie amaigrie et responsable, sur ceux de la population en général. Si le parti communiste arrive à intégrer au pouvoir les classes moyennes, représentantes de la modernité intérieure, en reconnaissant la société civile et en lui donnant le moyen de s’exprimer, tout en limitant les déviations et la corruption, alors la Chine créera une voie capitaliste du XXIe siècle. Ce qui ne pourra être reproduite ailleurs tant elle s’appuie sur des fondements millénaires, mais ce sera une voie originale, une voie chinoise. D’où le titre de notre livre.

  • 1. La voie chinoise. Capitalisme et empire, par Michel Aglietta et Guo Bai, Odile Jacob, 2012.
Propos recueillis par Christian Chavagneux

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