Dossier

Contre la pauvreté, l’emploi ne suffit pas

8 min

Les politiques sociales menées jusqu'à présent n'ont pas permis de faire reculer la pauvreté. Pour être efficaces, elles doivent agir simultanément sur plusieurs fronts.

Comment expliquer que, dans un pays riche comme la France, dont les dépenses de protection sociale sont parmi les plus élevées au monde, on ne parvienne pas à réduire le taux de pauvreté* : 13,8 % en 1990, 14,1 % vingt ans plus tard. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir adopté des mesures sociales (voir chronologie ci-contre). Mais beaucoup d’entre elles se sont révélées insuffisantes ou inadaptées.

L’exemple du revenu minimum d’insertion (RMI) est emblématique. Créé en 1988, il garantissait à tous un revenu minimum de 1 760 francs (268 euros de l’époque). Pas assez pour sortir de la pauvreté 1, mais, pensait-on, le contrat d’insertion qui lui était associé (d’où le "I" final de l’abréviation) allait permettre à un grand nombre d’allocataires de revenir dans le circuit "normal", celui de l’emploi. Il n’en a rien été : les sorties vers l’emploi sont restées limitées, et souvent suivies d’un retour à la case départ 2. Il est vrai que, selon la règle initiale, quand un RMIste reprenait un emploi, chaque euro gagné se traduisait par un euro de RMI en moins, et souvent par la suppression d’aides locales (pour la cantine des enfants, les transports urbains...) ou fiscales (exonération de la taxe d’habitation), ce qui n’encourageait pas vraiment à prendre un emploi.

On "activa" donc l’aide sociale en 1998 : le cumul partiel du revenu d’activité avec le RMI pendant un an fut autorisé. Ce dispositif est devenu permanent en 2009, avec la création du "RSA activité", complément social de revenu versé aux seuls travailleurs pauvres, tandis que les allocataires qui ne travaillent pas se contentent du "RSA socle", d’un montant égal à celui de l’ancien RMI : 418 euros mensuels pour une personne seule en 2012 3. Pour une personne vivant seule qui gagne 500 euros par mois par son travail, le RSA activité représente un complément de 260 euros par mois. Ce qui est loin d’être négligeable, mais ne lui permet pas pour autant d’avoir des revenus supérieurs au seuil de pauvreté.

Trente ans de politiques de solidarité

Cet important coup de pouce devait inciter les allocataires du RSA socle à revenir à l’emploi. C’est ainsi en tout cas que le passage du RMI au RSA a été "vendu" aux conseils généraux qui, depuis 2004, gèrent seuls ce dispositif : vous aurez moins d’allocataires au RSA socle, et davantage au RSA activité (à la charge de l’Etat). Nouvel échec. La crise a fait exploser le nombre d’allocataires du RSA : en juin 2012, on atteignait 1,6 million d’allocataires du RSA socle pour la France entière (+ 200 000 par rapport à juin 2009, date de substitution du RSA au RMI), et 500 000 au RSA activité. Au total, en comptant les personnes à charge, 4,5 millions de personnes vivent avec le RSA, soit environ une personne pauvre sur deux.

Créer des emplois de qualité

Dans le même temps, le taux de retour des allocataires à l’emploi n’a pas augmenté. Pas par manque de recherche d’emploi : une enquête d’octobre 2011 dans la région Rhône-Alpes 4 a montré que 77 % des personnes ayant perçu le RSA (socle ou activité) ont cherché peu ou prou un emploi au cours des dix-huit mois précédents. Mais que, lorsqu’elles en ont trouvé un, il était de médiocre qualité (temps partiel dans 72 % des cas, emploi temporaire dans 43 %). Au final, les allocataires du RSA effectuent de fréquents allers-retours entre emploi précaire, chômage et inactivité. Ce qui ne les sort guère de la pauvreté.

La première piste pour lutter contre la pauvreté est donc de créer de l’emploi, mais un emploi de meilleure qualité qu’aujourd’hui, pour compléter les offres qui, en période de crise, se font rares et très sélectives. D’où l’importance des contrats aidés, réservés aux personnes en difficulté et financés essentiellement par la collectivité. Mais à condition qu’ils donnent à ceux qui les occupent la qualification professionnelle qui leur permettra ensuite de rebondir, alors que beaucoup de contrats aidés actuellement sont à temps partiel, sans accompagnement ou formation. Le développement de contrats aidés type "alternance" permettrait de meilleurs résultats, avec une période de formation et une période en emploi, au terme desquelles serait délivré un certificat professionnel de qualification.

Revaloriser le RSA

Mais cette piste ne suffit pas. Pour lutter contre la pauvreté, les pouvoirs publics ont mené une politique d’activation** des aides sociales, consistant à inciter financièrement les allocataires à reprendre un emploi. Cela a conduit à bloquer le pouvoir d’achat du RMI puis du RSA socle (+ 3 % entre 1990 et 2010), tandis que celui du Smic horaire progressait de 29 % et le niveau de vie médian*** de 27 %. Cet écart grandissant, espérait-on, allait encourager les pauvres à travailler, alors qu’une progression parallèle de l’aide sociale les aurait incités à demeurer inactifs en vivant de l’aide sociale, donc à rester pauvres (c’est ce qu’on désigne par l’expression "trappe à pauvreté").

Evolution du statut d’emploi des personnes en situation de pauvreté de 1996 à 2008 (hors étudiants et retraités), en %

Hélas, si une partie des pauvres ne travaille pas, ce n’est pas par choix délibéré, mais en raison d’obstacles particuliers : problèmes de santé, de mobilité, de garde d’enfants... Si bien que la politique d’activation a profité uniquement aux plus proches de l’emploi, tandis que les autres voyaient l’écart se creuser : entre 1996 et 2008, la proportion des inactifs dans la population pauvre en âge de travailler, loin de se réduire, s’est sensiblement accrue (voir graphique page 63), marquant l’échec de l’activation, échec que la crise a évidemment accentué, faute d’emplois. Plutôt que de le reconnaître, certains ont alors accusé les pauvres de profiter de l’assistance, les victimes devenant ainsi des coupables. Les plus pauvres des pauvres - ceux n’ayant que le minimum social comme revenu - ont été les sacrifiés de ces deux décennies.

La revalorisation du RSA socle est donc une urgence, compte tenu des drames sociaux que vit la moitié de la population pauvre qui en dépend. Cette hausse n’est pas hors de portée, même dans une situation budgétaire difficile : une progression de 10 % coûterait un peu moins d’un milliard d’euros. Cela susciterait sans doute l’hostilité d’une partie de l’opinion publique, qui crierait à "l’assistanat". Car étonnamment, si l’écart croissant entre les 5 % les plus riches et le reste de la population choque beaucoup, peu de gens sont interpellés par l’écart, plus important, qui s’est creusé entre les 5 % les plus pauvres et le reste de la population. Entre 2008 et 2010, l’essentiel de la progression du taux de pauvreté est imputable à l’accroissement du nombre de personnes dont le niveau de vie est en moyenne de 520 euros 5 pour une personne seule. Cela concerne en particulier les 18-24 ans, qui atteignent un taux de pauvreté record de 24 %. En effet, lorsqu’ils n’ont pas d’emploi, la grande majorité d’entre eux ne remplissent pas les conditions pour être indemnisés par l’assurance chômage et n’ont pas accès au RSA 6. L’une des mesures à prendre serait donc d’élargir l’accès des jeunes au RSA, en veillant toutefois à ne pas les inciter à arrêter précocement leurs études.

Evolution de la part des jeunes de 16 à 25 ans n’étant ni en emploi ni en formation, de 1990 à 2009, en %
Evolution des niveaux de vie annuels de la population de 1996 à 2009, selon le revenu, en euros 2009

Bonnes pratiques

Par ailleurs, l’échec scolaire et l’insuffisance de formation sont des facteurs essentiels de pauvreté et d’exclusion : les personnes peu ou pas qualifiées sont fortement surreprésentées dans l’ensemble de la population pauvre, parce qu’elles ont beaucoup plus de difficulté à accéder à l’emploi stable que les autres. Et cela se reproduit de génération en génération : les enfants de familles pauvres ont quatre fois plus de probabilité d’arrêter leurs études sans diplôme que les autres 7. Parmi les jeunes sortis sans diplôme depuis un à quatre ans, seuls 33 % ont un emploi (hors emplois à temps partiel contraint). La probabilité est donc forte qu’ils constituent eux-mêmes un ménage à "très faible intensité de travail" 8, une caractéristique qui conduit à la pauvreté dans 48 % des cas.

Enfin, il faut renforcer les moyens en termes d’accompagnement social et professionnel des publics en difficulté sur le marché du travail, notamment ceux des travailleurs sociaux et du service public de l’emploi. Les populations les plus vulnérables rencontrent toutes une série d’obstacles aussi bien professionnels (manque de qualification, manque d’expérience...) que sociaux (difficulté à trouver une garde d’enfants, un logement, à se soigner...). Un accompagnement de qualité doit permettre de résoudre ces difficultés pour favoriser une insertion durable sur le marché du travail.

Des exemples de "bonnes pratiques" peuvent être pris à l’étranger : ainsi au Danemark, les services de l’emploi sont tenus de proposer aux chômeurs une formation ou un emploi correspondant à leur qualification et à leur expérience professionnelle, tandis qu’un service public de la petite enfance garantit à tous les parents que leurs enfants pourront être gardés, et ce gratuitement dès lors que le niveau de vie familial est inférieur à un certain seuil. Le résultat est spectaculaire : le taux de pauvreté des personnes à faible formation y est le plus bas de toute l’Union européenne, tout comme celui des familles monoparentales.

La leçon est claire. Par-delà la crise, une politique efficace de lutte contre la pauvreté implique d’agir simultanément sur plusieurs fronts : des aides sociales plus élevées, un accompagnement renforcé des personnes vulnérables, la création d’emplois (et notamment d’emplois aidés formateurs, qui permettent un retour positif sur le marché du travail ordinaire), une réduction de l’échec scolaire, une démocratisation de l’accès à la formation professionnelle et un système de garde d’enfants accessible à tous.

  • 1. A l’époque, le seuil de pauvreté était fixé à 540 euros.
  • 2. Selon une enquête réalisée par la Drees en 2006, en dix-huit mois, on observe 28 % de sorties du RMI vers l’emploi, dont la moitié avec des gains inférieurs au RMI ("Sortie du RMI et accès à l’emploi", par Anne Pia, dans RMI, l’état des lieux, La Découverte, 2008).
  • 3. Le barème officiel est de 475 euros, mais un "forfait logement" de 57 euros est déduit pour ceux qui perçoivent une allocation logement ou sont logés gratuitement, soit la grande majorité des allocataires.
  • 4. Enquête pilotée par la Mission régionale d’information sur l’exclusion (rapport accessible sur www.mrie.org/docs_transfert/publications/Etude_MRIE-RSA_et_pauvrete-vers...).
  • 5. Ce chiffre correspondant aux personnes ayant un niveau de vie inférieur à 40 % du niveau de vie médian (en 2009).
  • 6. Il existe un RSA jeunes qui ne touche que quelques milliers d’entre eux, puisqu’il faut avoir travaillé au moins deux ans sur les trois dernières années pour y prétendre.
  • 7. Voir "Les enfants pauvres en France", rapport n° 4 du Cerc, 2004, accessible sur www.cerc.gouv.fr
  • 8. Selon la nomenclature d’Eurostat, cela correspond aux ménages dans lesquels les personnes de 18 à 59 ans ne travaillent pas ou travaillent moins de 20 % d’un temps plein toute l’année. Le chiffre indiqué concerne la France en 2010.
* Taux de pauvreté

Proportion de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, qui correspond, selon les calculs, à 50 % ou 60 % du revenu médian du pays.

** Activation

On dit que les dépenses publiques consacrées à l'emploi sont "activées" lorsqu'elles sont subordonnées à l'occupation d'un emploi (prime pour l'emploi, par exemple) ou destinées à encourager les créations d'emplois (primes à l'embauche, exemptions de cotisations sociales, emplois aidés, etc.), au lieu de financer les conséquences de l'absence d'emploi (indemnisation du chômage, aide sociale).

*** Niveau de vie médian

Revenu du ménage qui, compte tenu de sa taille, dispose d'un niveau de vie tel que moitié de la population est mieux lotie et moitié moins bien.

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