Economie

Etats-Unis : du pétrole dans le gaz de schiste

9 min

Avec des prix du gaz tombés au plus bas, les consommateurs américains se frottent les mains. Quant aux producteurs, ils basculent du gaz au pétrole de schiste.

Il y a de l’eau dans le gaz de schiste. La chute spectaculaire des cours du gaz aux Etats-Unis - tombé à 3,30 $ par MBtu* début janvier 2013, contre 5,80 dollars trois ans plus tôt - sonne-t-elle la fin du boom de son exploitation ? Sommes-nous à la veille de l’éclatement de ce qui n’aurait été au fond qu’une nouvelle bulle spéculative, à la manière de la crise des subprime ? Est-ce un retournement propre à décourager les ardeurs des industriels appâtés par les gisements dormant aux pieds de nos Causses ? Pour les écologistes, ce serait le rêve. Mais tirer une telle conclusion de la situation américaine serait hélas bien éloigné de la réalité.

Deuxième réserve mondiale

Les Etats-Unis, naguère inquiets de leur dépendance gazière, sont pour l’instant le seul pays au monde à s’être lancé à fond dans l’exploitation de ces ressources non conventionnelles. Immenses, elles les hissent au rang de deuxième réserve mondiale, derrière la Russie, mais devant l’Arabie Saoudite. Nulle jusqu’en 2006, la production de gaz de schiste a pris son envol en 2007 et représentait quatre ans plus tard 30 % de l’extraction gazière aux Etats-Unis. La production intérieure (conventionnelle et non conventionnelle) couvre désormais 90 % des besoins américains - contre 38 % pour l’Union européenne - et l’autosuffisance devrait être atteinte en 2020, selon l’Agence américaine d’information sur l’énergie (EIA).

Zoom Un fort impact environnemental

Le gaz naturel (ou méthane) est dit "non conventionnel" en raison de son extraction plus difficile et plus coûteuse que pour un gisement gazier (ou pétrolier) classique. Le gaz de schiste et le gaz de réservoir compact sont enfermés en profondeur dans des couches rocheuses et denses. Le gaz circule peu dans ces formations et pour l’extraire, il faut non seulement forer, mais également, pour libérer le gaz, fracturer la roche en y injectant de grandes quantités d’eau à haute pression (accompagnée d’additifs chimiques). C’est ce qu’on appelle la fracturation hydraulique, une technique dérivée de l’activité pétrolière. Elle peut présenter des risques sismiques ou d’effondrement ainsi que des menaces de pollution potentielle des nappes phréatiques.

Par ailleurs, chaque puits pouvant capter une quantité assez limitée de gaz, l’exploitation d’un champ nécessite de réaliser de nombreux forages à faible distance les uns des autres. Enfin, les fuites de méthane (CH4) lors de l’extraction contribuent au réchauffement climatique, ce qui réduit considérablement (sinon annule totalement selon certaines études) l’avantage que représente le gaz naturel par rapport au charbon en termes d’émissions de CO2.

L’intérêt pour le gaz de schiste, dont l’existence est connue depuis des décennies, est allé grandissant au cours des années 2000, avec la montée des prix de l’énergie. Et les pouvoirs publics ont largement soutenu les activités de recherche et développement des sociétés pétrolières dans ce domaine. Le déclic de l’exploitation commerciale est venu avec la flambée des prix de 2007-2008, années durant lesquelles le prix moyen du gaz s’établissait à 8 $/MBtu. Il est ensuite tombé à 4 $ en moyenne entre 2009 et 2011, du fait de la crise et du ralentissement de l’activité économique. Mais, même à ce prix, l’exploitation reste souvent profitable et la production de gaz de schiste a doublé sur cette période, passant de 112 à 240 milliards de mètres cubes.

Mauvaise passe pour les exploitants

Les producteurs ont d’autant mieux encaissé cette division par deux des cours qu’ils jouissent de facilités fiscales. Selon une enquête publiée cet été par l’agence Bloomberg, Chesapeake, numéro 2 du gaz naturel aux Etats-Unis, a réalisé 5,5 milliards de dollars de profits avant impôts en vingt-trois années d’existence, mais ne s’est acquitté sur cette période que de 53 millions d’impôts sur les bénéfices. Soit 1 %, alors que le taux en vigueur aux Etats-Unis est théoriquement de 35 % 1.

Explication : les sociétés pétrolières et gazières disposent, entre autres avantages, du droit d’inscrire dans leurs comptes les lourds investissements nécessaires à la réalisation d’un puits dans l’année où l’argent est dépensé, plutôt que d’étaler l’amortissement sur la durée d’exploitation du gisement. Ce qui permet à une société qui multiplie les nouveaux forages de différer sans cesse le paiement de ses taxes.

Cette législation, qui remonte à 1916, était justifiée à l’époque par le fait qu’un forage pouvait ne rien donner. Mais aujourd’hui, avec les progrès des techniques de prospection, le risque de ne pas tomber sur du pétrole ou du gaz en creusant est quasiment nul. La suppression de cette vieille loi rapporterait 3,5 milliards de dollars au budget fédéral en 2013, indique encore Bloomberg, qui rappelle que le patron de Chesapeake a touché au cours de la seule année 2008 deux fois le montant versé par son entreprise au titre de l’impôt sur les sociétés en deux décennies. Raison pour laquelle, en cette période de coupes budgétaires, des voix s’élèvent parmi les membres du Congrès américain pour revoir à la baisse les avantages offerts au "Big Oil" 2.

Du "liquide" pour ne pas boire la tasse

Ces dispositions n’ont toutefois pas empêché Chesapeake et ses homologues de connaître de sérieuses difficultés en 2012 : le prix du gaz a de nouveau chuté, tombant à 2,80 $/MBtu en moyenne annuelle, ce qui a forcé des entreprises à vendre d’urgence des actifs, voire, pour certaines, à mettre la clé sous la porte. Ces prix historiquement bas ne signifient pourtant pas la fin de l’épopée du gaz de schiste.

Prix du gaz (en $/MBtu) et du pétrole brut (en $/baril) sur le marché spot américain (moyennes mensuelles)
Extraction brute de gaz aux Etats-Unis, en milliards de m3, selon la nature du réservoir
Production de pétrole brut par source, en millions de barils/jour
Nombre de plates-formes de forage pétrolier et gazier sur le sol américain

Des facteurs très conjoncturels expliquent tout d’abord la faiblesse des cours. "Le début de l’année 2012 a été particulièrement doux, rappelle Anne-Sophie Corbeau, experte des marchés gaziers à l’Agence internationale de l’énergie (AIE). On pouvait se promener en bras de chemise à New York alors que la ville est d’habitude sous la neige." A cette faiblesse de la demande hivernale s’est ajoutée une saturation des capacités de stockage. En l’absence d’infrastructures permettant d’exporter du gaz naturel liquéfié (GNL), les prix se sont donc retrouvés au plancher. Et ce d’autant plus que, dans le même temps, la production a malgré tout continué d’augmenter : + 4 % environ en 2012. Pour 2013, l’administration américaine annonce un prix moyen de marché de 3,70 $/MBtu et une légère hausse de la production de gaz, de 1,96 à 1,97 milliard de m3/jour 3. Ce qui signifie une croissance toujours soutenue des gaz de schiste, les gisements conventionnels étant en phase de déclin depuis une dizaine d’années (voir graphique).

Prix moyens du gaz sur les marchés américains, européens et japonais en octobre de chaque année, en $/MBtu

Mais pourquoi la production de gaz de schiste continue-t-elle de progresser à ces niveaux de prix, alors qu’on situe généralement son seuil de rentabilité moyen plutôt vers les 4 ou 5 dollars ? "Les progrès technologiques sont extrêmement rapides et les études sur le sujet vite dépassées, observe l’analyste de marché Thierry Bros, qui vient de publier un ouvrage sur les développements du gaz de schiste 4. Les taux de récupération du gaz dans les puits sont aujourd’hui deux fois plus élevés qu’il y a seulement deux ou trois ans."

Mais lui comme Anne-Marie Corbeau pointent surtout l’essor du pétrole de schiste : encore marginal en 2008, il pourrait représenter le tiers la production nationale dès le milieu de cette décennie, selon l’EIA, ce qui accentuera encore le recul spectaculaire de la dépendance énergétique américaine. Passée de 30 % en 2005 à 20 % aujourd’hui grâce au gaz de schiste, elle pourrait tomber à 10 % à l’horizon 2030 avec le pétrole de schiste. Or, les gisements pétroliers contiennent également du gaz dans des proportions variables. Le gaz y est un sous-produit de l’exploitation pétrolière et son coût d’extraction, quasi nul, s’accommode d’un prix de marché très faible. Toutefois, sa commercialisation dépend aussi des coûts du transport : le gaz de l’immense gisement de pétrole de schiste de Bakken, dans le Dakota du Nord et le Montana, distant des lieux de consommation, est brûlé à la sortie du puits. Inversement, bien des gisements gaziers sont également riches en "liquides". C’est la raison pour laquelle le champ de Marcellus, qui s’étend sous la Pennsylvanie et la Virginie de l’Ouest, attire tant aujourd’hui les exploitants : la valorisation du pétrole permet de compenser la faiblesse des prix du gaz.

Les sociétés qui hier produisaient du gaz "sec" (sans pétrole) se sont ainsi tournées vers le "liquide" pour ne pas boire la tasse. Ce virement de bord a été extrêmement rapide : du début à la fin des années 2000, 80 % de l’activité de forage étaient destinés à l’exploitation gazière. Mais à partir 2009, le rapport a commencé à s’inverser et, aujourd’hui, 75 % des forages visent le pétrole.

Les Européens tentés de suivre

La baisse du prix du gaz américain ne traduit donc pas une crise du côté de l’offre, mais un nouvel équilibre lié à l’essor du pétrole de schiste. Cette situation est une aubaine pour l’économie, en particulier pour les producteurs d’électricité. Les consommateurs en profitent également : les tarifs électriques appliqués aux industriels ont baissé de 2,1 % en 2012 par rapport à 2011. En revanche, l’évolution des prix outre-Atlantique a creusé un fossé avec les deux autres grands marchés gaziers de la planète : l’Union européenne et le Japon (avec la Corée). Ceux-ci se fournissent en Russie, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sur la base de contrats de long terme indexés sur les prix du pétrole... lesquels sont orientés à la hausse (voir graphique). En octobre dernier, les Européens payaient ainsi leur gaz 3,3 fois plus cher que les Américains et les Japonais, 4,6 fois plus.

"Depuis Fukushima, les Japonais sont non seulement obligés d’importer massivement du gaz, mais ils le payent plus cher en raison de la hausse du prix du brut. Pour eux, c’est dramatique", rappelle Anne-Sophie Corbeau.

Les Européens, exceptées les firmes implantées aux Etats-Unis, sont également amers : "S’ils payaient leur gaz au prix auquel les Américains l’achètent, ils auraient dépensé 155 milliards d’euros de moins en 2012, soit 0,9 % de leur produit intérieur brut. C’est la différence entre croissance et récession", pointe Thierry Bros. D’où les efforts engagés de ce côté-ci de l’Atlantique pour réduire un écart de prix qui contribue - avec le taux de change euro/dollar - à plomber la compétitivité des industriels. D’abord, renégocier à la baisse les contrats gaziers. Ce que les Européens ont fait avec un succès variable pour l’instant vis-à-vis de leurs fournisseurs russes et arabes.

Ensuite, rechercher d’autres sources d’approvisionnement. Ce n’est pas simple. L’Australie, l’un des principaux candidats du fait de ses réserves, est encore loin d’exporter du GNL et celui-ci sera cher en raison de ses conditions d’exploitation. De leur côté, les Etats-Unis surveilleront comme le lait sur le feu leurs exportations. L’administration est aujourd’hui confrontée aux demandes des producteurs d’ouvrir davantage le marché pour faire remonter les prix intérieurs et celles des électriciens pour les maintenir au plancher. La question n’est pas tranchée. Un premier terminal de liquéfaction, Sabine Pass, en Louisiane, a été autorisé et doit entrer en service en 2015, mais nul ne sait quand la vingtaine d’autres projets portés par des producteurs alléchés par les tarifs européens et asiatiques verra le jour.

La troisième voie qui s’offre aux Européens pour réduire l’écart avec l’Amérique est donc très tentante : puiser à leur tour dans leurs propres réserves de gaz de schiste. La Pologne, puis récemment le Royaume-Uni, ont ouvert le bal. Et les pressions de l’industrie restent fortes pour que d’autres suivent, notamment la France dont les réserves estimées sont importantes. Compte tenu de son impact négatif sur le climat et en l’absence de progrès décisif sur le front de la capture et du stockage du CO2, cette nouvelle course planétaire aux hydrocarbures non conventionnels revient à faire une croix sur les générations futures.

  • 1. "Chesapeake’s 1 % Tax Rate Shows Cost of Drilling Subsidy", 2 juillet 2012 (www.bloomberg.com/news).
  • 2. "End Breaks for Big Oil", Commission économique du Congrès (www.jec.senate.gov).
  • 3. "Short-Term Energy Outlook", janvier 2013 (www.eia.gov).
  • 4. "After the US Shale Gas Revolution", Technip, 2013.
* MBtu

Million de Btu (british thermal unit). Un Btu est la quantité de chaleur nécessaire pour élever une livre anglaise d'eau de 1° F. La chaleur dégagée par un mètre cube de gaz naturel correspond à 0,36 million de Btu.

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