Entretien

"Considérer la protection sociale comme un investissement"

6 min
Nicolas Duvoux Professeur de sociologie à l'université Paris 8

La pauvreté a recommencé à augmenter en France depuis le début de la crise. Nos politiques sociales sont-elles inadaptées face à cette situation ?

Le problème des politiques de lutte contre la pauvreté, c’est qu’elles consistent à traiter un phénomène déjà advenu en ne s’adressant qu’à ceux qui sont tombés dans la pauvreté. C’est ce que l’on a appelé "le paradoxe de la redistribution" : plus celle-ci est ciblée sur la pauvreté et moins elle a de chance d’atteindre son objectif, car elle ne touche nullement ceux qui pourraient demain connaître le même sort. Pour être efficaces, les politiques sociales doivent être les plus universelles possibles en proposant des protections à l’ensemble de la population, et non à telle ou telle fraction (les pauvres, les jeunes...).

Bien sûr le ciblage peut parfois être nécessaire et des instruments comme les minima sociaux font reculer, sinon la pauvreté elle-même, du moins son intensité. De fait, l’extrême dénuement recule. Mais cela ne signifie pas que les politiques réussissent. Un diagnostic d’échec total serait toutefois sans doute exagéré. La situation d’aujourd’hui révèle plutôt l’impuissance de nos politiques à inverser une tendance à la stabilisation puis à l’augmentation de la pauvreté, qui s’inscrit dans une organisation sociale, économique et politique plus large.

Quel bilan faites-vous du revenu de solidarité active (RSA) ?

Le RSA "activité" a apporté un complément de revenus qui a permis à 150 000 personnes environ de sortir de la zone des bas revenus, mais cela s’est fait au prix de deux écueils. Le premier est un taux de non-recours* qui atteint près des deux tiers de la population visée : fin juin 2012, 480 000 foyers bénéficiaient du RSA activité, alors que 1,5 million pourrait y prétendre.

Le second, c’est que le sort de l’immense majorité des allocataires du RSA "socle" n’a en rien changé. Ce qui a signifié, au vu de la hausse des prix des principaux produits de première nécessité, une baisse de leur pouvoir d’achat. Cette réforme, présentée en son temps comme une transformation majeure, n’a été finalement qu’un aménagement à la marge du RMI. En outre, le RSA ayant déjà été difficile à appliquer dans les départements, il est aujourd’hui peu probable que les exécutifs locaux soient prêts à se mobiliser pour une réelle transformation d’ampleur, dont nous aurions pourtant besoin. Et ce, sans même parler de l’opinion publique.

Que faut-il penser du procès en assistanat instruit par une partie de la droite contre certains bénéficiaires des minima sociaux ?

Il faut le prendre très au sérieux. On peut bien sûr objecter qu’il repose sur des affirmations erronées - toutes les études montrent que les minima sociaux ne désincitent pas au travail. On peut aussi dénoncer le caractère moralement insupportable de ces accusations, qui relèvent d’une stratégie politicienne menée aux dépens de la cohésion sociale et des populations les plus vulnérables.

Mais ces stratégies trouvent un écho dans certaines catégories fragilisées de la population, qui travaillent mais dont le salaire suffit à peine à boucler les fins de mois. C’est une mutation fondamentale de notre société qui voit aujourd’hui se développer une forme d’hostilité, plus ou moins larvée, entre ses pauvres et ses moins pauvres.

La situation des jeunes paraît très préoccupante : comment lutter efficacement contre la pauvreté et l’exclusion de cette tranche d’âge ?

Il faut réintégrer les jeunes dans le droit commun. L’idée d’un RSA "jeunes", tel qu’il a été mis en place en 2010, m’a toujours semblé une hérésie. Ce ciblage contient un grand nombre d’effets pervers, comme l’a montré l’économiste Philippe Askenazy 1. Il faudrait au contraire transformer le dispositif de droit commun pour qu’il réintègre les jeunes, qui n’auraient jamais dû en être écartés. Ainsi, il faudrait réfléchir à l’aménagement de certains dispositifs, qui freinent l’accès au RSA dès 18 ans, notamment le quotient familial** qui place, de facto, la barre de la majorité sociale à 25 ans et contribue à une redistribution vers le haut de la pyramide sociale.

La pauvreté des personnes âgées recommence également à augmenter. Comment y faire face ?

Encore une fois, une stratégie qui chercherait à résoudre la question sociale en la traitant population par population a toutes les chances de créer des phénomènes de vases communicants préjudiciables à une refonte de nos politiques de solidarité. Par exemple la meilleure politique de soutien aux retraites est-elle de revaloriser les pensions, ou plutôt de permettre aux femmes de travailler davantage par la mise en place de services publics de la petite enfance, et ainsi de cotiser davantage et d’avoir des carrières moins mitées ?

On peut identifier plusieurs problèmes. Le premier est la sous-utilisation chronique de la force de travail des salariés vieillissants. La Finlande a réussi à pallier cette difficulté par une stratégie résolue... mais aussi par une rémunération plus équilibrée entre les différentes générations présentes sur le marché du travail. Peut-être faut-il s’appuyer sur le principe "à travail égal, salaire égal" pour diminuer l’incitation des employeurs à se débarrasser de salariés âgés qui coûtent cher, et favoriser la formation tout au long de la vie pour permettre un déplacement progressif à l’intérieur de la hiérarchie salariale.

L’autre problème est, plus généralement, celui de la protection sociale en France : étant donné que celle-ci dépend de l’emploi qu’on occupe, une insertion fragile sur le marché du travail, voire une exclusion pure et simple de l’emploi, rejaillit inévitablement sur les droits auxquels les individus peuvent prétendre, notamment les droits à la retraite.

Par conséquent, ne faut-il pas refonder l’ensemble du système français de solidarité et de protection sociale sur de nouvelles bases ?

Les étapes immédiates consistent à universaliser les droits de la protection sociale, pour attacher ces droits à la personne et non plus au statut d’emploi. Cette question doit absolument être abordée dans le cadre de la négociation actuelle sur le marché du travail. Il s’agit aussi de revaloriser les minima sociaux, dont les montants atteignent à peine 50 % du seuil de pauvreté, et qui ne permettent pas une vie digne à ceux qui doivent y recourir. De fait, les minima sociaux français sont parmi les plus bas d’Europe.

Au-delà, deux actions de plus longue portée peuvent être entreprises. D’une part, assurer un accompagnement social multiforme, couvrant notamment l’accès aux soins, aux transports, etc., qui évite que des populations se retrouvent sans aide pendant des années, avant d’être parfois sommées de se prendre en main de manière aussi brutale qu’inattendue. D’autre part, en amont, il faudrait inverser le flux de personnes qui tombent dans l’assistance, à travers un élargissement des critères d’accès à l’indemnisation du chômage, afin que celle-ci prenne en charge une partie plus importante des demandeurs d’emploi.

Par ailleurs, il faut veiller à permettre un accès plus équitable aux ressources de la protection sociale, qu’il s’agisse de ressources monétaires ou de formation, par exemple. Les efforts de formation continue sont élevés en France, même s’ils le sont moins que dans d’autres pays, mais ils bénéficient d’abord à ceux qui sont déjà qualifiés.

Enfin, et surtout, les pouvoirs publics et les citoyens doivent considérer la protection sociale - et les dépenses qui lui sont associées - comme un investissement, tout comme l’éducation secondaire et supérieure.

  • 1. Voir Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010, par Philippe Askenazy, Le Seuil, 2011.
Propos recueillis par Camille Dorival

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