Dossier

La réforme sans fin

6 min

Partagée entre héritage de la Révolution et ambition modernisatrice, l'organisation territoriale française est devenue un vrai mille-feuille qui pose des problèmes de démocratie et d'efficacité.

Après l’acte I et l’acte II, voici l’acte III. La décentralisation, en France, est l’histoire d’une réforme toujours inaboutie. Et le rythme des lois s’accélère depuis une quinzaine d’années : chaque législature produit un grand texte sur l’organisation des territoires. Le prochain, dont on connaît déjà les grandes lignes, devrait être présenté en Conseil des ministres en mars, pour une première lecture au Sénat en avril. Pourtant, les problèmes perdurent : surabondance et émiettement des structures, enchevêtrement des compétences, instabilité des modes de financement, inadéquation d’un cadre uniforme aux cas particuliers, etc.

Pourquoi notre pays a-t-il tant de mal à stabiliser son organisation territoriale ? Depuis les années 1960, deux modèles s’affrontent et se superposent : le premier, hérité de la révolution française, est organisé autour des 36 782 communes (dont 32 000 comptent moins de 2 000 habitants...) et d’une centaine de départements. Face à ce diptyque, l’Etat cherche depuis plus de quarante ans à promouvoir deux autres échelons jugés plus adaptés aux évolutions de l’économie et de la mobilité : l’agglomération et la région.

Dépenses publiques infranationales (Etats fédérés et collectivités locales) en 2011, en % du PIB et de l’ensemble des dépenses publiques

L’échelle urbaine correspond à une double préoccupation : favoriser le développement des pôles de croissance que sont les métropoles et mieux gérer des agglomérations qui débordent largement le cadre très émietté des communes. Après la loi de 1966 qui a créé 11 communautés urbaines dans les plus grandes villes de province, celle de 1999 a considérablement accéléré la couverture intercommunale du territoire 1, moyennant l’appel au volontariat et des incitations fiscales. Puis la loi de 2010 a obligé les derniers récalcitrants à rejoindre une intercommunalité d’ici à la fin 2014. Et la nouvelle loi de décentralisation en préparation entend elle aussi renforcer les compétences des intercommunalités .

L’échelle de la région, quant à elle, correspond à l’affirmation d’une logique économique, absente de la rationalité administrative du département. Celui-ci est centré sur sa préfecture (son centre administratif, son tribunal, sa gare...). Celle-là entretient un lien organique avec sa métropole (son centre universitaire, son CHU, sa gare TGV ou son aéroport...). Le pouvoir régional a pourtant du mal à s’affirmer en France. Après l’échec du référendum de 1969 sur la régionalisation et la création d’établissements publics régionaux dans les années 1970, il faut attendre la loi de décentralisation de 1982 pour que les régions accèdent au statut de collectivités locales à part entière. Tout comme l’acte 2 de la décentralisation orchestré par Jean-Pierre Raffarin en 2003, l’acte III en préparation devrait transférer d’importants blocs de compétences de l’Etat aux régions dans le domaine du développement économique et de la formation.

Des nains politiques

Pour autant les régions restent des nains politiques : elles n’ont pas de prééminence sur les autres niveaux de collectivité. Et ont moins de moyens : en 2011, leurs dépenses représentaient moins de 40 % de celles des départements, et 12 % seulement de celles de l’ensemble des collectivités. Sans parler de leurs poids comparés aux régions d’autres pays d’Europe : quand le conseil régional d’Alsace gère 700 millions d’euros de budget, le Bade Wurtemberg, juste de l’autre côté du Rhin, en brasse... 37 milliards.

Pas plus que les intercommunalités n’ont évincé les communes, les régions n’ont marginalisé le département. Pire, ceux-ci sont sortis renforcés de l’acte II qui leur a transféré d’importantes compétences sociales et de déplacements, alors que l’objectif affiché était le renforcement du pouvoir régional. Résultat : les deux modèles d’organisation coexistent pour former le fameux mille-feuille territorial français. D’où ce paradoxe : la France est un pays à la fois excessivement décentralisé - avec trois niveaux de collectivités élues, légitimes à intervenir dans tous les domaines d’action publique et jouissant d’une autonomie fiscale nettement plus élevée que la moyenne européenne - et relativement peu décentralisé quand on considère leur poids financier comparé à celui de l’Etat (voir graphiques page 60).

Dépenses des différents niveaux de collectivités et de l’Etat en 2011, en milliards d’euros
Dépenses des collectivités en 2011, par fonction

Un problème d’efficacité

Cette situation pose plusieurs problèmes. Démocratique d’abord, l’action publique étant devenue illisible. Comment savoir qui est responsable de quoi quand de multiples niveaux de collectivités enchevêtrent leurs compétences, c’est-à-dire leur pouvoir d’agir, mais aussi de bloquer ? Malgré un nombre impressionnant d’élus locaux (plus de 560 000, dont 520 000 conseillers municipaux), la démocratie locale reste une affaire de notables. La montée en puissance des intercommunalités ne s’est pas accompagnée d’un réel souci démocratique, les conseillers intercommunaux n’étant jusqu’ici pas élus directement. Le mode de scrutin prévu par le présent projet de loi ne résout que partiellement ce problème . Pire, les élus locaux animent de puissants lobbies qui sont devenus une force de résistance au changement dans certains cas. Comment imaginer qu’une Assemblée nationale, composée pour plus des quatre cinquièmes de représentants des collectivités du fait du cumul des mandats, puisse imposer une réforme radicale de l’organisation des territoires ?

Un problème d’efficacité de l’action publique ensuite. Nul doute que la décentralisation, en rapprochant les centres de décision du terrain, a sensiblement amélioré nombre de politiques. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le développement de l’offre de transports publics urbains, les équipements culturels et sportifs ou la modernisation des collèges et des lycées. Mais l’enchevêtrement des compétences ralentit les procédures et alourdit les coûts.

La multiplication des échelons coûte en effet cher. Le cas le plus caractéristique est sans doute celui des intercommunalités. Elles ont vu leurs effectifs plus que tripler en dix ans sans que les communes ne réduisent sensiblement les leurs. Le problème budgétaire prend une acuité particulière aujourd’hui. A l’heure où l’Etat se serre la ceinture, il est légitime que les collectivités participent à l’effort. Mais l’équation est délicate : entre la stagnation - et demain la baisse - des dotations de l’Etat, d’une part, l’augmentation de leurs compétences et donc de leurs besoins, d’autre part, et enfin, leur désir légitime de conserver des marges de manoeuvre politiques, il y a manifestement incompatibilité.

La contrainte budgétaire

La méthode de Nicolas Sarkozy, à travers la loi de 2010, avait été de sacrifier la clause générale de compétence* pour favoriser l’élimination des doublons entre collectivités, et de prendre le chemin d’un rapprochement des régions et des départements, à travers l’élection de conseilleurs territoriaux communs aux deux assemblées. Prenant le contre-pied de la réforme de 2010, le gouvernement actuel veut supprimer les conseillers territoriaux et réaffirmer la clause générale de compétence, conformément aux principes fondateurs de l’acte 1. Pour clarifier les rôles de chacun, elle réaffirme la notion de chef de file et promeut le dialogue entre les collectivités et l’expérimentation (voir entretien). Toutes ces notions ne sont cependant pas nouvelles.

Les liens entre territoires sont plus im portants que les lieux

Les changements viendront sans doute aussi pour beaucoup de la dureté de la contrainte budgétaire. La rigueur va obliger les collectivités à mutualiser leurs moyens si elles veulent conserver des marges de manoeuvre . Ils découleront aussi des initiatives importantes prises par certaines collectivités, comme le dessaisissement du département du Rhône au profit du grand Lyon ou la fusion entre départements et région en Alsace. Sans être réplicables, ces initiatives peuvent en inspirer d’autres. Enfin, c’est peut-être la fin du cumul des mandats entre fonctions nationales et locales qui, à terme, influencera le plus fortement l’évolution de la décentralisation.

  • 1. Au 1er janvier 2012, il y avait 2 583 établissements publics de coopération intercommunale (Epci) à fiscalité propre, regroupant 35 311 communes et plus de 90 % de la population.
* Clause générale de compétence

Désigne le fait que les collectivités (les communes depuis 1884, les départements et les régions depuis 1982) peuvent intervenir dans tous les domaines d'intérêt public local, au-delà des attributions énumérées par la loi.

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