Dossier

Un état des lieux alarmant

10 min

La France métropolitaine comptait 8,6 millions de pauvres en 2010. Un chiffre en forte augmentation depuis le déclenchement de la crise en 2008.

Des pauvres plus nombreux et de plus en plus pauvres. C’est la délicate équation sur laquelle le gouvernement va devoir plancher lors de la "conférence sur la pauvreté et pour l’inclusion sociale" qu’il organise les 10 et 11 décembre prochains. Avec, à la clé, l’adoption d’un plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté. Portrait d’une France qui (sur)vit dans les marges de la société.

Combien sont-ils ?

Etre pauvre, c’est être "exclu des modes de vie courants dans une société", selon la définition du sociologue britannique Peter Townsend. Mais il y a plusieurs manières de mesurer cette exclusion. La plus courante est le taux de pauvreté monétaire. En 2010, 8,6 millions de personnes étaient pauvres en France métropolitaine selon cet indicateur : 450 000 de plus que l’année précédente et 780 000 de plus qu’en 2008, avant que la crise ne fasse sentir ses effets. Soit 14,1 % des Français en 2010, contre 13 % deux ans plus tôt. Alors que ce taux était orienté à la baisse en France jusqu’en 2004, la pauvreté s’est remise à progresser. Ces 8,6 millions de personnes sont considérées comme pauvres parce qu’elles vivent sous le seuil de pauvreté monétaire, fixé à 60 % du niveau de vie* médian, celui qui partage la population en deux : la moitié gagne plus, l’autre moins.

Evolution du taux de pauvreté selon le seuil retenu, en %

C’est donc une mesure relative, qui évolue de la même manière que le niveau de vie médian. Depuis 1970, le seuil de pauvreté a doublé en euros constants, passant de 472 euros à 964 euros en 2010, pour une personne seule. Les pauvres d’aujourd’hui sont donc a priori plus "riches" que ceux d’il y a quarante ans, sauf qu’entre-temps, le mode de vie n’est plus le même. Le taux de pauvreté relatif permet de prendre en compte l’évolution générale de la société. C’est donc cette définition qui se rapproche le plus de celle de Peter Townsend ("être exclu des modes de vie courants"). Tous les pays ne l’ont cependant pas retenu. Les Etats-Unis, par exemple, préfèrent mesurer la pauvreté de manière absolue, en fonction d’un minimum vital. Ce qui sous-estime le phénomène : si les Américains mesuraient la pauvreté de manière relative, comme en France, ils auraient compté 25 % de pauvres en 2005, soit le double du taux officiel, selon l’OCDE.

Sur le continent européen, en revanche, la mesure relative s’est imposée. Mais pourquoi un seuil à 60 % ? C’est une convention : ce seuil a été retenu par l’Union européenne en 2000 au sommet de Lisbonne. La France a néanmoins longtemps privilégié un seuil à 50 % (soit 803 euros en 2010), avant de se rallier à la définition adoptée par ses voisins européens en 2008. Un choix qui n’est pas anodin : passer de 50 % à 60 % du niveau de vie médian, c’est faire progresser statistiquement le nombre de pauvres de 4,7 à 8,6 millions.

Zoom Louis, rescapé de la rue

Louis respire. Depuis six mois, cet ex-employé d’imprimerie vit dans une pension de famille, tenue par les Petits frères des pauvres, à Marseille. Le "paradis" après deux années dans la rue. Pour ce Nordiste de 64 ans, la galère a commencé avec ses ennuis de santé. Trois années d’hospitalisation quasi non-stop. A sa sortie, à 57 ans, plus de travail mais une pension d’invalidité de 1 000 euros. N’ayant plus de relation avec ses enfants depuis son divorce, Louis finit par descendre dans le Sud. Il galère pour se loger, se fait escroquer et bascule à 60 ans dans la précarité lorsque sa pension d’invalidité devient pension de retraite (790 euros). "Je demeurais à l’hôtel aussi longtemps qu’il me restait de l’argent, puis je dormais dans les centres d’urgence ou à la gare." Le salut viendra des Petits frères des pauvres, où il se rend pour demander de l’aide après une énième agression. "Aujourd’hui, je paie 310 euros pour un studio, aide au logement déduite, dans cette pension. Je vis chichement, mais cela me suffit."

Le seuil de pauvreté à 60 % englobe en effet des situations sociales très diverses. Et c’est l’une des critiques qui lui est souvent adressée. Ce n’est pas la même chose de vivre avec le RSA socle, soit 475 euros par mois, ou juste en dessous du seuil de pauvreté avec 960 euros. D’où l’intérêt de disposer d’indicateurs complémentaires, comme le seuil de pauvreté à 40 % (644 euros par mois). Ainsi, plus de 2 millions de personnes étaient en situation de grande pauvreté en 2010, soit 3,8 % de la population. Un taux qui a sensiblement progressé depuis 2004 (voir graphique). De la même manière, la situation des plus pauvres s’est aggravée. C’est ce que mesure l’évolution de l’intensité de la pauvreté**, passée de 18 % en 2004 à 18,9 % en 2010.

Néanmoins, la France ne s’en sort pas trop mal par rapport à ses voisins européens. Elle fait partie du club des pays où le taux de pauvreté est le plus bas, avec la Suède, la Finlande, l’Autriche, le Danemark et les Pays-Bas (voir encadré page 60). Et cela grâce à son système de protection sociale, qui offre un filet de sécurité aux plus démunis. Les prestations sociales permettent en effet de réduire de 8 points la part des personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Mais le caractère protecteur de ce filet commence à s’éroder. En cause : le mode d’indexation des prestations sociales, fixé sur l’évolution des prix et non sur celle générale des revenus. La plupart des minima sociaux ont ainsi décroché du Smic depuis les années 1990 (voir graphique ci-dessus).

C’est quoi, être pauvre ?

La pauvreté n’est pas qu’une affaire de sous, c’est plus largement une affaire de privations. Cela se traduit par des arbitrages douloureux : se chauffer et prendre le risque de cumuler les impayés, ou fermer son radiateur quitte à subir les conséquences du froid sur sa santé. Concrètement, 3,5 millions de ménages déclarent souffrir du froid dans leur logement.

Autre dilemme impossible : se soigner ou pas. Malgré la création de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), qui fut un réel progrès, 4 millions de personnes ne disposent toujours pas de complémentaire santé en France. Résultat : le renoncement aux soins pour raisons financières augmente à nouveau et concernait 15,4 % des adultes en 2008. Parallèlement, les refus de soins restent importants : un quart des médecins écartent des patients parce qu’ils sont bénéficiaires de la CMU, selon la dernière enquête du fonds CMU.

Evolution des principaux minima sociaux par rapport au Smic entre 1990 et 2011, en %

La liste des privations auxquelles sont confrontés les pauvres ne s’arrête pas là. On peut également citer le renoncement à certains produits alimentaires trop chers (viandes, poissons, fruits), l’impossibilité de recevoir des amis, de sortir au cinéma, de prendre des vacances... Pour avoir une idée plus précise des privations dont souffre une partie de la population, l’Insee calcule un taux de pauvreté en condition de vie, qui mesure la proportion de ménages connaissant au moins 8 restrictions sur une liste de 27 1. Depuis dix ans, cet indicateur était orienté à la baisse. Mais l’année 2010 marque un retournement : 13,3 % des ménages sont désormais pauvres en condition de vie (+ 1,1 point par rapport à 2009).

Qu’en pensent les Français ? Quand on leur pose la question, ils font plutôt preuve d’une vision restrictive de la pauvreté. Ils ne jugent intolérables que les privations matérielles très sévères 2. Ce qui en dit long sur le regard que la société porte sur les plus démunis. Etre pauvre n’est pourtant pas qu’une affaire de survie matérielle, c’est également manquer d’estime de soi, souffrir d’isolement ou encore... culpabiliser à force d’être montré du doigt comme un "assisté".

Zoom François, travailleur pauvre

François en a "ras le bol" de compter ses dépenses à l’euro près, de vivre dans l’angoisse... "Et pourtant, je bosse." Un contrat annualisé de 130 heures par mois, comme aide à domicile. Soit moins de 1 000 euros net, auxquels s’ajoutent 127 euros d’allocations familiales. Une fois payé le loyer, aide au logement déduite, reste 850 euros. Pas assez pour faire vivre une famille de quatre personnes. "Mais je n’arrive pas à trouver mieux", explique ce Breton de 46 ans, titulaire d’un BEP d’agent administratif, qui a enchaîné les boulots dans les bureaux ou en usine, avant d’être embauché par une association d’aide à domicile, il y a sept ans. "Avec la hausse des prix, de l’essence notamment, cela devient de plus en plus dur." Au moindre imprévu, il faut jongler. Emprunter 100 euros à la famille, décaler le paiement d’une facture d’électricité qu’il faudra bien finir par régler en se serrant encore un peu plus la ceinture... Pour la première fois, cette année, François est allé aux Restos du coeur : "Cela m’a fait mal de tomber si bas."

Qui est touché ?

Plus d’une personne pauvre sur deux a moins de 35 ans. Parmi eux, 2,6 millions d’enfants ou de jeunes de moins de 18 ans, soit un taux de pauvreté à 19,6 % chez les mineurs, en hausse de 1,9 point par rapport à 2009. Ce qui questionne l’efficacité des prestations familiales, qui représentent pourtant un effort financier conséquent en France. D’autres pays pourtant moins généreux enregistrent des taux de pauvreté infantile bien moins élevés : 10,2 % au Danemark, 11,2 % en Finlande, 12,4 % en Suède, 13,5 % aux Pays-Bas.

C’est néanmoins entre 18 et 24 ans que le taux de pauvreté est le plus élevé (21,8 %). En cause : les difficultés d’insertion que les jeunes rencontrent sur le marché du travail et le fait qu’ils ne bénéficient que de manière très restrictive des minima sociaux. Un phénomène largement amplifié par la crise : le taux de pauvreté des 18-24 ans n’était "que" de 17,6 % en 2004.

Les plus de 65 ans sont en revanche mieux lotis. Mais, sous le coup des réformes des retraites qui se sont succédé depuis 1993 en France, la pauvreté des personnes âgées devrait repartir à la hausse 3. C’est ce que l’on commence à observer : entre 2009 et 2010, le taux de pauvreté des retraités a augmenté de 0,3 point. D’autre part, la situation des femmes de plus de 75 ans est préoccupante : souvent veuves, nombre d’entre elles touchent une très faible pension en raison d’une carrière incomplète. D’où un taux de pauvreté à 14 %, contre 9 % pour les hommes du même âge.

La pauvreté est par ailleurs inégalement répartie sur le territoire. Elle est cinq fois plus élevée dans les cinq départements les plus pauvres que dans les cinq les plus riches. Le Nord et le littoral méditerranéen sont particulièrement touchés (plus de 20 % de pauvreté dans l’Aude, la Corse, le Pas-de-Calais ou les Pyrénées-Orientales). Les zones urbaines sensibles concentrent également une proportion importante de pauvres (32,4 % en 2009), car la population y est plus jeune qu’ailleurs, les taux d’emploi plus faibles et la proportion d’immigrés plus élevée. Le taux de pauvreté des personnes d’origine étrangère est en effet 2,8 fois supérieur à la moyenne. Enfin, les zones rurales, avec un taux de pauvreté de 14,4 % en 2008, sont loin d’être épargnées.

Comment devient-on pauvre ?

La perte d’emploi est le moyen le plus sûr de basculer dans la pauvreté. Le taux de pauvreté des chômeurs s’élève en effet à 36 %. Mais avoir un emploi n’est plus une protection suffisante : on comptait 1,9 million de travailleurs pauvres en 2009. Soit 132 000 personnes de plus qu’en 2003. Une hausse due à la multiplication des petits boulots mal payés, à temps partiel ou à durée déterminée. Les personnes peu ou pas qualifiées sont particulièrement concernées par ces allers-retours entre emploi précaire et chômage. Avoir échoué dans ses études est d’ailleurs un autre facteur important de pauvreté : près de 20 % des non-diplômés étaient pauvres en 2009, contre 5 % pour les titulaires d’un bac + 2.

Zoom C’est souvent pire ailleurs

Comparée à ses voisins européens, la France demeure l’un des pays qui compte le moins de pauvres. En Allemagne, en revanche, la pauvreté explose, signe que le modèle social allemand s’effondre tandis que son modèle économique triomphe. Faut-il payer d’un tel prix la réussite économique ? La situation est également critique pour les trois pays plongés dans la tourmente du surendettement public : l’Espagne, la Grèce et l’Irlande.

Taux de pauvreté à 60 % du revenu médian en 2004 et 2010, en %

Les ruptures familiales peuvent également précipiter un ménage dans les difficultés. En témoigne le taux de pauvreté élevé des familles monoparentales (32 %, contre 6,5 % pour un couple sans enfant). Un constat confirmé par le dernier rapport du Secours catholique, qui accueille de plus en plus de femmes élevant seules leurs enfants.

Enfin, le surendettement constitue, lui aussi, un facteur important d’entrée - ou de maintien - dans la pauvreté en conditions de vie, du fait du peu de "reste à vivre" qui subsiste une fois les remboursements imposés par la Commission de surendettement effectués. Or, il a fortement augmenté avec la crise : 232 500 dossiers de surendettement ont été déposés à la Banque de France en 2011, un chiffre en hausse de 27 % par rapport à 2007.

Combien de temps le reste-t-on ?

Chaque année, la pauvreté concerne un individu sur cinq, si l’on prend en compte toutes ses dimensions (monétaire ou en conditions de vie). Mais quel est le destin de ces individus ensuite ? Connaissent-ils des difficultés passagères ou sont-ils condamnés à finir chaque mois dans le rouge pendant longtemps ? Entre 2004 et 2008, la pauvreté a touché pendant au moins un an plus du tiers de la population des plus de 16 ans, soit 16 millions de personnes. Parmi elles, 41 % n’ont connu la pauvreté que de façon transitoire, 32 % de manière récurrente (pendant deux à trois ans) et 27 % de façon persistante (pendant quatre à cinq ans).

Zoom Rachida, chômeuse trop âgée

Une fois son loyer payé, Rachida n’a plus un euro en poche, mais impossible de déménager dans un appartement plus petit : quel propriétaire accepterait un locataire avec 460 euros d’allocation de solidarité spécifique (ASS) ? Trois ans que cette Marseillaise de 58 ans, divorcée, a perdu son poste de directrice d’un centre de loisirs. Depuis, elle est en recherche d’emploi. "Ciblée la première année ; plus large, la seconde ; puis prête à tout. Mais mon âge semble rédhibitoire", explique celle qui, dans ses vies antérieures, a été directrice technique d’un quotidien national, puis restauratrice. La petite cagnotte qu’elle avait constituée durant ses deux années de chômage indemnisé à 1 100 euros est épuisée. Elle se contente des colis alimentaires du Secours populaire ; ses quatre grands enfants lui donnent un coup de pouce, ponctuellement ; et depuis un mois, elle gagne 10 euros par jour, en promenant le chien d’une voisine. "Pour l’instant, j’ai réussi à tenir avec des bouts de ficelle, mais cela ne peut pas durer."

L’âge joue un rôle important : ce n’est évidemment pas la même chose d’être pauvre quand on est jeune ou quand on a sa vie professionnelle derrière soi. Les jeunes peuvent être contraints de se priver parce qu’ils sont dans une phase d’installation 4, mais c’est généralement transitoire : ils ont la vie devant eux pour rebondir. Les personnes âgées, en revanche, ont beaucoup moins d’espoir de modifier leur situation.

L’inscription durable dans la pauvreté touche également plus fréquemment les personnes vivant seules ou avec des enfants. Autres facteurs de maintien dans la pauvreté : l’instabilité familiale et le fait d’arrêter prématurément ses études. En outre, avec la crise, il est à craindre que de plus en plus de gens s’enlisent dans la pauvreté. Le nombre de chômeurs de longue durée a en effet fortement augmenté.

Plus structurellement, la pauvreté a tendance à se transmettre de génération en génération. Les enfants pauvres ont ainsi quatre fois plus de probabilité d’échouer dans leur parcours scolaire que les enfants non pauvres 5, et donc d’entrer dans un cercle vicieux qui les marginalisera à leur tour, une fois devenus adultes.

On est loin de l’image de "profiteurs" du système qui se complaisent dans leur situation véhiculée par une partie de l’opinion et de la classe politique. Ces jugements, qui ne résistent pas longtemps à l’analyse, ont pourtant la vie dure. Sans doute parce qu’il est plus facile de s’attaquer aux pauvres que de s’attaquer à la pauvreté.

  • 1. Les 27 questions posées par l’Insee sont regroupées en quatre thèmes : insuffisance des ressources, problèmes de logement, restrictions à la consommation, retards de paiement.
  • 2. "Qu’est-ce qu’être pauvre aujourd’hui en Europe ? L’analyse du consensus sur les privations", par Jérôme Accardo et Thibaut de Saint Pol, Economie et statistique n° 421, 2009.
  • 3. Il convient néanmoins d’être prudent : il est possible que l’effet "carrière féminine" et "couples à deux conjoints actifs" l’emporte sur les effets potentiels de réduction des retraites individuelles.
  • 4. Leur situation doit en outre être relativisée, car le calcul du taux de pauvreté ne tient pas compte des aides intrafamiliales qui peuvent exister.
  • 5. "Les enfants pauvres en France", rapport n° 4 du Cerc, 2004.
* Niveau de vie

revenu disponible du ménage (après prestations sociales et impôts) divisé par le nombre d'unité de consommation (UC). Dans un ménage, le premier adulte compte pour 1 UC, les autres personnes de plus de 14 ans pour 0,5 UC et les enfants de moins de 14 ans pour 0,3 UC.

** Intensité de la pauvreté

écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté.

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