Idées

Inde : la croissance sans le développement ?

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La dixième puissance économique mondiale offre un visage extrêmement contrasté, entre d'éclatants succès et des problèmes structurels persistants : une pauvreté massive, un Etat défaillant, des infrastructures calamiteuses... Et cela ne devrait pas s'arranger avec le ralentissement de la croissance.

Des ilots de prospérité dans un océan de pauvreté : telle est l’image que l’Inde voudrait ne plus donner d’elle-même et dont elle ne parvient pas à se défaire. Avec un produit intérieur brut (PIB) pratiquement égal à celui de l’Italie et de la Russie, l’Inde est aujourd’hui la dixième puissance économique mondiale (voir graphique), devant le Canada, l’Australie, l’Espagne et le Mexique. Si les tendances récentes se prolongent, sa masse économique dépassera celle de la France avant la fin de la décennie.

Entre richesses...

Vingt ans après le lancement du processus de libéralisation économique, l’Inde est aujourd’hui deux fois plus ouverte aux échanges extérieurs que le Brésil ou les Etats-Unis. Mondialement connues, ses entreprises excellent dans des domaines aussi variés que la sidérurgie (Steel Authority of India, Tata Steel), l’industrie pharmaceutique (Sun Pharmaceutical) et les services informatiques (TCS, Infosys, Wipro).

Pourcentage de la population vivant avec moins de 2 dollars par jour (1981,1993 et 2005), en parité de pouvoir d’achat

Tant en raison de la taille de son marché intérieur que de l’abondance de ses ressources en travail qualifié, l’Inde est une cible prioritaire dans les stratégies d’investissement des firmes transnationales, la troisième après la Chine et les Etats-Unis, selon les enquêtes menées par la Cnuced. Ses entreprises sont aussi devenues des investisseurs importants à l’étranger, avec un stock d’investissements directs internationaux approchant celui des firmes sud-coréennes. Sa capitalisation boursière, à plus de mille milliards de dollars, talonne celle de l’Allemagne. Dépassé en Asie seulement par la Chine (9 %) et le Vietnam (6 %), le rythme annuel de croissance de son PIB par habitant atteint 5 % au cours des vingt dernières années.

... et pauvreté

A cette vision aérienne d’une économie indienne en phase de décollage vertical s’oppose l’image terrestre d’une pauvreté envahissante, de la malnutrition de masse et d’un système éducatif profondément inégalitaire. A la différence de la Chine, les progrès de la lutte contre la pauvreté ont été limités en Inde au cours des dernières décennies. Par rapport à un seuil de pauvreté défini pour les économies en développement par un pouvoir d’achat de 2 dollars par jour et par personne, la pauvreté touchait encore 75 % de la population en 2005, contre 37 % en Chine et 18 % au Brésil (voir graphique). Tandis que le nombre de pauvres diminuait en valeur absolue de 500 millions de personnes en Chine entre 1981 et 2005, il augmentait en Inde de 230 millions.

Selon les données rassemblées par les Nations unies, 22 % de la population souffraient de malnutrition en Inde en 2005, contre 10 % en Chine. Elément crucial du développement, le retard éducatif des femmes est particulièrement marqué, avec seulement 27 % des femmes de plus de 25 ans ayant atteint au moins le seuil de l’enseignement secondaire, contre 55 % en Chine. Très présent en milieu rural, où vit 70 % de la population, l’analphabétisme touche plus de la moitié des femmes à l’échelle du pays, contre moins de 15 % en Chine.

Un Etat défaillant

De tels écarts ne peuvent s’expliquer par le simple différentiel des taux de croissance économique. Ils mettent en jeu des variables culturelles mais aussi la capacité de l’Etat à répondre aux besoins de base de la population en termes de santé, d’éducation et d’infrastructures. Avec des recettes fiscales égales à seulement 11 % du PIB et des charges d’intérêt sur la dette publique de plus de 3 % du PIB, le gouvernement indien n’est à l’évidence pas en mesure d’assumer ses missions essentielles de service public. Les sommes qu’il alloue au système de santé (1 % du PIB) et au système éducatif (3 %) sont tellement en deçà de l’effort requis qu’elles rendent inévitable le développement d’un système à deux vitesses, dans lequel une minorité (urbaine) a recours à des institutions privées coûteuses tandis que le reste de la population s’accommode des services fournis par des institutions publiques le plus souvent déficientes.

Dans le domaine scolaire, les choses sont compliquées par l’ostracisme dont sont victimes les enfants des castes les plus basses, une réalité qui a conduit en 2009 au vote d’une loi obligeant les écoles à leur réserver le quart des inscriptions en première année. Axée sur l’aide alimentaire en nature et la subvention des prix des produits de première nécessité, la lutte contre la pauvreté bénéficie de ressources significatives (2,5 % du PIB), mais elle se heurte à une corruption endémique qui se traduit par des détournements massifs de fonds et de ressources.

Masse économique relative (PIB en dollars courants), en % du PIB des Etats-Unis

Incapable d’assumer son rôle dans le domaine social, l’Etat indien n’est guère plus efficient en matière d’infrastructures. Qu’il s’agisse des réseaux routiers, ferroviaires et aériens ou encore de l’état calamiteux des infrastructures électriques - dont témoignent les deux défaillances massives de réseau qui ont privé d’électricité 600 millions de personnes deux jours de suite en juillet dernier -, la capacité d’offre du pays se heurte à des goulots d’étranglement multiples qui accroissent les coûts de production et freinent l’investissement.

Sous développée, l’industrie manufacturière ne contribue qu’à hauteur de 15 % au PIB (contre 30 % en Chine) et n’absorbe qu’une partie minime des 13 millions de jeunes qui intègrent le marché du travail chaque année. Pénalisée par une logistique défaillante, elle est en outre exposée à un coût du travail relativement élevé, tiré vers le haut par le manque structurel de travailleurs qualifiés que provoque le développement accéléré de la high-tech indienne. En 2007, malgré un niveau de vie inférieur de moitié à celui de la Chine, le coût moyen du travail dans le secteur manufacturier y était plus élevé de 10 % que dans l’empire du Milieu.

Le dos au mur

Négligés pendant les années de croissance rapide, ces problèmes deviennent particulièrement aigus dans le contexte actuel de ralentissement marqué de l’activité. En 2012, pour la première fois depuis dix ans, le taux de croissance de l’économie tombera en dessous de 5 %, selon les dernières estimations du FMI. L’inflation, qui dépasse 10 % en rythme annuel depuis 2009, frappe tout particulièrement les bas revenus, qui sont exposés à la flambée des prix alimentaires (+ 70 % en cinq ans). Elle entrave aussi la conduite de la politique monétaire, bloquant la détente attendue des taux d’intérêt. Le déficit public, à plus de 9 % du PIB, est de loin le plus élevé parmi les économies émergentes et réduit à peu de chose les marges de manoeuvre du gouvernement.

Déprimé par le ralentissement de la demande mondiale, l’investissement est en chute libre tout comme les investissements étrangers. Face au risque de dégradation de sa note financière, qui la ferait passer, s’il se concrétisait, au niveau des junk bonds (obligations de pacotille), le gouvernement a annoncé en septembre une réduction des subventions à l’économie et des mesures d’encouragement aux investissements étrangers. De quoi rassurer les marchés sur ses intentions, mais pas de résoudre les problèmes structurels qui entravent le développement du pays.

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