Idées

Le temps, un rapport social

10 min

Loin de se résumer à une simple mesure objective, le temps nous renseigne sur les rapports qu'entretiennent entre eux les membres d'une même société. L'emploi de notre temps est au coeur de l'organisation du travail, et plus largement des différentes activités humaines, ce qui en fait un enjeu politique majeur.

1. Une institution faussement naturelle

La plupart des penseurs considèrent le temps comme une donnée "naturelle" que le progrès scientifique et technique permettrait de connaître avec toujours plus de précision, comme en témoigne le développement de chronomètres capables de mesurer des intervalles à la nanoseconde près. Dans un essai mal connu (voir "En savoir plus"), Norbert Elias s’inscrit en faux contre cette représentation. Il propose au contraire d’aborder le temps comme une construction sociale. A ses yeux, la diffusion des calendriers, horloges, montres et autres instruments s’inscrit dans le "processus de civilisation"*. La raison en est que, dans des sociétés où la division du travail et l’interdépendance entre les individus ne cessent de se renforcer et de se complexifier, il est toujours plus nécessaire de coordonner et de réguler les activités humaines.

A l’appui de sa démonstration, le socio-historien cite divers exemples de sociétés qu’il qualifie de "primitives", à l’organisation plus simple et où les seules références temporelles sont directement reliées aux rythmes physiologiques et agricoles. On s’étonne encore aujourd’hui que certaines personnes dans des régions dites "sous-développées" ne connaissent pas leur âge, ni même ne se soucient de connaître l’heure qu’il est. C’est simplement qu’ils n’ont pas besoin de le savoir pour se coordonner au reste de la société. Réciproquement, nos contemporains ont oublié que c’est seulement en 1566 que l’année a débuté au 1er janvier, suite à un édit du roi Charles IX, ou encore qu’il n’y eut jamais de 5 octobre 1582, une bulle papale ayant alors décrété de supprimer les dix jours entre le 4 et le 15 de ce mois-là.

Tout cela nous rappelle que, loin d’être une donnée naturelle, le temps est bien une convention sociale, mais aussi un enjeu de pouvoir. Nombreux sont ainsi les régimes qui ont entrepris d’asseoir leur légitimité en modifiant le calendrier et en rebaptisant les mois de l’année ou les jours de la semaine, comme tout récemment le défunt dictateur turkmène Saparmourad Niazov. Celui-ci avait du reste également décrété que l’âge adulte débutait à 25 ans, et la vieillesse à 85 ans, rappelant que les âges de la vie étaient bien relatifs eux aussi.

Zoom 3 h 30 devant la télévision

C’est le temps quotidien que les Français passent devant la télévision, selon Médiamétrie. Une durée en hausse alors que, paradoxalement, ces derniers déclarent attribuer une faible qualité à cette activité.

Dans ses cours Sur l’Etat au Collège de France récemment publiés 1, Pierre Bourdieu a bien souligné combien le pouvoir de cette méta-institution**, consistant à travestir des choix arbitraires en évidences, passait notamment par l’imposition de divisions du temps particulières. Il en va ainsi des multiples rites d’institution qui scandent la vie collective (fêtes nationales, élections...) ou celle de chaque individu (entrée à l’école, vacances scolaires, départ à la retraite...), du passage à l’heure d’été ou d’hiver, ou même de la fixation des emplois du temps scolaire. Reprenant ici les travaux de la psychologue Aniko Husti, il pointe combien le découpage de la journée en heures peut entraver le développement des enfants, en interdisant toute une série d’activités trop courtes ou trop longues, mais aussi en induisant ce que les psychologues qualifient d’effet Zeigarnik, c’est-à-dire la frustration d’être interrompu dans une tâche que l’on désire continuer.

2. Flexibilité, précarité et inégalités

On pourrait penser à première vue que la part de temps dit "libre" ne cesse d’augmenter. Entre 1950 et 2007, la durée de travail annuelle est passée en moyenne de 2 230 à 1 559 heures en France, une tendance commune à l’ensemble des pays riches 2 qui découlent notamment des gains continus de productivité***. Mais, là encore, les choses ne sont pas si simples. Si cette évolution a longtemps tenu à la salarisation de la société et à la réduction régulière de l’horaire de travail légal par une série de textes - depuis la loi de 1841 limitants la journée de travail à 12 heures pour les enfants de 12 à 16 ans et à 8 heures pour ceux de 8 à 12 ans , jusqu’à celles instaurant les 35 heures hebdomadaires en 1998 et 2000 -, elle résulte d’abord depuis les années 1970 d’une expansion du temps partiel.

Baisse de la durée annuelle moyenne de travail en France et en Allemagne depuis 1992 et contribution du travail à temps partiel

Lecture : en 2000, la durée annuelle du travail a baissé de 104 heures en France et de 93 heures en Allemagne par rapport aux niveaux de 1992. Sur ces 104 heures, 15 heures sont dues au développement du temps partiel, alors qu’en Allemagne cette contribution est de 54 heures (sur les 93 heures).

Baisse de la durée annuelle moyenne de travail en France et en Allemagne depuis 1992 et contribution du travail à temps partiel

Lecture : en 2000, la durée annuelle du travail a baissé de 104 heures en France et de 93 heures en Allemagne par rapport aux niveaux de 1992. Sur ces 104 heures, 15 heures sont dues au développement du temps partiel, alors qu’en Allemagne cette contribution est de 54 heures (sur les 93 heures).

Il serait ainsi trompeur de penser que la durée de travail est toujours plus encadrée, car cette réduction globale s’accompagne d’une flexibilisation de son organisation, à laquelle les travailleurs sont très inégalement disposés. En contrepartie des lois Aubry, les employeurs ont ainsi obtenu l’annualisation du temps de travail de leurs salariés, c’est-à-dire la possibilité de le moduler sur l’ensemble de l’année pour mieux s’adapter aux cycles de l’activité sans avoir à payer d’heures supplémentaires ou de chômage partiel****. Si les 35 heures ont été surtout synonymes de jours de "RTT" pour les cadres, elles ont pu se traduire pour certains de leurs subordonnés par des horaires modulables d’une semaine à l’autre en fonction du carnet de commandes, une complication considérable de l’organisation quotidienne pour ces employés, souvent informés au dernier moment. Les femmes sont les premières touchées par cette parcellisation du travail, le cas des emplois du temps en gruyère des caissières de la grande distribution est en cela exemplaire 3. La distinction habituelle entre temps de travail et temps libre est ainsi remise en cause.

Zoom La question des générations

Dans Le problème des générations (1928), Karl Mannheim a le premier pointé que les générations ne se résument pas au seul fait d’être né à la même période - et d’appartenir ainsi à ce que les sociologues qualifient de "cohorte". Il faut aussi avoir partagé des conditions de socialisation similaires, qui elles-mêmes conditionnent un certain rapport à l’avenir. Autrement dit, un destin commun et distinctif. Avoir grandi durant une guerre ou une période d’opulence pacifiée va en effet forger des horizons bien différents.

Analyses statistiques à l’appui, Louis Chauvel va ainsi mettre en évidence l’existence d’inégalités entre les générations, des différences non moins importantes que celles de classe ou de genre. Il en appelle, de ce fait, à une renégociation du contrat entre générations qui favoriserait trop les établies au profit des arrivantes 1. Dans leur enquête parmi les ouvriers de l’usine Peugeot à Sochaux-Montbéliard 2, Stéphane Beaud et Michel Pialoux montrent bien comment ce groupe est déstructuré par l’opposition entre jeunes moniteurs et leurs aînés ouvriers spécialisés (OS) ; les premiers ont passé plus de temps sur les bancs de l’école, mais perdu la culture politique des seconds.

Enfin, si avoir le même âge en même temps peut constituer un facteur explicatif puissant, il ne faut pas au contraire se laisser leurrer par ce dernier. C’est ce que souligne Pierre Bourdieu dans un entretien fameux 3 où il rappelle la différence entre âge social et âge biologique. Il démontre que les divisions entre classes d’âge sont arbitraires et relatives au champ social dans lequel on se situe (à 30 ans, un footballeur sera jugé "vieux" et un écrivain "jeune", par exemple). Un avertissement d’autant plus nécessaire que les seuils traditionnels d’entrée dans l’âge adulte se brouillent aujourd’hui (emploi, logement indépendant, cohabitation, parentalité, etc.), donnant lieu à des trajectoires très diverses, elles-mêmes largement façonnées par les institutions 4.

  • 1. Voir Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, PUF, 1998.
  • 2. Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999.
  • 3. "La jeunesse n’est qu’un mot" (1968) repris dans Questions de sociologie, Les éditions de Minuit, 1992 (1984), pp. 143-154.
  • 4. Sur cette question, replacée dans une perspective européenne, voir Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, par Cécile Van de Velde, PUF, 2008.

Certains ont à juste titre pointé le fait que les politiques de flexibilisation déployées dans les entreprises depuis le début des années 1970 dans le souci de produire "juste-à-temps"***** se traduisent par une intensification du travail. Elles s’accompagnent aussi d’une exigence de polyvalence de la part des salariés, ainsi sommés de changer sans cesse de tâche. Ce zapping institué est la source d’une souffrance particulière chez ces salariés qui réside dans le fait de ne pas pouvoir terminer ce qu’ils ont commencé et le sentiment de mal faire leur travail. Les sociologues appellent cette frustration la "qualité empêchée" 4.

Mais ses effets ne s’arrêtent pas à la porte des entreprises, loin de là. La banalisation des contrats à durée limitée (CDD, intérim, stages, par opposition à la norme du CDI) se traduit par une incapacité de ses titulaires à se projeter dans l’avenir, qui rejaillit dans le présent. Ceux-ci sont de nouveau obligés de vivre "au jour la journée", soucieux d’être employés mais aussi plus largement protégés, faute de pouvoir pleinement cotiser.

Temps quotidien passé devant un écran (hors activité professionnelle), selon l’âge et le sexe, en heures

Champ : personnes de 15 ans et plus en France métropolitaine.

Cette montée des incertitudes 5 induite par le détricotage progressif de la société salariale n’affecte cependant pas tous les individus de la même manière : si les mieux dotés peuvent même tirer profit de cette flexibilité accrue, beaucoup vont au contraire en pâtir, faute de disposer des supports nécessaires à cette autonomie. L’expérience du chômage illustre bien cette inégalité : alors que pour certains (jeunes) cadres, elle constitue souvent une parenthèse bienvenue entre deux emplois, elle peut signifier une véritable "mort sociale" quand elle frappe des ouvriers. Loin d’être libre, le temps peut alors devenir littéralement "vide" 6. Car la valeur sociale du travail est devenue la manière privilégiée d’affirmer son statut. Ce qui s’est traduit concrètement par une inversion remarquable entre les catégories les plus diplômées et les autres : le temps de travail professionnel des premières n’a cessé d’augmenter, au contraire de celui des seconds, qu’il a ainsi dépassé au tournant des années 1990 7.

3. L’"accélération", nouveau visage de l’aliénation ?

Plus encore, la flexibilisation des horaires professionnels s’est traduite par une désynchronisation des temps sociaux, bien étudiée par Laurent Lesnard (voir "En savoir plus"). Alors qu’au milieu des Trente Glorieuses, les membres de la société avaient des emplois du temps relativement coordonnés, accomplissant les mêmes actions au même moment (aller ou revenir du travail ou de l’école, manger, se divertir, etc.), c’est de moins en moins le cas aujourd’hui. Ce qui a des implications profondes sur les liens familiaux et amicaux, de ce fait fragilisés, surtout parmi les classes populaires.

Difficile en effet de s’occuper de ses enfants après l’école lorsque c’est le moment où l’on commence sa journée de travail. Car "les loisirs des uns deviennent les emplois des autres", remarque le sociologue, et l’allongement des journées de travail des cadres se traduit aussi par une demande d’ouverture des commerces plus tard le soir ou les week-ends, au détriment des salariés concernés et de leur famille. Cette évolution montre combien l’encadrement des horaires de travail s’avère crucial pour protéger la vie sociale dans son ensemble. Car la démocratie exige aussi une certaine disponibilité pour s’informer, militer, donner de son temps comme bénévole ou simplement échanger avec ses voisins. Là aussi, les femmes sont désavantagées, surtout quand elles sont mères, accomplissant une double journée de travail en continuant de fait à assumer la plus grande part du travail domestique malgré un égalitarisme de façade.

Si ces nouvelles inégalités sont cruciales, il ne faudrait pas croire pour autant que les classes dites supérieures tireraient totalement leur épingle du jeu. Elles sont en effet exposées en première ligne à un processus de rationalisation du temps qui affecte l’ensemble de leur existence. Leurs activités hors-travail sont aussi de plus en plus imprégnées d’un souci de rentabilité pour affronter une compétition généralisée et toujours plus âpre : il s’agit de se former, de se cultiver ou d’entretenir ses relations, tandis que les loisirs de leurs enfants doivent revêtir une dimension éducative. Plus question de flâner, de buller, en un mot de perdre son temps, selon une expression lourde de sens.

C’est ainsi que, pour Hartmut Rosa, l’aliénation dans les sociétés modernes se situe dans ce régime temporel strict qu’il résume sous le vocable d’"accélération". Celle-ci revêt trois formes : accélération technique (incarnée par l’accroissement continu de la vitesse des transports et des communications), du changement social (caractérisé par le "déclin de la fiabilité des expériences et des attentes") et du rythme de vie (avec la possibilité et le besoin de "faire plus de choses en moins de temps"). Trois facettes d’une même pièce qui aboutissent à un paradoxe majeur : le sentiment de constamment manquer de temps pour accomplir tout ce que l’on "doit" faire. Internet nous permet ainsi de communiquer avec une rapidité inédite, mais nous passons un temps conséquent à lire et à répondre à des messages électroniques toujours plus nombreux.

Mue par la compétition généralisée et la promesse d’éternité que porte la modernité, cette accélération nous empêche de nous approprier réellement le monde qui nous environne. Deux sorties restent possibles : la décélération forcée, par la dépression ou le burn-out******, ou la décélération intentionnelle. C’est elle que prônent notamment les mouvements "slow" qui se développent depuis une vingtaine d’années. Militants de la slow food, de la slow city, de la slow science ou de la "décroissance" 8 ont ainsi en commun d’avoir adopté l’escargot comme mascotte. Et surtout de prôner la lenteur et la convivialité contre la frénésie du "toujours plus (vite)" et contre l’écrasement par le court-termisme des conditions de notre vie à long terme. Le seul moyen de rendre le temps réellement libre ?

  • 1. Le seuil-Raisons d’Agir, 2012.
  • 2. "Soixante ans de réduction du temps de travail dans le monde", par Gérard Bouvier et Fatoumata Diallo, Insee Première n° 1273, janvier 2010.
  • 3. Voir en particulier Caissière et après ? Une enquête parmi les travailleurs de la grande distribution, par Mathias Waelli, PUF, 2009.
  • 4. Voir notamment Le travail à coeur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, par Yves Clot, La Découverte, 2010.
  • 5. La montée des incertitudes. Travail, protection, statut des individus, par Robert Castel, Le Seuil, 2009.
  • 6. Ce qu’ont très bien analysé, dès les années 1930, Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel dans Les chômeurs de Marienthal, Minuit, 1982 (1931).
  • 7. "Une pause dans la marche vers la civilisation des loisirs ?", par Alain Chenu et Nicolas Herpin, Economie et statistiques n° 352-353, 2002, pp. 15-37.
  • 8. Voir par exemple les sites www.slowfood.fr ou le mensuel La décroissance (www.ladecroissance.net).
* Processus de civilisation

Théorie développée par Norbert Elias qui fait de l'intériorisation des contraintes externes par les individus, à commencer par le refoulement de leurs pulsions violentes, le coeur du développement des sociétés modernes dont les membres sont toujours plus interdépendants.

** Méta-institution

Désigne une institution comme l'Etat ou le langage qui, dans une société donnée, détermine toutes les autres.

*** Gains de productivité

Hausse de la valeur produite en moyenne en une heure de labeur d'un travailleur (productivité dite "horaire").

**** Chômage partiel (ou technique)

Situation dans laquelle un salarié est privé de travail, faute de commandes suffisantes, mais reste lié à son employeur et reçoit une indemnisation spécifique.

***** Juste-à-temps

Organisation productive attribuée à l'ingénieur Taiichi Ohno, de Toyota, et qui vise à adapter en temps réel la production à la demande et ainsi réduire notamment les coûts de stockage.

****** Burn-out ou syndrome d'épuisement professionnel

état d'épuisement physique et psychologique consécutif à une exposition permanente et prolongée au stress dans le cadre professionnel.

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