Idées

Eric J. Hobsbawm, l’historien des sociétés capitalistes

6 min

Marxiste "franc-tireur", comme il se qualifiait lui-même, Hobsbawm s'est fait l'historien des sociétés face aux nationalismes et aux soubresauts du capitalisme contemporain.

Décédé le 1er octobre 2012 à l’âge de 95 ans, Eric J. Hobsbawm est l’un des historiens du XXe siècle qui ont le plus compté, à l’instar d’Ernest Labrousse et plus encore de Fernand Braudel dont il se sentait proche. Proche par sa vision globale des phénomènes et par son souci de rattacher l’histoire du quotidien aux grands mouvements du temps, en faisant appel aux connaissances issues des autres sciences sociales. D’ailleurs, il parlait lui-même "d’entente plus que cordiale" entre les revues que chacun d’eux anima, Les Annales pour l’un, Past and Present pour l’autre.

Tandis que Braudel consacrait sa somme Civilisation matérielle, économie et capitalisme à la période allant du XVe au XVIIIe siècle, Eric Hobsbawm parcourait les XIXe et XXe siècles à travers quatre tomes : L’ère des révolutions, L’ère du capital, L’ère des empires et pour finir L’âge des extrêmes du "court XXe siècle" (1914-1991). Hobsbawm comme Braudel ont ausculté l’histoire du capitalisme : le second, non marxiste, plus théoricien et attentif aux phénomènes économiques ; le premier plus pragmatique et plus politique, centré sur l’évolution des sociétés et leurs injustices, même si l’économie, en bon marxiste qu’il était, est restée pour lui déterminante.

Un penseur sans dogme

Marxiste ? Dans l’historiographie française, ce qualificatif est vite synonyme d’un certain dogmatisme, d’une pensée mécaniste dont on ne peut se débarrasser qu’en la rejetant violemment, à quelques exceptions près, pour dénoncer le "passé d’une illusion". Tout en étant resté cinquante ans au Parti communiste anglais, Hobsbawm est demeuré un esprit libre, sensible aux interactions entre l’infrastructure économique et la superstructure sociétale.

Si la lutte de classe demeure pour lui un moteur de l’histoire, il la conçoit à la manière des historiens libéraux du XIXe siècle dont il étudie les analyses (dans Aux armes, historiens ! Deux siècles d’histoire de la Révolution française). Eux voyaient dans la Révolution, au-delà des péripéties condamnables de son processus, l’essor progressiste des classes moyennes. Hobsbawm se garde en même temps de toute vision messianique du prolétariat comme d’en célébrer par avance l’unité. Significativement, un de ses recueils (non traduit en français) s’intitule Mondes du travail (au pluriel). On y retrouve les briseurs de machines, moins hostiles au progrès technique qu’on ne l’a dit, et l’histoire des bandits ruraux dans le monde préindustriel (sujet d’un autre livre qui fit date, Bandits), ou encore une analyse sur l’étrange penchant des cordonniers pour la révolte, voire la révolution.

Pour une histoire culturelle

Hobsbawm n’en défend pas moins l’apparition d’une véritable conscience de classe en Angleterre. Apparition tardive puisqu’il la situe au début du XXe siècle. Il en veut pour preuve "l’adoption silencieuse, par la masse des ouvriers britanniques, entre 1880 et 1905, d’un type de casquette à visière qui devint l’emblème de leur appartenance à une même classe". Hobsbawm n’a pas attendu la vogue de l’histoire culturelle pour la pratiquer et l’intégrer à une réflexion globale. L’histoire de la casquette vient rappeler qu’il s’intéresse au textile-habillement non seulement comme secteur clé de l’histoire du capitalisme, à la charnière du monde artisanal et du monde industriel, mais aussi comme marqueur sociétal : "Ce qui a vraiment transformé le monde occidental, c’est la révolution culturelle des années 1960. L’année 1968 se révélera peut-être moins un tournant dans l’histoire du XXe siècle que 1965, qui ne revêt aucune signification politique : en effet, cette année-là, l’industrie textile a produit, pour la première fois, plus de pantalons pour les femmes que de jupes."

Chez lui, l’attention aux transformations des sociétés sert l’histoire de chaque pays et celle des relations internationales : en consacrant toute une partie de ses recherches aux nations et aux nationalismes, Hobsbawm a souligné la différence qu’il y a entre l’Etat-nation pris en tant que communauté politique à la française ou à l’américaine, et l’Etat-nation qui voit dans l’unification fantasmée du peuple par le sang, la langue ou la culture, la justification du tracé des frontières ou des revendications territoriales. Il insiste sur la fabrication du sentiment national par les élites culturelles et politiques, thème que l’on retrouve dans L’invention de la tradition, où l’on voit aussi bien les Etats que les mouvements anticapitalistes ou les sociétés traditionnelles fabriquer leur histoire ou leur contre-histoire pour assurer la cohésion de leur communauté.

Les Etats-nations qu’il analyse servent de cadre au développement du capitalisme, mais la vocation de ce système est de franchir les frontières, dans une dynamique de globalisation qui, au fur et à mesure de l’histoire, entre en contradiction avec les structures politiques étatiques. Tout au long de cette histoire, Hobsbawm relève les dynamiques inégalitaires, les "destructions créatrices" du capitalisme et les réactions des sociétés pour en combattre les méfaits.

Une sensibilité cosmopolite

La révolution russe qui donne naissance à l’URSS incarne l’une de ces réactions, peut-être la plus spectaculaire et la plus radicale. Le tableau que fait Hobsbawm du "socialisme réel" et de la dictature stalinienne dans L’âge des extrêmes est sans concession. Pour lui cependant, si "le coût humain du régime soviétique a été énorme et insupportable", le totalitarisme de l’URSS ne peut être assimilé à celui de l’Allemagne nazie. En effet, selon lui, "l’un des pires régimes de la planète a joué un rôle positif sur la scène mondiale" car pour commencer, il a incarné pour des millions de gens, malgré sa nature réelle, l’espoir d’une société juste et fraternelle, il a ensuite contribué fortement à la défaite nazie, puis stimulé les pays capitalistes dans leurs politiques sociales et, enfin, il a servi de point d’appui aux mouvements de libération du tiers monde.

L’intérêt supplémentaire de son oeuvre est de laisser poindre, derrière les analyses de l’historien, la réflexion d’un contemporain d’une partie de la période qu’il analyse. Né à Alexandrie en 1917 d’un père anglais et d’une mère autrichienne, il grandit à Vienne, puis à Berlin et à Londres, où il emménage à 16 ans, deux mois après l’accession d’Hitler au pouvoir. Il y a chez lui une sensibilité cosmopolite, proprement européenne, celle-là même qui perce dans Le monde d’hier de Stefan Zweig. Polyglotte sans frontières, il voyage beaucoup toute sa vie, en Amérique du Nord et du Sud, en Europe, faisant de la France où il se rend chaque année (sauf pendant l’Occupation) une "seconde patrie".

Dans une de ses interviews, Eric Hobsbawm souhaitait qu’on se souvienne de ses écrits "comme ceux d’un animateur, d’un stimulateur, européen par ses origines, global par le type d’histoire transpériode et transcontinentale qu’il pratique". On se souviendra aussi de son attention aux injustices et aux révoltes, présente depuis son premier ouvrage, Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, jusqu’au dernier recueil d’articles paru, Rebellions, dans lequel il évoque à la fois "la résistance des gens ordinaires", paysans d’Amérique latine ou ouvriers européens, et le jazz, sur lequel il aimait écrire sous le pseudonyme de Francis Newton. A la fin de son autobiographie, il rappelle : "Il faut continuer à dénoncer et à combattre l’injustice sociale. Le monde ne guérira pas tout seul."

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !